Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Le triangle rose: un souvenir adopté de la persécution des homosexuels dans l’Europe nazie
© collection Landesarchiv Berlin
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Histoire

Le triangle rose: un souvenir adopté de la persécution des homosexuels dans l’Europe nazie

Aux côtés des Juifs, Tsiganes et Témoins de Jéhovah, les homosexuels ont été persécutés sous le régime nazi. Si leur sort est resté longtemps méconnu du grand public, le triangle rose s’est depuis imposé en tant que symbole général des ravages causés par l’homophobie. Le musée Kazerne Dossin à Malines (Mechelen) présente l’exposition Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie qui fait la lumière sur leur traitement différencié en Allemagne et dans les pays occupés.

En 2007, la commune belge de Verviers inaugurait une plaque commémorant les victimes homosexuelles et lesbiennes du nazisme. Plus de dix mille d’entre elles furent déportées, parmi lesquelles six mille ne revinrent jamais. À Amsterdam, l’Homomonument, érigé vingt ans auparavant, rend hommage aux mêmes victimes. L’un et l’autre de ces mémoriaux font un usage ostensible du symbole du triangle rose, autrement dit du signe utilisé par les nazis pour marquer les homosexuels. Sauf que: jamais aucun Belge ni aucun Néerlandais n’a porté le triangle rose pendant la période nazie.

Les années 1920, entre optimisme et oppression

L’exposition Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie au musée Kazerne Dossin de Malines montre que le triangle rose ne se comprend bien qu’en revenant au contexte des années 1920. Le choc de la persécution nazie fut d’autant plus rude que l’optimisme avait régné au début du XXe siècle. Les premières associations homosexuelles allemandes et néerlandaises voyaient le jour. Elles éditaient leurs propres revues, ouvertement affichées aux devantures des kiosques à journaux.

En Allemagne, un consensus de plus en plus large se dégageait en faveur de l’abolition du paragraphe 175 du code pénal qui pénalisait les actes homosexuels. En France et en Belgique, où l’homosexualité n’était pas criminalisée, le militantisme était plus limité. Mais une vie homosexuelle florissante s’était développée dans les grandes villes de ces deux pays. Les bars et les clubs pour homos et lesbiennes, tels l’Eldorado berlinois ou le Magic City parisien, furent immortalisés dans l’art et la littérature.

Toutefois, l’optimisme et le glamour des années vingt ne sauraient faire oublier que l’oppression, le désespoir et l’angoisse régnaient aussi pendant cette période. En Allemagne, les homosexuels ne vivaient pas seulement sous la menace du tristement célèbre paragraphe 175, qui permettait de les jeter en prison, ils avaient également à subir un opprobre qui, bien souvent, les exposait au chantage ou les poussait au suicide.

Aux Pays-Bas, l’article 248bis du code pénal criminalisait les actes sexuels entre personnes de même sexe âgées de plus et moins de 21 ans. Cette loi se fondait sur l’idée que la cause principale de l’homosexualité consistait en la séduction de mineurs dociles par des hommes adultes. D’autre part, en Allemagne, en Belgique, en France et aux Pays-Bas, les lois sur l’attentat à la pudeur permettaient de poursuivre les personnes ayant des rapports homosexuels. Les polices de ces pays effectuaient plus ou moins régulièrement des descentes dans les bars homosexuels.

Persécution des hommes homosexuels sous le régime nazi

Dès le début de leur ascension, à la fin des années 1920, les nazis firent de Magnus Hirschfeld le symbole par excellence de la culture homosexuelle décadente et dépravée. Ce médecin juif et homosexuel, directeur de l’Institut de sexologie de Berlin (Institut für Sexualwissenschaften) faisait autorité dans sa discipline. Il défendait l’idée du caractère inné et non pathologique de l’homosexualité. En 1930, confronté à un climat de plus en plus hostile, il se décida à quitter l’Allemagne. Trois ans plus tard, une foule d’étudiants acquis aux idées nazies pillèrent son institut et jetèrent au bûcher les livres de sa riche bibliothèque.

Tous les homosexuels n’eurent pas la même clairvoyance que Hirschfeld. Initialement, certains admiraient même le culte de la virilité et l’esthétique machiste du national-socialisme. Ernst Röhm n’éprouvait ainsi aucune difficulté à combiner son homosexualité avec sa position de chef de la SA (Sturmabteilung, Section d’assaut). Après son assassinat lors de la nuit des Longs Couteaux en 1934, les nazis adoptèrent une position sans aucune ambiguïté sur l’homosexualité. Ils aggravèrent le paragraphe 175 en 1935: toute manifestation de désir entre hommes, même un simple baiser, faisait désormais encourir une peine de travaux forcés pouvant aller jusqu’à dix ans. Les mesures de surveillance furent renforcées; la délation fut encouragée. Le célèbre Eldorado cessa son activité et ses locaux furent transformés en un quartier général nazi.

Dans l’Allemagne nazie, les tribunaux prononcèrent environ 50 000 condamnations, dont une majorité de peines de prison, pour homosexualité. À la fin de leur incarcération, 10 000 condamnés furent envoyés en camp de concentration, où près de 6000 d’entre eux périrent. Il n’existait pas de plan d’élimination systématique des homosexuels semblable à celui que les nazis avaient conçu pour les Juifs. Dans certains camps, mais pas dans tous, les homosexuels masculins étaient marqués d’un triangle rose. Certains d’entre eux furent castrés tandis que d’autres servirent de cobayes à des expériences médicales prétendument destinées à les «guérir». Outre ceux qui furent volontairement assassinés, beaucoup succombèrent aux privations.

Contrairement à ce que suggère la plaque commémorative de Verviers, les nazis étaient moins portés à considérer les lesbiennes comme une grave menace pour la race allemande. En Allemagne, ils n’engageaient pas de poursuites contre elles à cause de leur sexualité.

En pays occupés

La persécution des homosexuels était principalement mise en œuvre au sein de l’Allemagne. Contrairement au sort qu’ils réservaient aux Juifs, les nazis n’organisèrent pas de persécution systématique des homosexuels dans les territoires occupés par l’Allemagne. Aux Pays-Bas, le gouvernement nazi promulgua en 1940, peu après le début de l’occupation, l’ordonnance 81/40. Ce texte inspiré du paragraphe 175 allemand rendait les relations sexuelles entre hommes passibles de dix ans de prison. Il s’ajoutait à l’article 248bis du code pénal néerlandais qui différait l’âge de la majorité pour les contacts homosexuels. Mais les nazis abandonnèrent la tâche de rechercher et de poursuivre les homosexuels à la police néerlandaise. Comme avant l’occupation, celle-ci n’en fit pas une de ses priorités.

Au total, seuls quelques centaines d’homosexuels furent traduits devant les tribunaux néerlandais pendant la guerre. Leur nombre était du même ordre que celui observé avant l’invasion du pays; le nombre des condamnations baissa même. La plupart des condamnés se virent infliger des peines d’emprisonnement.

En Belgique aussi, l’occupation ne donna lieu à aucun changement majeur en matière de police des mœurs. Les relations homosexuelles, qui n’étaient pas punissables avant la guerre, ne le devinrent pas durant l’occupation. Le tribunal militaire allemand condamna en 1942 un Bruxellois pour faux en écriture et escroquerie, sans lui infliger aucune sanction pour les contacts homosexuels qu’il avait pourtant avoués.

Le conseil de guerre jugea que les rapports homosexuels entre adultes ne pouvaient faire l’objet de poursuite en Belgique. Seuls les militaires allemands et les Belges employés par l’administration allemande retenaient parfois l’attention des nazis. D’après les informations disponibles, neuf d’entre eux furent condamnés au titre du paragraphe 175.

Les homosexuels et les lesbiennes qui avaient maille à partir avec les nazis pour d’autres raisons étaient souvent traités plus durement

Le nombre restreint des poursuites visant les homosexuels ne signifie nullement que l’occupation ait été pour eux une partie de plaisir. Les homosexuels et les lesbiennes qui avaient maille à partir avec les nazis pour d’autres raisons, par exemple parce qu’ils étaient juifs ou soutenaient la résistance, étaient souvent traités plus durement. Comme tous leurs concitoyens, ils devaient supporter l’arbitraire, les privations, les pénuries alimentaires et le couvre-feu.

Contrairement aux Pays-Bas, où de nombreux bars homosexuels durent fermer leurs portes, beaucoup d’établissements restèrent ouverts en Belgique. L’exposition permet d’entendre le témoignage de la lesbienne belge Suzanne De Pues, fondatrice après la guerre du premier groupe homosexuel de Belgique. Il arrivait qu’un soldat allemand passe la porte d’un bar homo, y boive une bière et puis reparte. D’autres sources montrent que l’occupant allemand surveillait les établissements homosexuels –principalement pour éviter que les militaires allemands les fréquentent–, sans pour autant intervenir.

L’occupation offrait parfois, malgré la peur et les privations, la possibilité de nouveaux contacts érotiques. Dans sa thèse sur l’homosexualité dans les Pays-Bas occupés, Anna Tijsseling rapporte le témoignage de l’acteur homosexuel Jaap Hoogstra. Avec l’instauration du couvre-feu, personne n’avait plus le droit de circuler dans les rues après le «temps de fermeture» –Sperrzeit en allemand–, fixé à 21 ou 22 heures. Ceux qui n’étaient pas rentrés chez eux devaient rester dormir là ils se trouvaient. Dans le milieu homosexuel, un nouveau terme fit florès: «Sperrzeit» devint en néerlandais « spermatijd (temps de spermeture)».

Montée de l’intolérance après la Libération

L’ironie de l’histoire est que, dans une grande partie de l’Europe, la «Libération n’en ait pas été une pour les homosexuels. Bien au contraire: l’après-guerre correspondit en Belgique et aux Pays-Bas à une période de répression accrue. Cette régression reste en grande partie ignorée dans l’exposition du musée Dossin. Après la guerre, malgré l’abolition de l’ordonnance 81/40, le nombre de condamnations pour homosexualité atteignit un maximum en 1949 aux Pays-Bas du fait d’un usage plus fréquent de l’article 248bis.

à la fin des années 1950, les tribunaux de la seule RFA prononcèrent un plus grand nombre de condamnations que les tribunaux de toute l’Allemagne durant les années de guerre

En Belgique, après une période de calme, les interventions de la police contre les homosexuels devinrent beaucoup plus agressives à partir des années 1950. Cette montée de l’intolérance aboutit à l’adoption d’une nouvelle disposition répressive en 1965, l’article 372bis qui, sur le modèle des législations en vigueur dans les pays voisins, fixait la majorité sexuelle à un âge plus élevé pour les homosexuels que pour les hétérosexuels.

En Allemagne, la situation des homosexuels ne s’améliora guère après la chute du Troisième Reich. Le paragraphe 175 fut maintenu après la guerre. La RDA revint au texte d’avant la période nazie, mais en Allemagne de l’Ouest, la dernière version resta en vigueur jusqu’à 1969. Certains prisonniers condamnés au titre de ce paragraphe durent continuer à purger leur peine après la Libération. Les poursuites engagées contre les homosexuels après 1945 n’eurent certes pas la même violence que celles qu’ils avaient subies à la fin des années 1930, pourtant, à la fin des années 1950, les tribunaux de la seule RFA prononcèrent, en application du paragraphe, un plus grand nombre de condamnations que les tribunaux de toute l’Allemagne durant les années de guerre. Ajoutons à cela qu’il était souvent difficile à un ancien condamné de retrouver un emploi convenable.

La fabrique d’un symbole

Il n’est donc guère surprenant que les homosexuels persécutés par les nazis n’aient pas cherché à faire parler d’eux pendant l’immédiat après-guerre. Il fallut attendre les années 1970 pour qu’un changement se produise sous l’influence d’une nouvelle génération de militants. Les mouvements homosexuels s’aperçurent en effet que le témoignage des victimes avait un grand intérêt politique. Le triangle rose, oublié dans les années cinquante et soixante, réapparut dans les années 1970.

En 1972, l’Autrichien Josef Kohout publia Die Männer mit dem rosa Winkel, livre dans lequel il relatait, sous le pseudonyme de Heinz Heger, sa captivité dans le camp de Dachau (ouvrage traduit en français sous le titre Les Hommes au triangle rose). Ce récit fit connaître à un large public la persécution des homosexuels par les nazis et l’existence du triangle rose. La popularité du symbole grandit encore avec le succès de Bent, une pièce de théâtre créée en 1979, puis adaptée au cinéma en 1997. Cette œuvre avait été inspirée par l’histoire de Kohout au dramaturge américain, juif et homosexuel, Martin Sherman. Pour les mouvements homosexuels, le triangle rose devint un instrument permettant d’imposer des réformes politiques. Ils étaient les victimes ignorées des horreurs nazies.

La politisation du triangle rose

Dans les années 1970, les militants homosexuels ne reculaient pas devant les exagérations. Certains affirmaient que les nazis avaient exécuté 200 000, 300 000, voire trois millions d’homosexuels dans les camps de concentration. Qui reconnaissait ces massacres ? Qui les indemnisait ? Les mouvements homosexuels radicaux usèrent du triangle rose comme d’une marque ostentatoire de fierté. Aux États-Unis, où il était jusqu’alors inconnu, il s’imposa comme un insigne éminemment politique.

L’horreur de la persécution nazie devint ce qu’on peut appeler un «souvenir adopté»: les événements furent intégrés dans la mémoire collective bien qu’ils se soient déroulés ailleurs. Le triangle rose qui ornait le poster SILENCE = MORT posait l’équivalence entre la négligence dont les pouvoirs publics se rendaient coupables pendant l’épidémie de SIDA et les persécutions de la période nazie.

Le triangle rose se délestait d’une partie de sa valeur historique pour symboliser plus largement le statut de victime. Son utilisation dans les mémoriaux d’Amsterdam et de Verviers s’inscrit tout à fait dans cette perspective. La Belgique et les Pays-Bas ont repris à leur compte ce symbole de la persécution des homosexuels par les nazis, bien que celle-ci ne se fût pas déroulée sur leur propre territoire.

Il ne fait aucun doute que le triangle rose et le narratif de la persécution nazie ont permis d’obtenir des succès politiques. Mais ces instruments comportent des risques. Ils externalisent partiellement l’histoire réelle de la discrimination et de la persécution de personnes qui seraient aujourd’hui considérées comme membres de la communauté LGBTQ+: tout est la faute des nazis. Les Belges et les Néerlandais n’ont rien à se reprocher. Face à la violence obscène des camps de concentration, les autres formes de discrimination paraissent négligeables. De quoi la communauté queer peut-elle encore se plaindre aujourd’hui?

D’autre part, le triangle rose et la violence nazie focalisent inévitablement l’attention sur la souffrance des hommes homosexuels blancs. Ils sont présentés comme les victimes ultimes, au détriment des lesbiennes, des personnes trans et des personnes queer racisées. Les autres formes d’oppression qui ont pesé et continuent fréquemment de peser sur ces groupes sont ainsi marginalisées.

Une mise en garde contre la discrimination

L’exposition de la Kazerne Dossin s’efforce de mettre en lumière la souffrance vécue par les homosexuels et les lesbiennes en tout en nuançant les mythes victimaires. Exercice délicat s’il en est. Elle présente des textes de loi et des statistiques, des rapports de police et des monographies, des interviews et des photos. Les histoires de dizaines d’homosexuels et de lesbiennes ayant vécu sous le nazisme en Allemagne, en Autriche, en France, aux Pays-Bas et en Belgique sont complexes et diverses. Elles nous montrent des joies et des peines, des actes de résistance et des trahisons.

Certains textes explicatifs insistent néanmoins sur la condition de victime de ces hommes et de ces femmes: le sort des homosexuels et des lesbiennes a «longtemps été méconnu», l’exposition «met en lumière la précarité de leur situation». Les commissaires de l’exposition souhaitent en effet nous mettre en garde contre les conséquences actuelles de l’homophobie et de la queerphobie. Le triangle rose garde peut-être aujourd’hui sa pertinence pour cela. Malgré tous ses défauts, un souvenir adopté peut aussi posséder une grande force symbolique.

L’exposition Homosexuels et lesbiennes dans l’Europe nazie est visible jusqu’au 10 décembre 2023 au musée Kazerne Dossin de Malines.

Cette exposition a été conçue et réalisée par le Mémorial de la Shoah sous la direction scientifique de Florence Tamagne. Elle y a été présentée en 2021. Les contenus concernant la Belgique et les Pays-Bas ont été développés par la Kazerne Dossin.
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