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arts

Les machines à expériences de Philip Vermeulen

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
17 mai 2019 7 min. temps de lecture

Dans sa jeunesse, Philip Vermeulen (°1986) était submergé par l’impression que des arbres pénétraient dans la maison. Désormais, chez lui, pas de sensationnalisme, juste une attitude qui combine le jeu et la recherche.

Tout a commencé par une bâche battant au vent. Philip Vermeulen était fasciné par le mouvement et le bruit claquant de l’objet. Après toute une série d’essais et de jeux naquit Flap Flap (2018), une barre qui peut être dirigée de manière à mouvoir verticalement une grande bâche, provoquant un bruit assourdissant.

Les mouvements peuvent être programmés. Vermeulen parle dès lors aussi de composition ou de chorégraphie, des mots qui paraissent contredire l’idée de «jeu» et d’«essai». Mais cette contradiction s’inscrit parfaitement dans le merveilleux paradoxe de son œuvre: l’homme semble vouloir provoquer des réactions émotionnelles de façon rationnelle.

Le sens du danger

Les installations de Vermeulen sont fortement enracinées dans deux traditions artistiques qui, de prime abord, semblent difficilement conciliables. D’une part, il dépend de l’art cinétique, le mouvement artistique assez mal défini qui comprend aussi bien des œuvres mobiles que du light art et de l’op-art. Ce mouvement rassemblait des artistes très divers – des peintres introvertis mais aussi des machos constructeurs d’installations -, mais qui partageaient souvent un intérêt manifeste pour la science, et en particulier l’interaction entre l’œil et le cerveau.

Cette démarche permettrait de faire de l’art qui serait ressenti de la même manière par tous. Dans 10 Meters of Sound (2014-2018), une œuvre acquise par le Rijksmuseum Twenthe à Enschede, Vermeulen propose des illusions d’optique de style op-art. Quatre élastiques de dix mètres de long tournent et commencent à osciller, créant des motifs moirés qui, au bout d’un moment, se succèdent rapidement, ce qui les rend quasi insaisissables: ce que l’on voyait il y a un instant a disparu dans la seconde.

De plus, ces élastiques suscitent un sentiment de danger. Le spectateur est tenu à l’écart, mais il ne peut s’empêcher de penser: «et s’ils cassent?» Ce sentiment relie l’œuvre de Vermeulen à une autre tradition: celle du sublime, du sentiment simultané de la peur et de l’admiration. Ainsi, en 2015, le Rijksmuseum Twenthe a consacré une exposition à William Turner, le peintre du XIXe siècle connu pour ses paysages imposants et ses représentations de la nature déchaînée. Alors que Turner représentait des expériences – ou, peut-être, qu’il les transmettait -, Vermeulen au contraire les fabrique. Ses installations ne représentent rien, dans le sens qu’ils ne sont pas des représentations d’un naufrage ou d’un paysage montagnard, par exemple. En même temps, il est difficile de les qualifier véritablement d’abstraites lorsqu’elles se présentent dans toute leur grandeur au spectateur: une grande bâche, de longs élastiques, des balles de tennis qui traversent l’espace à toute allure.

Ce sont tout simplement des appareils susceptibles de provoquer des réactions et des expériences fortes. Vermeulen a beau multiplier dans son hangar les expérimentations et les essais, ce qui compte pour lui au final, c’est qu’il y ait des spectateurs qui réagissent à ces installations. Outre le sublime, il aimerait capter dans son œuvre l’extase: l’émotion intense qu’il décrit comme étant le moment où l’on paraît se fondre dans tout ce qui nous entoure.

Vermeulen a fréquenté une académie d’art traditionnelle durant deux ans et demi (y compris une année redoublée, précise-t-il), mais il ne s’y sentait pas à sa place. Il avait trop d’un électron libre qui voulait surtout expérimenter par lui-même, explique-t-il. Par la suite, il a aussi trouvé que l’histoire de l’art que l’on y enseignait était trop limitée. On n’y accordait pas assez d’attention à l’art cinétique, et encore moins au cinéma et au son. Il trouva par contre sa voie dans le cadre de l’ArtScience Interfaculty à La Haye, un accord de coopération interdisciplinaire entre l’académie et le conservatoire de cette ville. La recherche et la technologie y jouent un rôle important, tout comme les pollinisations croisées entre les arts plastiques, la musique, le théâtre et le cinéma. La première fois que Vermeulen en a appris l’existence, c’était d’ailleurs lorsqu’on lui parla d’une formation artistique où les étudiants devaient commencer par s’enfoncer des crayons dans les yeux pour ensuite dessiner ce qu’ils voyaient.

«Alors ça, c’était ce qu’il me fallait», raconte-t-il en riant. Vermeulen y a en outre rédigé un mémoire de fin d’études consacré au sublime, Brewing the Sublime (2017), qui se lit comme un croisement entre un livre de cuisine et un long essai, et qui fut ensuite publié sous forme de livre. Il y raconte qu’enfant, il regardait par la fenêtre et voyait comment la distance qui le séparait des arbres changeait constamment. Lentement, ils semblaient pénétrer dans la pièce:  «J’en ai éprouvé un peu de panique, mais j’aimais aussi beaucoup assister à ce spectacle et ressentir cette sensation.» Et cette sensation, il la reconnaîtra plus tard chez des artistes comme Mark Rothko, Yves Klein et Kurt Hentschläger. Dans leurs œuvres, il pouvait disparaître, et dans son propre travail, il recherche un même sentiment d’immersion. Ensuite commence l’exploration des différentes définitions du sublime et se pose la question de savoir s’il est possible de susciter ce phénomène, et comment. Le texte comprend des recettes, mais l’auteur ne propose aucune méthode infaillible. Tout est question d’expérimentation: «Découvrez différents ingrédients dans divers types de médias : le son, la lumière, la physique, la nature. Essayez de les cuisiner en les appliquant d’une manière extrême. Quand cuisent-ils, quand brûlent-ils?» Les recettes souvent absurdes révèlent toutefois le caractère impossible de cette entreprise: ainsi, l’une d’entre elles requiert de passer au robot ménager des montagnes, des mers et même des univers.

Aucun sensationnalisme

Dans son mémoire, Vermeulen critique en outre le Rain Room du collectif artistique Random International, une installation qui tente de créer une expérience impressionnante en faisant traverser une averse aux visiteurs tout en les gardant au sec. La façon dont ils y arrivent est un secret, les créateurs ne veulent pas rompre la magie, mais cette magie, Vermeulen la qualifie de “disney-esque”. Cette critique en dit long sur sa propre attitude, qui tient de l’honnêteté et de la recherche. Même sans connaissances techniques, on peut voir facilement comment fonctionnent ces installations.

Cette honnêteté maintient le sensationnalisme à une distance respectable. Cet aspect recèle en outre l’une de ces belles contradictions propres à l’œuvre de Vermeulen: il est clair à quels ingrédients l’artiste recourt, mais ce n’est qu’après coup qu’on s’en rend compte. Au moment même, on se laisse tout simplement entraîner.

L’un des principaux ingrédients de Vermeulen est le son. Peu de choses provoquent une réaction aussi immédiate qu’une détonation ou un claquement soudain, et il n’y a pas grand-chose de plus envahissant qu’un bruit constant. Vermeulen a réalisé Physical Rhythm Machine / Boem Boem (2017), l’une de ses œuvres les plus connues, à la fin de ses études à l’institut ArtScience. Elle fut ensuite exposée notamment dans des établissements artistiques, dans des festivals d’art multimédia et dans un festival de musique pop. Dans cette œuvre, des balles de tennis sont projetées à une vitesse de 150 (!) kilomètres par heure contre des caisses de résonance en bois, provoquant des détonations.

Vermeulen indique aux visiteurs quel parcours emprunter pour circuler en toute sécurité, mais l’entreprise tout entière a néanmoins un côté hasardeux: s’ils s’éloignent trop du chemin, les spectateurs risquent d’en éprouver des conséquences fâcheuses.

Le fait que les ingrédients utilisés par Vermeulen sont faciles à reconnaître s’explique aussi par le plaisir qu’il a à les décortiquer, à les isoler, avant de les renforcer ou de les transformer. C’est qu’il s’intéresse aux réactions du public. L’art objectif ne l’intéresse pas : l’expérience subjective est beaucoup plus intéressante. Il prend pour exemple INT/EXT (2015), une installation qui paraît atypique pour son œuvre, du moins à première vue. Dans un espace totalement obscur finit par s’allumer une toute petite lumière qui suscite des images rémanentes très subjectives. Les réactions que déclenche cette œuvre sont tout aussi variées : elle a fait pleurer trois personnes – de panique plus que d’émotion -, alors qu’elle a laissé d’autres visiteurs totalement indifférents. Cela ne signifie pas que l’installation est un échec: on peut y voir plutôt l’occasion de poursuivre le jeu, l’expérience et la mise au point. La nouvelle version d’INT/EXT est censée faire pleurer plus de spectateurs encore, plaisante Vermeulen. Une installation qui suscite le même sentiment chez tout le monde? Cette idée lui fait horreur. Car, demande-t-il, que lui resterait-il à faire après cela ?

Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

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