Les frères Lampsins ont établi une colonie dans les Caraïbes… sans jamais y mettre les pieds
En 1654, Cornelis et Adrien Lampsins fondent la colonie Nieuw-Walcheren, ou Nouvelle-Walcheren, sur l’ile de Tobago, dans la mer des Caraïbes. 600 migrants de la Zélande s’y établissent. La petite colonie continuera à grandir et sera l’objet de disputes entre puissances européennes durant plusieurs décennies. Les deux frères n’y ont cependant jamais mis les pieds.
L’actuel Trinité-et-Tobago est un état composé de deux iles au climat tropical situé au large de la côte vénézuélienne. Tobago est la plus petite des deux, et fait à peu près la même taille que l’ile de Zuid-Beveland en Zélande. En 1498, Christophe Colomb est le premier Européen à poser le pied à Tobago et, dans son sillage, les Espagnols massacrent pratiquement l’entièreté de la population autochtone. La petite ile passera ensuite pas moins de 22 fois de mains en mains, sous le contrôle de divers colonisateurs européens, car sa baie abritée, son climat adapté aux cultures tropicales et sa position privilégiée près du fleuve Orénoque attisent toutes les convoitises.
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En 1628, Pieter Adriaansz, âgé de 29 ans, part de Vlissingen (Flessingue en français) accompagné de 63 colons zélandais pour tente de coloniser Tobago pour le compte de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (WIC). L’expédition échoue et Adriaansz est forcé de prendre la fuite devant la population insulaire. Quatre ans plus tard, le premier vice-amiral de la Zélande, Jan de Moor, se lance à nouveau à l’assaut de l’ile avec un peu plus de succès que son prédécesseur et s’y établit avec 200 autres colons. Cinq ans plus tard, ils se feront néanmoins tous tuer par les Espagnols, maitres de l’ile voisine de Trinidad. Après quelques décennies, deux Zélandais retentent la conquête de Tobago pour y implanter une colonie: les frères Lampsins.
D’Ostende à Vlissingen
Initialement originaire d’Ostende, la famille protestante Lampsins est contrainte de fuir l’intolérance religieuse des Espagnols. De même que des centaines d’autres Flamands entre 1580 et 1590, les Lampsins décident d’émigrer à Walcheren en Zélande, vers les villes de Veere, Vlissingen et Middelbourg. Le marchand Jan Lampsins s’établit à Vlissingen et devient membre de la chambre zélandaise de la Noordse Compagnie (compagnie de la mer du Nord), dont l’activité principale est la chasse à la baleine. Il épouse en 1594 une cousine éloignée, Janneken Velters, également originaire d’Ostende. Leur premier fils, Adrien, nait à Vlissingen en 1598. Cornelis suit deux ans plus tard, le 17 septembre 1600. Leur père décède alors que Cornelis est âgé de 19 ans. Janneken reprend l’affaire de son défunt mari avec l’aide de ses deux jeunes fils.
Le 15 février 1628, Cornelis épouse Tanneke Geleinse Boens. Les affaires marchent tellement bien que deux années plus tard, il fait aménager le parc Lammerenburg non loin de Vlissingen. Les deux frères font fortune et Cornelis parvient en 1631 à se frayer un chemin jusqu’au Conseil de Vlissingen. En 1641, il fait édifier une grande maison sur le canal de la Nieuwendijk, à Vlissingen, à partir de laquelle les deux frères dirigent désormais leurs affaires. La maison abrite aujourd’hui le musée maritime zélandais muZEEum.
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Michiel de Ruyter débute sa carrière en 1617 au sein de la société commerciale des Lampsins et embarque pour les Caraïbes à l’âge d’à peine 11 ans sur le navire De Haen appartenant aux Lampsins. Les deux frères exploitent une compagnie maritime. Ils sont tous deux actionnaires de la chambre zélandaise de la VOC et possèdent la plus grande flotte de Vlissingen. Adrien Lampsins devient administrateur à la VOC et s’installe par la suite à Middelbourg.
La colonie Nieuw-Walcheren à Tobago
En 1652, Cornelis devient bourgmestre de Vlissingen et gagne ainsi le droit de représenter sa ville aux États-Généraux. Au cours de la même année, les frères Lampsins envoient Pierre Becquart à Tobago avec la mission de coloniser l’ile. La colonie nouvellement formée est établie sur sa côte méridionale. Les deux frères en reçoivent les droits zélandais selon les termes du premier traité de Westminster et la baptisent Nieuw-Walcheren. Ils y construisent un fort auquel ils attribuent le nom de Nieuw-Vlissingen (Nouvelle- Flessingue) et fondent le village de Lampsinsbourg, l’actuel Scarborough, capitale de Tobago. Les frères Lampsins ne se rendront toutefois jamais eux-mêmes sur l’ile.
La chambre zélandaise de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (WIC) fait ériger trois forteresses supplémentaires sur la côte orientale de Tobago: Lampsinsberg, Beveren et Bella Vista. À l’autre extrémité de l’ile, des colons originaires de Courlande (région baltique) construisent Fort Jacob, mais en 1659 ils se rendent de leur plein gré aux Zélandais. Becquart réussit à agrandir la colonie, qui compte alors environ 1500 colons originaires des Pays-Bas, du Brésil, de Guyane et de Berbice. Trois églises sont construites. L’objectif premier de la colonie est la production de sucre et de cacao, et plus de 7000 travailleurs esclaves sont mobilisés pour travailler dans les 120 plantations de canne à sucre, les deux distilleries de rhum et les sept raffineries que compte la colonie.
Cornelis Lampsins devient baron de Tobago
En 1662, Cornelis obtient de Louis XIV d’élever Tobago au rang de baronnie française. Un peu plus tard, le 25 mai 1663, Louis XIV lui fait l’honneur –par l’entremise du Zélandais Justus de Huybert qui entretient des contacts étroits avec la France– de le faire entrer dans la noblesse française au titre de baron de Tobago. Cornelis se voit en outre admis au sein de l’ordre de Saint-Michel. En anoblissant d’éminents membres de la République des Provinces-Unies ou en les faisant entrer dans un ordre de chevalerie, Louis XIV espérait gagner leur sympathie et les rallier à sa cause.
© Streek archief IJsselmonde
À présent, Cornelis est non seulement riche mais également noble, ce qui le rend plus vaniteux encore. Sur son portrait, il fera ajouter le symbole de l’ordre de chevalerie. Il intègre de plus ce symbole aux armoiries de la famille. Il est également établi que le titre de noblesse sera transmis à tous ses héritiers légitimes, masculins comme féminins, selon la loi du premier-né, et que le fils ainé Johan peut faire usage du titre de baron de Tobago.
Croix et fourreau © Rijksmuseum, Amsterdam, objets NG-385 et NG-389
Trois ans avant sa mort, Cornelis devient veuf. Il décède lui-même en 1664 à l’âge de 64 ans. Il est enterré à l’église Sint-Jacob (Saint-Jacques) de Vlissingen, où l’on peut voir plusieurs vitraux et panneaux commémoratifs portant les armoiries des Lampsins.
Après le décès de Cornelis, Adrien achète (avec l’héritage laissé par son frère?) le château IJsselmonde en 1665, et le rase entièrement pour en construire un nouveau à sa place. Il fait creuser une douve et aménager un grand jardin. Il n’en profitera toutefois pas longtemps car il meurt l’année même où il avait acheté le domaine. Sa veuve vendra par la suite le château, ainsi que toutes les terres et tous les titres en une fois.
La fin de la Nieuw-Walcheren
En 1666, Tobago est conquise par des pirates anglais en provenance de Jamaïque. En avril 1667, l’amiral Abraham Crijnssen –lui aussi de Vlissingen– récupère le contrôle de l’ile, mais il ne reste déjà plus de colons, et les maisons et les fortifications sont à moitié démolies. Crijnssen fait reconstruire le fort de Lampsinsbourg, emmenant avec lui une petite garnison ainsi que 500 nouveaux colons. La garnison offre néanmoins bien peu de résistance face aux Anglais, qui attaquent à nouveau en décembre 1672. Les Zélandais continuent toutefois à administrer l’ile. Après la signature du deuxième traité de Westminster en 1674, les Zélandais récupèrent Tobago et y débutent en 1676 la construction d’un nouveau fort baptisé Sterreschans sous les ordres de Jacob Binckes, avec l’objectif de renforcer leur position commerciale.
Le 21 février 1677, les Français attaquent Lampsinsbourg, mais le commandant en fonction, Jacob Binckes (de Koudum en Frise) parvient à contrer l’attaque. Une demi-année plus tard, les Français refont une tentative avec une flotte plus importante, sous le commandement de Jean II D’Estrées, et celle-ci se solde par un succès: un boulet de canon explose juste à côté du baril de poudre du fort. Binckes est tué sur le coup, et l’attaque fait 2000 autres victimes dans les deux camps, parmi lesquels des civils, hommes, femmes et enfants, et 700 esclaves. Pas moins de 16 navires français et néerlandais font naufrage, dont le plus grand navire de guerre de la flotte, le Huis te Kruiningen, et les colons rescapés se rendent. Le vaisseau de D’Estrées, Le Glorieux, coule aussi. Les Français font sauter le fort et abandonnent l’ile.
À la suite du traité de Nimègue (1678), Tobago devient à nouveau territoire français. Lorsque des colons de Courlande essaient une nouvelle fois d’établir une colonie sur l’ile, les Zélandais en ont assez et quittent Tobago pour de bon. L’ile se transforme rapidement en un repaire de pirates, et il ne reste bientôt plus rien de la colonie qui avait autrefois été fondée par Cornelis Lampsins. En 1848, la lignée des Lampsins s’éteint à son tour.
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Avec ses 17 000 habitants, Scarborough est aujourd’hui la plus grande ville de Tobago. Il ne reste plus qu’un seul nom qui rappelle l’époque où les Zélandais étaient maitres de l’ile: la rue Jan de Moor. Cette rue porte le nom de l’homme qui avait essayé en vain de coloniser Tobago en 1632. À Orange Hill, on retrouve également les ruines de quelques raffineries de sucre qui remontent à l’époque des Lampsins.
La découverte du navire «Huis te Kruiningen» par des archéologues
À l’été 2014, une équipe américaine d’archéologues de l’université du Connecticut, sous la direction du professeur Kroum Batchvarov, a retrouvé le navire Huis te Kruiningen du commandant Binckes dans le port de ce qui était autrefois Lampsinsbourg. Lors de son naufrage, le bateau de 40 mètres de long et 10 mètres de large avait 56 canons à son bord et 129 hommes. Il a été baptisé d’après la ville zélandaise de Kruiningen et a coulé au cours de la bataille navale connue sous le nom de Bataille de Tabago.
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Personne ne savait précisément où se trouvait l’épave, mais l’équipe d’archéologues de Batchvarov est parvenue à retrouver les vestiges du navire dans le port de Scarborough, au-delà de la zone délimitée où ils s’attendaient à les trouver. Un coup de chance, donc. L’équipe a retrouvé des faïences de Delft, des cruches de type barbman, des pipes originaires de la ville de Gouda, neuf canons et des briques de Leyde qui étaient utilisées en tant que lest. Toutes ces trouvailles sont encore officiellement propriété des Pays-Bas.
L’origine du nom Tobago
Les autochtones Caraïbes appelaient l’ile de Tobago Urupaina et les Kalinagos la nommait Beléuera. Colomb, le premier occidental à poser le pied à Tobago, lui attribua le nom de Bella Forma. Lorsque les Espagnols commencèrent à effectivement coloniser l’ile, ils l’appelèrent Tabaco (1511), non pas parce qu’on y cultivait le tabac, comme on l’imagine souvent, mais vraisemblablement à cause de la forme de l’ile, qui évoque celle d’une cigarette (tabaco signifie «cigarette» en espagnol et est dérivé de l’arabe médiéval tabbâq). Le nom Tabago apparait dans des documents espagnols à partir de 1540, et on retrouve la graphie Tobago pour la première fois en 1642.