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histoire, société

Le voyage radioactif de Marie Curie dans les Plats Pays

5 novembre 2025 8 min. temps de lecture

Leader mondial de la recherche et de la production de radio-isotopes utilisés en médecine nucléaire, les Pays-Bas sont aussi l’un des rares pays européens à permettre au grand public de voir des objets radioactifs. Parmi ceux-ci, certains ayant appartenu à nulle autre que Marie Curie.

En 1903, les recherches révolutionnaires de Pierre et Marie Curie sur la radioactivité leur valent l’attribution du prestigieux prix Nobel de physique. Cette distinction, qu’ils partagent avec Henri Becquerel, auteur de la découverte initiale du phénomène, leur apporte une notoriété considérable tant en France qu’à l’international. Quelques années plus tard, le 10 décembre 1911, Marie Curie se voit décerner un second prix Nobel, cette fois en chimie, en reconnaissance de ses travaux sur le radium et le polonium et l’analyse approfondie de leurs propriétés.

Le radium se trouve en infimes quantités dans les minerais d’uranium. Au cours des décennies suivantes, entre les années 1920 et 1950, cet élément radioactif est perçu comme une substance aux vertus miraculeuses. Il est alors incorporé dans divers produits destinés à la consommation quotidienne, allant des cosmétiques aux médicaments en passant par l’eau enrichie en radium consommée dans le cadre de cures thermales à Spa en Belgique notamment. Il entre également dans la composition des premiers traitements contre le cancer. Cette époque est connue sous le nom des «Années folles du radium».

Des fioles de radium radioactif dans une simple valise

Durant l’été 1911, Marie Curie voyage en train de Paris à l’université de Leyde, transportant dans sa valise deux fioles de radium radioactif, sans y prêter la moindre inquiétude. Elle s’y rend pour rencontrer Heike Kamerlingh Onnes, futur lauréat du prix Nobel en 1913. Son objectif est d’étudier, au sein du laboratoire cryogénique du chercheur néerlandais, le comportement des corps radioactifs à très basse température. Les deux savants entretiennent des relations chaleureuses comme en témoigne leur correspondance.

Kamerlingh Onnes soutiendra Marie Curie contre vents et marées, en particulier lorsque Marie Curie est accusée par la presse d’adultère avec son collègue Paul Langevin – alors que son mari Pierre était décédé depuis 1906. Kamerlingh Onnes a également grandement soutenu la candidature de Marie Curie auprès de l’Académie des sciences des Pays-Bas pour qu’elle soit nommée «membre associé étranger».

Du 30 octobre au 3 novembre 1911, Marie Curie et Heike Kamerlingh Onnes se retrouvent à Bruxelles lors du premier congrès Solvay (un groupe belge de chimie fondé en 1863), une série de conférences scientifiques organisées sous la houlette, entre autres, du Néerlandais Hendrik Lorentz, lauréat du prix Nobel de physique en 1902. L’événement, qui se tient à l’hôtel Métropole, compte également parmi ses participants Albert Einstein.

Dans le domaine de la radioactivité, Bruxelles avait déjà été le théâtre d’une autre rencontre scientifique majeure. Du 12 au 15 septembre 1910 s’est tenu dans cette ville un congrès de radiologie durant lequel il a été décidé de la création de l’International Radium-Standards Commission. Cette commission était composée de dix éminents membres dont Ernest Rutherford, Marie Curie, Otto Hahn, Frederick Soddy, Bertram Boltwood, André-Louis Debierne, Arthur Stewart Eve, Hans-Friedrich Geitel, Stephan Meyer et Egon Schweidler.

Leur mission était d’élaborer un «radium étalon» («radium standard») sur le même modèle que les autres poids et mesures, afin de permettre une dosimétrie la plus juste possible lors d’expériences ou d’utilisation médicale. Cette commission s’est à nouveau réunie à Paris du 25 au 28 mars 1912. Il y a été décidé qu’un échantillon de radium 226 le plus pur serait pesé de manière la plus précise pour établir une norme qui permettrait d’étalonner l’ensemble des appareils et des instruments utilisant du radium, en particulier dans le domaine médical (traitement de cancers). Ces standards et ces unités de mesure étaient également indispensables à la radioprotection du personnel médical travaillant en radiologie et en radiothérapie afin d’éviter qu’il ne soit trop irradié.

Les Pays-Bas se sont aussi lancés très tôt dans la recherche sur les cancers. Le professeur et chirurgien Jacob Rotgans, rector magnificus à l’université d’Amsterdam, a prononcé un discours en 1907 ayant pour thème «la question du cancer». Il y préconisait la création d’un institut qui se concentrerait sur la recherche et le traitement des tumeurs malignes, suivant l’exemple d’instituts similaires à l’étranger tels que l’Imperial Institute for the Research of Cancer à Londres, l’Institut Pasteur à Paris et le Königliches Institut für Krebsforschung à Berlin. Dans ce discours, il évoque la possibilité d’utiliser les rayons X, découvert par le professeur de physique allemand Wilhelm Conrad Röntgen –ayant des origines néerlandaises par sa mère– en 1895, pour traiter le cancer. Il a ainsi été à l’initiative du célèbre institut de recherche et de traitement des cancers Antoni van Leeuwenhoekhuis (AvL) fondé à Amsterdam en 1914.

Cet institut a été pourvu d’équipements utilisant le radium et les rayons X. Certaines de ces machines ont été fabriquées par l’entreprise néerlandaise Philips qui déjà se profilait à cette époque dans le traitement de cette maladie. Témoin de cette grande histoire, le centre de cancérologie néerlandais Antoni van Leeuwenhoek possède toujours une lettre dactylographiée en français de Marie Curie, datée de 1914, présentant la manière de procéder à l’époque pour étalonner les instruments adressés aux hôpitaux pour traiter les cancers. Sur cette lettre, des empreintes de doigts radioactives ont été mises en évidence. Il est très probable que ce soit celles de Marie Curie qui à force de manier du radium, disséminait la substance sur les documents qu’elle manipulait.

Une trace radioactive de Curie en Zélande

Avant de regagner la France après son séjour aux Pays-Bas, Marie Curie a offert deux fioles de radium au scientifique néerlandais Heike Kamerlingh Onnes. Si l’une a disparu, l’autre a été exposée en 2011 au musée Boerhaave de Leyde lors de l’exposition Verborgen krachten, Nederlanders op zoek naar energie (Forces cachées, les Néerlandais à la recherche d’énergie). Présentée dans une vitrine plombée, cette fiole ne pouvait être observée qu’à distance, le public devant rester à plus d’1,50 mètre et limiter son temps de présence à deux heures.

En raison de sa dangerosité, l’ampoule a depuis été transférée au centre néerlandais de gestion des déchets radioactifs, COVRA (Centrale Organisatie Voor Radioactief Afval), situé en Zélande. Cet organisme, implanté dans le port de Vlissingen-Oost, près de l’unique centrale nucléaire du pays, est responsable du stockage, du traitement et de la collecte des déchets radioactifs produits aux Pays-Bas. Créé en 1982 après l’interdiction du rejet de ces déchets en mer –une pratique que le pays avait suivie pendant plus de vingt ans–, ce site est conçu pour conserver ces matériaux temporairement, bien que son activité soit prévue au moins jusqu’en 2150.

Depuis 2008, une partie des locaux de COVRA accueille une réserve destinée aux collections de musées locaux, ainsi qu’un espace muséal consacré aux objets radioactifs historiques. Une exposition didactique y retrace l’histoire de la radioactivité à travers des panneaux explicatifs et des artefacts faiblement radioactifs: détecteurs de fumée, paratonnerres, papiers peints, montres au radium, instruments médicaux, verreries en ouraline, et même une fontaine au radium.

L’ampoule de radium ayant appartenu à Marie Curie y est également exposée, protégée par une vitrine en plomb. Un tube Geiger-Müller permet de mesurer en temps réel l’émission radioactive de l’objet, et un écran placé à l’extérieur de la boîte affiche ces relevés. Avec le temps, le verre de l’ampoule s’est teinté de violet sous l’effet de l’irradiation.

Les Pays-Bas comptent aujourd’hui parmi les rares pays européens à exposer publiquement des objets radioactifs. Au-delà de son intérêt historique, l’initiative de COVRA vise aussi à sensibiliser le public aux dangers de la radioactivité. Il arrive encore que des particuliers découvrent dans leurs greniers des objets radioactifs d’époque, souvent sans en mesurer les risques liés à leur manipulation et à leur transport.

Petten: un pilier de la médecine nucléaire

Au fil du temps, les autorités sanitaires de nombreux pays ont pris conscience des risques liés à l’utilisation du radium en cancérologie. Sa toxicité et la complexité de son conditionnement –des fuites pouvant se produire au sein du contenant– ont conduit les chercheurs, souvent en collaboration avec Philips, à explorer des alternatives plus sûres et plus faciles à manipuler. Le 4 mai 1959, une décision a été prise en faveur du cobalt 60, un isotope considéré comme moins toxique. La demi-vie biologique du cobalt pour un organe du corps humain (temps d’élimination par le corps) n’est en effet que de 8,4 jours, alors qu’il est de 43,8 ans pour le radium.

Toutefois, la production d’isotopes médicaux reste un défi technologique. Dans les années 1950, la Commission européenne de l’énergie atomique (Euratom), en collaboration avec le gouvernement néerlandais, a décidé de créer un réacteur de recherche à Petten afin de stimuler la recherche dans le domaine de la cancérologie. Le réacteur à haut flux (HFR) a été mis en service en 1961. Conçu à l’origine pour la recherche sur les matériaux et les applications industrielles, il est rapidement devenu un acteur majeur dans la production de radio-isotopes médicaux. Ce site est devenu l’un des principaux producteurs mondiaux de radio-isotopes utilisés dans le diagnostic et le traitement du cancer et d’autres maladies graves.

Dans les années 1970, Petten s’est imposé comme un centre de production du molybdène-99 (Mo-99), un isotope essentiel à la fabrication du technétium-99m (Tc-99m) qui est utilisé dans plus de 80% des examens d’imagerie médicale à travers le monde. Ce radio-isotope, à la durée de vie très courte, est crucial pour le diagnostic de maladies cardiovasculaires, neurologiques et cancéreuses.

Outre le Mo-99, Petten produit d’autres isotopes comme le lutétium-177 (Lu-177) et l’iode-131 (I-131), utilisés respectivement dans les traitements du cancer de la prostate et des maladies thyroïdiennes. Environ 30 % des radio-isotopes médicaux mondiaux proviennent du site, ce qui en fait un centre stratégique pour la santé publique.

Ainsi, plus de 30 000 patients atteints du cancer reçoivent chaque jour aux Pays-Bas ces isotopes produits à Petten. Cependant, le réacteur de Petten, en service depuis plus de six décennies, commence à montrer des signes d’usure. Entre 2008 et 2009, plusieurs pannes ont entraîné une pénurie mondiale de radio-isotopes, mettant en évidence la forte dépendance internationale à quelques sites de production. Ces difficultés ont accéléré les projets de remplacement du réacteur à haut flux par un nouveau réacteur, le PALLAS, dont la mise en service est prévue pour les années 2030. Grâce à ces nouveaux investissements, les Pays-Bas et l’Union européenne devraient conserver leur position de leader dans la production de radio-isotopes médicaux à l’échelle mondiale.

Entre 2008 et 2009, plusieurs pannes du réacteur de Petten ont entraîné une pénurie mondiale de radio-isotopes

Marie Curie a-t-elle disparu des radars de la recherche en Flandre et aux Pays-Bas? Absolument pas. Son esprit continue d’inspirer les travaux scientifiques sur la radioactivité, et bien des faits historiques liés à ses voyages dans les Plats Pays restent encore à élucider. Un immense travail d’exploration demeure à mener, notamment dans la recherche d’archives –et, dans une moindre mesure, d’objets– lui ayant appartenu et susceptibles de se trouver en Flandre ou aux Pays-Bas. Il reste également un travail considérable à mener dans les archives liées aux anciennes colonies (Congo, Indes néerlandaises). Par ailleurs, l’histoire des radio-isotopes –en particulier celle du radium– reste un champ d’étude à approfondir, que ce soit à travers les archives de Philips par exemple ou d’autres fonds plus confidentiels. C’est précisément le travail auquel je me consacre avec assiduité actuellement.

Thomas-Beaufils

Thomas Beaufils

anthropologue

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