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Sur la route du sucre: des commerçants flamands à Madère

Par Willy Van Ryckeghem, traduit par Alice Mevis
21 mars 2022 7 min. temps de lecture Émigrants des Plats Pays

Au XVe siècle, deux négociants originaires de Flandre, Maerten Lem et Jean Esmenault, voyagèrent vers le sud, jusqu’à Madère. Ils marquèrent profondément l’histoire de l’île portugaise, à tel point que leur empreinte est encore perceptible aujourd’hui. Leur fascinante histoire, ainsi que celle de leurs descendants, est étroitement liée au sucre.

Il y a près de 600 ans, le 1er
juillet 1419, deux écuyers au service du prince Henri le Navigateur posèrent pour la première fois le pied sur l’île de Madère au large de l’Atlantique, et revendiquèrent le territoire au nom de la couronne de Portugal. La colonisation commença dès la décennie suivante, mais ce n’est qu’à partir des années 1450 que les propriétaires fonciers commencèrent à s’intéresser sérieusement à la question économique. Le climat sur cette île sauvage et richement boisée faisait de Madère un terrain propice pour la canne à sucre et le vin, deux produits de luxe en demande croissante à travers l’Europe. Puisque ces grands propriétaires ne disposaient pas de la main-d’œuvre suffisante pour déforester en abattant les arbres, ils décidèrent d’y mettre le feu. On rapporte que ces forêts primaires auraient brûlé des années durant. Au même moment, on construisit des levadas, des aqueducs servant à transporter l’eau depuis le nord de l’île, très humide, vers le sud, le terrain le plus propice à l’agriculture. Il ne restait finalement plus aux propriétaires qu’à obtenir les meilleurs prix du marché pour la vente de leurs produits sur le continent. Et où pouvait-on trouver à l’époque un négociant fiable et disposant de liquidités suffisantes, si ce n’est en Flandre?

La famille Leme

Maerten Lem, un marchand de Bruges, arriva à Lisbonne en 1450, porteur d’une lettre de recommandation signée par Isabelle de Portugal, épouse de Philippe le Bon, duc de Bourgogne et comte de Flandre. Maerten Lem fit fortune dans le commerce de liège et de sucre. Au cours des seize années qu’il passa à Lisbonne, il eut au moins sept enfants avec Leonor Rodrigues, bien qu’ils ne se soient cependant jamais mariés. Son fils aîné, Martim, était surnommé «o Moço» (le jeune), et leur nom de famille fut changé en «Leme», à consonance plus portugaise. Le marchand de Bruges regagna finalement sa terre natale en 1466, pour se lancer dans une carrière politique en tant que maire de Bruges et conseiller de Maximilien d’Autriche.

En 1470, Martim o Moço («Martin le jeune»), un artistocrate comme son père, partit s’établir à Madère, où il fit partie d’un cartel d’exportation de vin et de sucre. En décembre 1481, son nom est mentionné deux fois dans les registres de la municipalité de Funchal: une première fois pour une cargaison de grain qui n’avait pas été livrée, et une seconde fois pour avoir pris part à des paris clandestins dans le bar de Rui de Araújo. Six mois plus tard, il reçoit une amende de 250 cruzados d’or, et ses biens sont saisis. On estime que la cargaison de céréales aurait dû avoir été expédiée par son père depuis Bruges. Une mauvaise récolte en Flandre avait toutefois provoqué une famine à travers les Pays-Bas, ce qui a probablement empêché Maerten d’exporter le grain. Onze mois plus tard, cependant, en mai 1483, l’amende qui incombait à Martim o Moço est annulée et ses biens lui sont rendus: selon toute vraisemblance, celui-ci a dû avoir recours aux excellentes relations de son père à la cour royale portugaise.

Esclavage

Le frère de Martim, Antonio, était marin et un ami de Christophe Colomb, visiteur assidu de Madère. Selon la légende, Antonio aurait fait à Colomb le récit d’une traversée vers l’Afrique qui avait mal tourné, au cours de laquelle une tempête fit dévier de façon spectaculaire le navire de sa trajectoire. Antonio, à la dérive sur l’Atlantique, avait alors pu distinguer trois îles à l’Ouest: il s’agissait des Bahamas, celles-là mêmes sur lesquelles Colomb irait poser le pied quelques années plus tard. Il est plus que probable qu’Antonio n’ait pas été le seul à pouvoir se vanter d’avoir offert des pistes au grand explorateur à propos de l’existence des Amériques.

Antonio Leme finit par s’installer à Madère à son tour et épousa l’arrière-petite-fille de Zarco, l’un des écuyers du roi ayant revendiqué l’île pour la couronne portugaise en 1419. Son mariage le propulsa parmi l’élite sociale de Madère, et son manoir, la Quinta do Leme, existe toujours en périphérie de Funchal. En 1494, la Quinta do Leme produisait déjà quinze tonnes de sucre par an, recourant pour cela à l’esclavage. On estime qu’à la fin du XVIe siècle, les esclaves africains constituaient un dixième de la population de Madère.

Deux des fils d’Antonio Leme s’enrôlèrent dans l’armée portugaise, qui se servait de Madère comme base stratégique pour l’organisation de raids contre le Maroc musulman. Deux autres de ses fils choisirent la voie du commerce du sucre. Le petit-fils d’Antonio, Antão, émigra au Brésil, très probablement à la demande du riche marchand anversois Erasmus Schetz, qui avait acheté une plantation à São Vicente et avait besoin d’experts sur place pour superviser la production de sucre. On ne sait toutefois pas avec exactitude quelle place Antão occupait au sein de la plantation dite «Engenho dos Erasmos». Il s’agit aujourd’hui d’un site classé d’archéologie industrielle.

Mais le plus célèbre descendant de Martim O Velho («Martin l’ancien», c’est-à-dire Maerten Lem) fut Fernão Dias Paes Leme (1607-1681), décrit par ses contemporains comme un géant aux cheveux roux. Fernão était ce qu’on appelle un bandeirante, un aventurier ayant mené des expéditions de reconnaissance à la recherche de pierres précieuses dans les régions non cartographiées du Brésil. Au cours de l’un de ses rudes voyages, ses hommes se mutinèrent. Fernão pendit tous les rebelles, parmi lesquels se trouvait son propre fils métis. Au Brésil, on retrouve un timbre et un billet de banque à son effigie, tandis que la route principale reliant São Paulo et Belo Horizonte porte son nom.

Les Esmeraldos

Né à Béthune (Flandre française), Jean Esmenault, employé par la famille de commerçants brugeoise Despars, arriva quant à lui en 1480 à Madère. Il s’occupait de la supervision de cargaisons de sucre vers Bruges. Lorsqu’en 1490, les Despars mirent fin à leurs affaires au Portugal, Esmenault décida de rester et ouvrit son propre commerce. Il changea son nom en João Esmeraldo et épousa une autre petite-fille de l’écuyer Zarco mentionné précédemment. Lorsque l’oncle de sa femme partit pour les Açores, João racheta sa plantation de canne à sucre à Ponta do Sol. Il devint ainsi le propriétaire de la plus grande plantation de Madère, produisant autour de trois cents tonnes de sucre par an.

João eut deux fils, qui héritèrent chacun de la moitié de sa propriété. Cristóvão, baptisé ainsi d’après Christophe Colomb, était le plus dynamique des deux. Il se fit un nom lors de la guerre contre le Maroc. Conspirateur sans scrupules, il força son fils encore mineur, Antonio, à épouser la fille de son frère, Antonia, pour qu’il puisse ainsi hériter de l’entièreté des terres de son grand-père. Le mariage entre le neveu et la nièce, tous deux encore mineurs, se tint à Lisbonne en 1539. Une autorisation spéciale du pape avait été requise pour que le mariage puisse avoir lieu. Le roi portugais, toutefois, s’estima lésé car on n’avait pas daigné solliciter son consentement. Il enleva la future mariée et condamna Cristóvão à une amende de 200 cruzados et à deux ans d’exil en Afrique. Cristóvão n’avait cependant pas dit son dernier mot et obtint une bulle papale, adressée à l’archevêque de Funchal, l’autorisant à réclamer la jeune fille où qu’elle soit retenue. Tel était en effet le pouvoir des Esmeraldos dans le royaume du Portugal au XVIe siècle. Le mariage qui avait suscité un tel tumulte s’est toutefois terminé en mode mineur, puisque les jeunes époux succombèrent tous deux à la maladie avant leur dix-huitième anniversaire.

Une présence qui a laissé des traces

Au cours des décennies et des siècles qui suivirent, la richesse de la famille Esmeraldo augmenta à la même vitesse que leur nom: au XIXe siècle, c’est António Leandro da Câmara de Carvalhal Esmeraldo Atouguia Betencourt Sá Machado qui a dilapidé la fortune familiale accumulée en organisant de somptueuses fêtes à Paris, Madrid et Lisbonne. Il termina sa vie dans la misère, reclus dans son château à Madère, où ses bien furent saisis et vendus. Il mourut en 1888 à l’âge de cinquante-six ans, n’ayant plus un seul real en poche. Il est représenté, en des jours meilleurs, dans un tableau de qualité moyenne intitulé «Pique-nique au Bois de Boulogne».

D’autres commerçants flamands se sont bien entendu rendus à Madère pour affaires, mais seuls Maerten Lem et Jean Esmenault sont parvenus à s’y implanter durablement. Les descendants de Lem se sont dispersés aux quatre coins du globe, tandis que ceux d’Esmenault, moins nombreux, vivent toujours à Madère aujourd’hui.

Un compte rendu complet et détaillé en néerlandais, «Vlamingen op Madeira en hun afstammelingen» (Flamands à Madère et leurs descendants), sera bientôt disponible sur www.academia.edu.com.

Willy van ryckeghem

Willy Van Ryckeghem

économiste belge s'intéressant particulièrement à l'Amérique latine. Après avoir enseigné pendant quinze ans aux universités de Gand et de Bruxelles (VUB), il a travaillé pendant quinze autres années à la Banque interaméricaine de développement à Washington DC. Après sa retraite, il est devenu résident de Madère et a découvert un nouvel intérêt pour la généalogie.

E-mail: willyr@netmadeira.com

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