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histoire, société

L’histoire de la Société Générale de Belgique: une «Vieille Dame» dépouillée par la France

Par Ewald Pironet, traduit par Ludovic Pierard
27 avril 2022 8 min. temps de lecture

La Société Générale de Belgique est née il y a deux cents ans, à l’initiative du roi Guillaume Ier des Pays-Bas. Ce holding, qui constituait un véritable État dans l’État, a joué un rôle clé dans le développement financier et économique de la Belgique. Il a toutefois fini par être incorporé au groupe français Suez. C’était en 1988. Le début de la fin.

La Société Générale est plus vieille que la nation belge. À sa genèse, on retrouve Guillaume Ier, devenu roi des Pays-Bas en 1815, lorsque l’Acte final du congrès de Vienne a réuni les Pays-Bas septentrionaux et les Pays-Bas méridionaux en un seul et même État appelé «Royaume uni des Pays-Bas». Guillaume Ier a ainsi été récompensé pour sa bravoure lors de la bataille de Waterloo.

Il y avait une grande disparité entre le nord et le sud du Royaume uni des Pays-Bas. La partie nord, correspondant aux Pays-Bas actuels, était indépendante depuis la fin du XVIe siècle et avait même réussi à s’élever au rang de grande puissance. Du côté des Pays-Bas du Sud, c’était une tout autre histoire: depuis la fin du XVIe siècle, cette région avait toujours fait partie d’une autre puissance européenne, d’abord l’Espagne, puis l’Autriche, et enfin la France. De plus, les habitants du Sud catholique n’étaient pas ravis de cette fusion avec un Nord protestant et n’avaient que peu de respect pour leur nouveau souverain calviniste, qu’ils surnommaient le «roi fromage». Guillaume y a donc rencontré une opposition constante, qui s’est d’ailleurs soldée par la révolution belge de 1830 et la naissance du royaume indépendant de Belgique.

Pourtant, Guillaume Ier a tout fait pour aider le royaume à prospérer, en réalisant notamment d’importants investissements dans les domaines de l’industrie, de l’infrastructure et de l’enseignement. C’est dans cette optique qu’il a fondé la Société Générale des Pays-Bas pour favoriser l’industrie nationale. Comme mentionné dans l’arrêté royal du 22 août 1822, cette institution avait pour mission de «favoriser l’agriculture, l’industrie et le commerce, et de fournir, avec un intérêt modéré, les fonds nécessaires pour faire fonctionner et prospérer les principales branches de l’industrie nationale».

Par l’intermédiaire de cette Société Générale des Pays-Bas, dont il était, avec 82 pour cent, le principal actionnaire, Guillaume Ier a notamment injecté de grosses sommes dans le canal reliant la Sambre et l’Oise, ainsi que dans la Compagnie internationale des wagons-lits. Il a également investi dans les mines de charbon du Borinage, une région de la province belge du Hainaut. La Société Générale était en outre chargée de la mise en circulation de billets de banque imprimés dans le sud du royaume. Elle jouait par conséquent le rôle de banque nationale.

Années de gloire

Après l’indépendance de la Belgique, la Société Générale des Pays-Bas a été rebaptisée Société Générale de Belgique (il a fallu attendre les années 1970, soit près de 150 ans plus tard, pour la traduction néerlandaise: Generale Maatschappij van België). La Société Générale est restée responsable de l’émission des billets de banque dans cette nouvelle Belgique indépendante et a en outre assumé le rôle de Caissier de l’État, centralisant ainsi les recettes et les dépenses de l’État belge. Elle a exercé ces deux fonctions jusqu’à la création de la Banque nationale de Belgique, en 1850.

La Société Générale a continué à investir massivement dans l’industrie et a pris le contrôle de nombreuses entreprises établies en Belgique. Entre-temps, elle s’est également lancée dans des activités bancaires plus générales, également accessibles aux particuliers. Le secteur bancaire belge a été remanié après le krach boursier de 1929, si bien qu’en 1934 la Société Générale a été contrainte de se détacher de ses activités bancaires, qu’elle a alors confiées à la Générale de Banque, dont elle était actionnaire majoritaire.

L’influence de la Société Générale ne s’est pas limitée au seul territoire belge. Elle est notamment allée construire des lignes de chemin de fer jusqu’en Russie et en Chine, et, sous l’impulsion du roi Léopold II, au Congo. Après la proclamation d’indépendance de la Belgique, la dynastie belge a tout simplement pris la place de Guillaume Ier dans la relation particulière qui unissait le souverain néerlandais et le plus grand holding du pays.

La Société Générale a toujours entretenu des liens très étroits avec la sphère politique. Ces liens sont devenus particulièrement évidents lors de la Deuxième Guerre mondiale. C’est à cette époque qu’a été créé le Comité Galopin, qui doit son nom à son président, Alexandre Galopin, alors gouverneur de la Société Générale. Le gouvernement voulait que ce comité fasse office d’autorité morale du pays occupé. Le ministre des Affaires étrangères Paul-Henri Spaak a d’ailleurs déclaré: «Messieurs, nous vous confions la Belgique!» Durant l’occupation, c’est le Comité Galopin, et non les ministres en exil, qui a assuré la gestion économique du pays en appliquant la fameuse «doctrine Galopin», selon laquelle les activités industrielles devaient être sauvegardées ou relancées. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique était en fait dirigée par deux puissances: l’occupant et la Société Générale.

Déchéance

Après la Deuxième Guerre mondiale, la Société Générale a commencé à perdre du terrain et l’indépendance du Congo, en 1960, n’a fait qu’aggraver la situation. Il est devenu de plus en plus évident que le plus grand holding du pays n’avait pas évolué avec son temps, continuant à miser sur les mines de charbon, le transport maritime et l’industrie de l’acier, alors que ces secteurs étaient en grande difficulté. Ses filiales s’étaient progressivement transformées en baronnies, si bien que le siège central de la rue Royale n’avait presque plus d’emprise sur elles. La Société Générale était une organisation plutôt rigide, dirigée par un gouverneur, et finalement incapable de s’adapter à un contexte changeant. À cette époque, la Société Générale avait d’ailleurs été qualifiée de «dinosaure».

La Société Générale – et, avec elle, l’establishment francophone – a été rappelée à la réalité le 17 janvier 1988, lorsque l’homme d’affaires italien Carlo de Benedetti s’est présenté à la porte du gouverneur René Lamy, une boîte de chocolats à la main. De Benedetti était président du géant informatique Olivetti et s’était discrètement adjugé 17 pour cent des parts de la Société Générale lancées en bourse. Armé de son ballotin de chocolats, il a annoncé à Lamy qu’il souhaitait reprendre purement et simplement le holding belge et qu’il était venu négocier un rachat du reste des parts.

La manœuvre de De Benedetti a été très mal reçue par les dirigeants de la Société Générale et, par extension, par la Belgique francophone et la famille royale, que la rumeur plaçait parmi les actionnaires de la holding. Cette tentative d’OPA hostile a été perçue comme une véritable attaque à l’encontre de la Belgique et des stratégies ont rapidement été mises en œuvre pour contrarier les plans de l’Italien. La Société Générale a notamment reçu un prêt de 3 milliards de francs (75 millions d’euros) de sa filiale Générale de Banque, ce qui lui a permis de gonfler son capital du jour au lendemain et de ramener ainsi la participation de De Benedetti à 8,5 pour cent.

L’establishment francophone s’est aussi mis en quête d’un repreneur plus conciliant et s’est ainsi tourné vers la compagnie française Suez. En six mois de lutte acharnée, cette dernière s’est arrogé environ 60 pour cent des parts de la Société Générale, forçant De Benedetti à s’incliner. Suez deviendra par la suite titulaire de toutes les parts de la Société Générale, signant ainsi la sortie de bourse du grand holding belge.

Afin de rembourser les gros emprunts qu’elle avait dû contracter pour acquérir la Société Générale, Suez a vendu de nombreuses filiales de la Société Générale: Royale Belge, la société de télécom Alcatel, les Ateliers de constructions électriques de Charleroi (ACEC), le fabricant de munitions PRB, le fabricant d’armes FN, l’entreprise de construction CFE, la Compagnie maritime belge (CMB), le fabricant de produits chimiques Recticel, le producteur de ciment CBR, le fabricant d’acier Arbed et l’Union minière. La plupart de ces filiales ont été rachetées par des concurrents étrangers… principalement français.

La Société Générale a longtemps conservé sa participation dans la Générale de Banque, jusqu’à ce que Fortis rachète son paquet d’actions en 1998. Une décennie plus tard, au moment même où éclatait la crise financière, Fortis est tombée à son tour, à peine un an après avoir racheté la banque néerlandaise ABN Amro pour une somme astronomique. Accusée d’excès de confiance, d’imprudence et de mauvaise gouvernance, la société de banque et d’assurances belgo-néerlandaise a été sauvée par les pouvoirs publics belges, néerlandais et luxembourgeois, mais sa branche belge n’en est pas moins tombée entre les mains du groupe français BNP Paribas. BNP Paribas Fortis est aujourd’hui encore la plus grande banque de Belgique, mais ses bénéfices reviennent en grande partie à sa société mère, basée en France.

de nombreuses pépites économiques belges sont passées sous le contrôle des voisins français

Le principal holding de Belgique a donc progressivement été dépouillé, jusqu’à ce qu’il n’en reste que deux sociétés qui intéressaient énormément Suez: Tractebel et Electrabel. Tractebel comptait parmi les principaux groupes belges actifs dans les domaines de l’environnement, de l’eau et de la gestion des déchets; Electrabel fournissait de l’électricité, du gaz naturel et d’autres produits énergétiques. Les deux entreprises évoluaient donc dans des secteurs économiques clés, mais les politiques belges ont regardé Suez s’en emparer sans broncher.

Le 31 octobre 2003, Tractebel a fusionné avec la Société Générale, sonnant officiellement –et juridiquement– le glas de ce qui fut un jour le plus grand holding de Belgique. Quelques observateurs ont alors déclaré qu’après des années d’«accompagnement de fin de vie», Suez avait finalement décidé d’«euthanasier» la Société Générale. Quoi qu’il en soit, dans les quinze ans qui ont suivi le rachat par Suez, de nombreuses pépites économiques belges sont passées sous le contrôle des voisins français. C’est pourquoi certains taxent aujourd’hui la Belgique de territoire conquis, de colonie au service de l’Hexagone dans des secteurs économiques cruciaux tels que l’énergie. En tout cas, une chose est sûre: ce n’est pas l’avenir qu’imaginait Guillaume Ier il y a deux siècles.

Ewald Pironet

Ewald Pironet

journaliste

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