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histoire

Un passé sécurisé? La mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Belgique

Par Nico Wouters, traduit par Jean-Philippe Riby
1 octobre 2020 17 min. temps de lecture

La Belgique est-elle encore malade de ses années quarante? En 2014, en tout cas, une femme politique francophone entend le «bruit des bottes » au Parlement. En 1995, cinquante ans après la guerre, les pouvoirs politiques se saisissent du dossier mémoriel. Il font définitivement de la guerre une référence morale sociale. Par voie de conséquence, la mémoire remplace aujourd’hui l’histoire comme forme dominante de rapport au passé de la Seconde Guerre mondiale. Ce devoir de mémoire nous donne cependant une fausse impression de sécurité. Ce dont nous avons besoin, en revanche, c’est d’un devoir d’histoire, d’une histoire qui admette que le passé est souvent gris et non pas noir ou blanc.

En octobre 2014, la socialiste francophone Laurette Onkelinkx s’exclame: «Le bruit des bottes résonne dans le gouvernement du pays.» Le secrétaire d’État nommé quelques jours auparavant et appartenant à l’Alliance néo-flamande (N-VA), parti nationaliste flamand, Theo Francken s’est rendu au 90e anniversaire de Bob Maes, ancien membre de la Ligue nationale flamande (VNV) collaborationniste et fondatrice de l’Ordre des Militants flamands (VMO), un groupe d’action nationaliste. Membre du même parti que Francken et nommé au même moment, le ministre Jan Jambon vient à la rescousse mais joue lamentablement à l’arroseur arrosé dans sa communication sur la collaboration. Laurette Onkelinkx joue aussi au même jeu, car il s’avère que son grand-père, Maurice Onkelinkx, a été nommé bourgmestre par l’occupant pendant la guerre.

Cinq ans plus tard, la guerre est toujours présente. Le bourgmestre d’Anvers, Bart De Wever, doit se dépêcher de rebaptiser le dock Delwaide à l’approche des Journées de la Libération, en septembre 2019. Le bourgmestre d’Anvers pendant la guerre, Leo Delwaide, dont le dock porte le nom, a été mis en cause pour sa participation active à la déportation des Juifs dans sa ville en 1942. En 2019, Dries Van Langenhove, fondateur du mouvement de jeunesse d’extrême-droite Schild & Vrienden (Bouclier et Amis), est inculpé, entre autres, pour violation de la loi sur le racisme, et contraint par le juge à effectuer une visite de «rééducation» à la caserne Dossin de Malines, ancien camp de transit devenu musée. Deux mois plus tard, Peter De Roover, chef de groupe de la N-VA à la Chambre des représentants, somme les organisateurs du festival belge Pukkelpop de faire des excuses publiques pour avoir qualifié les drapeaux flamingants de « drapeaux de collabo ». Le passé serait-il non résolu et toujours présent ?

Un passé non résolu (1945-1991)

Onverwerkt veleden (Un passé toujours présent) est une partie du titre de l’ouvrage emblématique de Luc Huyse et de Steven Dhondt sur la répression des collaborations, paru en 1991 en néerlandais et deux ans plus tard dans sa traduction française. Le livre débute ainsi: «La Belgique est malade de ses années 1940. Elle souffre d’une névrose, qui trouve sa source dans la collaboration et dans la façon dont celle-ci a été réprimée.» Aujourd’hui, la Belgique n’est pas plus aux prises avec la Seconde Guerre mondiale que d’autres pays. Mais bon, le titre de Huyse et Dhondt n’est pas complètement illogique.

La Belgique constitue un cas unique, car elle n’a pas, depuis la fin du conflit, de mémoire nationale de la guerre. En 1945, les élites belges veulent oublier au plus vite la Seconde Guerre mondiale. L’idée d’un grand musée des deux guerres mondiales est évacuée discrètement. Il n’y a donc pas de politique mémorielle active. L’héritage politique de la résistance est, par voie de conséquence, marginalisé. Il n’existe pas non plus de politique archivistique et documentaire digne de ce nom. Archives et sources se trouvent dispersées et risquent de «disparaître» pour une partie d’entre elles.

En 1945, l’absence d’un État fort laisse le champ libre à toutes les interprétations possibles du passé. Il en résulte une concurrence exacerbée entre les forces politiques sur des dossiers tels que la répression, la question royale et la guerre froide. Le mouvement flamand, qui milite pour l’émancipation du peuple flamand, lance sa propre écriture de l’histoire, avec des demi-vérités et des mensonges complets. Une véritable «littérature de la répression» voit le jour. Deux partis politiques l’utilisent à merveille dans les années 1950 et 1960. La Volksunie cultive systématiquement l’image d’une répression anti-flamande pour atteindre son objectif, à savoir la fin de la Belgique. Cette représentation devient la norme en Flandre. Au sud de la frontière linguistique, le Front Démocratique des Francophones (FDF) cultive l’image d’une «Flandre fasciste». Le maintien de la domination francophone à Bruxelles et en Belgique devient dans ce récit un combat démocratique antifasciste. Le FDF met ses actions politiques sur le même plan que la résistance aux nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Les grands partis traditionnels de chaque groupe linguistique, le Christelijke Volkspartij (Parti social-chrétien, CVP) et le Parti Socialiste (PS), suivent la VU et le FDF. Ce credo est la base de la fameuse mémoire inversée» en Flandre et en Wallonie. Le dossier de l’amnistie s’avère particulièrement clivant pour la Belgique. La fameuse politique de pacification belge peut tout résoudre, sauf la guerre, en partie parce que le débat sur l’amnistie est vide de sens. Personne ne sait, dans les années 1970-1980, combien de personnes sont concernées, quelle incidence certaines mesures d’épuration ont encore ou même ce qu’on entend au juste par amnistie. Peu importe, du reste. Seule la symbolique politique compte.

Dans les années 1980, De Nieuwe Orde (L’Ordre nouveau), la série télévisée du journaliste flamand Maurice De Wilde, est un parfait indicateur du déchaînement des passions. Les divergences d’opinion réapparaissent alors soudainement sur la place publique: sur le rôle du roi, sur la place historique des communistes, sur l’extrême-droite et les militaires, sur des socialistes comme Paul-Henri Spaak et Hendrik De Man, sur la répression et l’amnistie d’après-guerre, sur la responsabilité de l’Église catholique dans le recrutement pour le front de l’Est, sur les collaborateurs économiques qui ne sont pas inquiétés et les lampistes qui trinquent toujours.

À vrai dire, il est trop tard pour écrire l’histoire de manière scientifique en Belgique. Etienne Verhoeyen, auteur et historien ayant activement participé aux recherches documentaires pour les séries télévisées présentées par Maurice De Wilde, le reconnaît textuellement lors du débat précédant la rediffusion de De Nieuwe Orde du 7 décembre 1982. Un livre scientifique pour deux mille lecteurs, explique ce spécialiste de la Seconde Guerre mondiale au cours du débat télévisé, n’a plus de prise sur une représentation en place depuis longtemps. Or dans les années 1970, cette image du passé est déjà profondément ancrée dans la société.

Je veux plaider en faveur d’un «devoir d’histoire». Une culture de la mémoire pleinement démocratique ne doit pas redouter l’écriture critique de l’histoire, mais l’embrasser.

Un autre aspect de la question est que l’accès à l’information en Belgique demeure très problématique. Des archives cruciales restent inaccessibles, même aux chercheurs, pendant des dizaines d’années. Un fait significatif, mais peu connu, est que les grandes collections d’archives sur la Seconde Guerre mondiale ne sont pas transférées aux Archives de l’État avant l’an 2000, conséquence involontaire de la réforme Copernic, une initiative du gouvernement fédéral en 1999 destinée à moderniser l’administration. Comme l’État belge a besoin d’argent pour mener à bien cette réforme et doit vendre des bâtiments, il s’avère soudain que ceux-ci abritent une grande quantité de vieux papiers. Ce n’est qu’à ce moment-là que les archives de guerre cruciales, restées à l’abandon pendant des décennies, peuvent être enfin rendues accessibles.

Autrement dit: En 1991, Huyse en Dhondt marquent un point. L’héritage de la Seconde Guerre mondiale est rivé aux lignes de fracture qui déchirent la Belgique. En 1991, un passé non résolu, toujours présent, signifie en effet que des mythes historiques profondément ancrés continuent de susciter des dialogues de sourds et des luttes politiques intenses.

Un passé résolu (1991-2019)

Entre 1991 et 2002, la situation change rapidement. L’onde de choc du «dimanche noir» en 1991, marqué par la percée du Vlaams Blok, le parti xénophobe flamand, change la donne. Le soutien apporté en Flandre à la justification de la collaboration ne tarde pas à s’effriter. Le roi Baudouin (1992) et, plus tard, le roi Albert II (1994) lancent un appel à la réconciliation. L’éloignement temporel supprime très vite la signification politique directe de la guerre. Le problème de l’amnistie se résout peu à peu de lui-même, au rythme des décès des collaborateurs. L’Holocauste – jusqu’ici tombé presque dans l’oubli en Belgique – devient un thème central aussi en Flandre.

En 1995, le cinquantième anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale marque un tournant. La Belgique n’est pas restée un État unitaire. La réforme institutionnelle des accords de la Saint-Michel en 1993 a créé des autorités wallonnes et flamandes, désireuses de renforcer leur autonomie. En 1995, les pouvoirs politiques se saisissent du dossier mémoriel. Le gouvernement fédéral Dehaene ainsi que les gouvernements flamand et francophone font définitivement de la guerre une référence morale sociale. C’est également l’image de 1945 comme «heure zéro». Selon cette image, l’histoire évolue depuis 1945 vers toujours plus de démocratie, de droits de l’homme, de protection sociale et d’égalité, de réconciliation et de coopération au niveau international. Depuis, le communisme est tombé et le sociologue, politologue et philosophe américain Francis Fukuyama a prédit en 1992 l’avènement inéluctable de la démocratie libérale. Un beau récit dont nous savons aujourd’hui qu’il est inexact. Du reste, 1918 constitue sans doute, historiquement parlant, un point zéro bien plus important que 1945.

Les pouvoirs publics prennent alors l’histoire à bras le corps. La loi belge sur le négationnisme est votée en 1995, année symbolique de commémoration. Les autorités flamandes et francophones adoptent leurs propres décrets mémoriels. En cette année unique, histoire et mémoire vont un moment la main dans la main. L’ouvrage influent de l’historien et professeur belge Bruno De Wever Greep naar de macht (La Prise du pouvoir, 1994) vient à point nommé. Sa présentation historique de la nature fasciste du VNV d’avant-guerre donne un fondement scientifique au changement politique qui se profile alors en Flandre. L’ouvrage du docteur en histoire Lieven Saerens sur la persécution des Juifs en Belgique, intitulé Vreemdelingen in een wereldstad (2000), traduit en français et paru en 2003 sous le titre Étrangers dans la cité: une histoire d’Anvers et sa population juive (1880-1944), fournit exactement le même fondement pour la prise de conscience croissante de l’Holocauste. Ces années sont marquées par un climat d’optimisme. La période se termine avec le décret flamand Suykerbuyk de 1998 (annulé) «octroyant une aide complémentaire aux personnes vivant dans une situation de précarité par suite de circonstances dues à la guerre, à la répression et à l’épuration». L’appel du groupe dénommé Voorwaarts (En avant) en 1999 inaugure une nouvelle période. Le groupe Voorwaarts est un rassemblement d’intellectuels flamands, pluraliste mais majoritairement de gauche. Il lance un appel à la réconciliation. L’historien acquis à la cause flamande Frans-Jos Verdoodt en est le porte-parole emblématique.

En qualité de vice-président du comité du pèlerinage de l’Yser, il prononce en 2000 un «pardon historique» pour la collaboration nationale flamande. Il le fait (sans l’avoir annoncé) à l’occasion du pèlerinage de l’Yser, la grand-messe du mouvement flamand. Une partie de l’assemblée le hue, mais un grand pas symbolique vient d’être franchi. En 2001, le ministre flamand Johan Sauwens est contraint de démissionner après la révélation de sa présence à une réunion du Sint-Maartensfonds, une association d’anciens combattants flamands du front de l’Est. Dans la foulée, le ministre-président libéral du gouvernement flamand, Patrick Dewael, taxe une intervention du chef de groupe du Vlaams Blok, Filip Dewinter, de «fascisme pur et simple». Ce drame politique incite le parlement à agir. Le groupe Voorwaarts est désormais officiellement reconnu. Une «résolution Voorwaarts» votée au parlement flamand le 20 mars 2002 reprend ses thèses. Cette résolution flamande rejette la collaboration et confirme dans le même temps que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est un instrument permettant de lutter contre le racisme et la xénophobie. La représentation du passé en Flandre a radicalement changé en dix ans. Le passé de guerre semble résolu. Les divisions profondes ont accouché d’un récit unique. Il existe enfin un consensus officiel sur le passé.

Les deux gouvernements fédéraux Verhofstadt (1999-2003, 2003-2004), marqués par le volontarisme, incarnent cet optimisme. Patrick Dewael parle dès 1999 de «devoir de mémoire» et lance l’idée d’un musée de l’Holocauste en Flandre. «Devoir de mémoire» devient, à partir de 2002, le concept clé d’une politique mémorielle plus large. «Devoir de mémoire» est surtout un concept moral. Le passé est vu en termes de faute et de punition. En 2002, Guy Verhofstadt reconnaît les erreurs des Belges dans la persécution des Juifs. En 2005, il présente des excuses officielles au Yad Vashem, le Mémorial des victimes juives de l’Holocauste à Jérusalem. En 2007, le bourgmestre d’Anvers, Patrick Janssens, s’excuse pour les rafles de Juifs qui avaient eu lieu dans sa ville. Des excuses qualifiées immédiatement de «gratuites» par son successeur à l’hôtel de ville, Bart De Wever. En 2012, le Premier ministre, Elio Di Rupo, s’associe aux excuses déjà présentées. «Devoir de mémoire» est aussi un concept moral, car le souvenir lui-même est un devoir civique. La Seconde Guerre mondiale a fait naître un grand projet pédagogique axé sur l’Holocauste. Un récit unique imposé avec pour objectif central l’éducation à la citoyenneté. Décideurs, acteurs de la commémoration et industrie touristique agissent la main dans la main.

Maintenant pourtant, de nombreux historiens chevronnés expriment leur inquiétude. Dans une tribune libre parue le 25 janvier 2006 dans les quotidiens belges Le Soir, De Morgen et De Standaard, plus d’une centaine d’historiens et d’archivistes mettent en garde contre le remplacement de l’histoire par ce devoir de mémoire moral. L’histoire risque de se retrouver marginalisée. Cet appel n’a aucun effet. La parole des historiens perd de son poids. C’est ce que découvre également la commission historique «Transit-Mechelen». Cette commission scientifique présidée par Bruno De Wever doit, à la demande du gouvernement flamand, esquisser le scénario du nouveau musée flamand de l’Holocauste à Malines. Les spécialistes se fondent, en toute naïveté, sur l’état de la recherche. Dans leur proposition, le judéocide est un élément seulement du récit du temps long de la modernité occidentale. Ils décident ainsi que d’autres génocides, violences de masse ou meurtres de masse ont tout à fait leur place dans le musée. Le sujet est sensible. Des organisations désireuses de préserver spécifiquement la mémoire des victimes juives commencent à se mobiliser. À la suite d’altercations verbales sur la place publique, le ministre-président flamand Yves Leterme intervient: il classe le rapport verticalement. Bruno De Wever et les siens deviennent persona non grata pour quelques années. Les historiens ont sous-estimé le fait que le nouveau jeu auquel ils jouaient était peut-être encore plus politique qu’auparavant. Celui qui en a une meilleure appréciation est Bart De Wever. En tant que maire d’Anvers, il s’exprime en 2015 à l’occasion d’une cérémonie de commémoration devant le monument dédié aux déportés juifs d’Anvers. Rappelant le passé collaborationniste de son propre grand-père, l’homme politique nationaliste flamand reconnaît que la collaboration nationaliste flamande «était une erreur terrible, à tout niveau». Les grandes cérémonies commémoratives de la Libération qu’il patronne quatre ans plus tard sont réglées comme du papier à musique et ne donnent lieu à aucune controverse.

Un passé sécurisé

De nombreux aspects positifs sont à relever. L’histoire publique, qui met de manière attrayante de nouvelles connaissances à la disposition du grand public, constitue aujourd’hui un champ diversifié et professionnel. L’exposition sur la Seconde Guerre mondiale, organisée à Bruxelles en mai 2019 au War Heritage Institute, le musée royal de l’Armée et de l’Histoire militaire, c’est-à-dire l’ancien musée de l’Armée, est historiquement solide et visuellement stimulante. Les séries télévisées Kinderen van de collaboratie (Les Enfants de la collaboration), Kinderen van het verzet (Les Enfants de la résistance, 2019) et Kinderen van de Holocaust (Les Enfants de l’Holocauste) fournissent de nouveaux points de vue, à échelle humaine.

Très intéressant aussi est le travail de dizaines, peut-être de centaines de personnes qui effectuent aujourd’hui des recherches historiques sur l’histoire de leur propre famille. Pour autant que nous puissions constater, la plupart de ces personnes ne se préoccupent pas d’idéologie. Elles veulent surtout comprendre sincèrement. Connaître «la vérité» concernant leur père ou leur grand-père. Cette micro-approche propose très souvent une histoire nuancée. Elle restitue le contexte et la couleur de choix humains difficiles, entre le bien et le mal. De nos jours, les personnes enquêtant sur le passé de leur famille ne se heurtent plus, du reste, à un mur de silence ou d’incompréhension. Il n’y a plus de tabou ni de stigmatisation.

Pour autant, il existe un motif réel d’inquiétude. Aujourd’hui, la mémoire a remplacé l’histoire comme forme dominante de rapport au passé de la Seconde Guerre mondiale. Mémoire et histoire sont devenues en principe parfaitement complémentaires. Le problème se pose de savoir si la mémoire vient remplacer l’histoire. Le devoir de mémoire repose sur trois postulats forts. Le premier: nous savons tout et nous devons surtout répéter les leçons déjà apprises. Le deuxième: l’histoire doit être directement utile, sinon elle ne sert à rien pour la société. Le troisième: les gens veulent surtout entendre des récits simples de gens ordinaires, et non pas des choses difficiles ou ambiguës. Pourquoi alors continuer à investir dans la recherche critique? Tout cela est manifeste en 2019 à l’occasion des cérémonies du 75e anniversaire de la Libération.

Alors que la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale, entre 2014 en 2018, avait donné lieu à de nombreuses études nouvelles et à l’ouverture des archives, l’accent est clairement mis en 2019 sur un spectacle de masse et un message formaté. Une petite partie des sommes dépensées pour les spectacles son et lumière ou pour les évocations historiques auraient pu être consacrées à la conservation et à l’ouverture des archives qui en ont bien besoin. Les archives sont fondamentales. Elles n’ont plus la même importance, à vrai dire. Il est vrai que nous savons beaucoup de choses sur la collaboration, la répression et l’Holocauste. Bien d’autres thèmes, en revanche (partis politiques, travail obligatoire, approvisionnement et histoire économique, vie quotidienne, occupant allemand, résistance, Congo pendant la guerre, État et administration, etc.) restent méconnus, a fortiori dans une perspective de longue durée.

Ce récit unique bien emballé ne correspond certainement pas à ce que Huyse et Dhondt ont à l’esprit en 1991, tout au contraire. La citation d’introduction dans Un passé toujours présent est, la plupart du temps, restituée de manière incomplète. La deuxième phrase de l’ouvrage rappelle en effet que de nombreux mythes font obstacle à une résolution propre de ce passé et doivent être remplacés par un récit factuel de ce qui s’est passé. Les auteurs conçoivent leur ouvrage «comme une contribution à ce processus d’objectivation.» Une résolution par une écriture de l’histoire factuelle et distanciée, par conséquent.

Aujourd’hui encore, nous sommes plus éloignés que jamais de cette objectivation. Les vieilles divisions politiques réapparaissent sans avoir jamais réellement disparu. Les quelques exemples donnés plus haut le montrent déjà. C’est là le paradoxe: le devoir de mémoire n’a jamais fait disparaître ces divisions. Au contraire, les luttes politiques se poursuivent en coulisses comme si de rien n’était. La guerre devient une pièce de théâtre dans laquelle droite et gauche respectent parfaitement leur scénario sécurisé.

La guerre, toujours médiatisée, suscite facilement les applaudissements de vos partisans et vous permet de faire mouche sur vos adversaires. Aujourd’hui, le passé de guerre est un moyen pour la gauche d’imposer la morale et pour la droite de conforter sa position de Calimero. Les médias adorent ça et aiment gonfler des incidents mineurs. Vous en voyez aujourd’hui les conséquences sur le terrain. Dans la préface de l’édition en février 2019 du journal de prison de l’écrivain collaborationniste Filip De Pillecyn, l’homme de radio flamand Jean-Pierre Rondas peut parler de nouveau de «l’apologie contemporaine de la répression». Dans le quotidien Tertio du 3 avril 2019, le politologue et professeur à la Katholieke Universiteit Leuven Bart Maddens peut, sans états d’âme, assimiler la littérature scientifique récente à de «nouveaux mythes». Trente années de recherches sont ainsi rayées laconiquement d’un trait de plume. Mais en face, l’utilisation politique et morale de l’histoire est tout aussi forte. Dans un entretien accordé au quotidien flamand De Morgen le 6 septembre 2019, il peut expliquer comment il a fait la leçon à l’historien Koen Aerts au sujet de l’ouvrage publié par ce dernier, Kinderen van de repressie (Les Enfants de la répression): «Je lui ai dit qu’il manquait une phrase dans son livre. Il aurait dû écrire au début: «La collaboration était une erreur.»» Comme si les historiens devaient d’abord présenter des lettres de créance politiques et morales avant de pouvoir exercer leur métier.

Il existe un danger plus important encore: ce devoir de mémoire nous donne une fausse impression de sécurité. La Seconde Guerre mondiale représentait un point bas, mais aujourd’hui nous avons la solution. Si nous continuons de faire entrer les «bonnes leçons», personne ne votera pour l’extrême-droite. Un article de la psychanalyste francophone Ariane Bazan paru dans le quotidien flamand De Standaard du 5 septembre 2019: selon elle, les Flamands votent N-VA et Vlaams Belang
à cause d’un «traumatisme de guerre non résolu» en est un parfait exemple. Ne vaudrait-il pas mieux regarder du côté des problèmes socio-économiques actuels si on veut expliquer pourquoi les électeurs votent populiste ou extrémiste? Aujourd’hui, des pseudo-experts utilisent l’héritage de la Seconde Guerre mondiale pour défendre des points de vue actuels. Aucune réfutation critique ne leur est opposée.

Je veux donc plaider en faveur d’un «devoir d’histoire». Une culture de la mémoire pleinement démocratique ne doit pas redouter l’écriture critique de l’histoire, mais l’embrasser. Une histoire qui ose prendre ses distances et ne pas se mettre au service de la droite ou de la gauche. Une histoire qui ne veut pas imposer une seule leçon mais accorde la place au désaccord et aux différences d’opinion. Une histoire qui admet que le passé est souvent gris et non pas noir ou blanc. L’histoire de la Seconde Guerre mondiale ne saurait être un passé sécurisé.

Le présent article est la traduction française d’un texte paru dans Nulpunt 1945 (Année zéro 1945), Ons Erfdeel vzw, Rekkem, 2020.
Nico wouters

Nico Wouters

directeur du CegeSoma (centre d'expertise belge de l'histoire des conflits du XXe siècle)

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