Une langue n’est pas un musée, ou les aléas de la négation
S’il est en vacances, vous avez de bonnes chances de trouver Marten van der Meulen fourré dans l’un ou l’autre musée. Mais pour ce fervent muséophile, la langue et son enseignement n’ont pas à être muséifiés.
Je ne vais jamais au musée, sauf quand je suis vacances; auquel cas, tel un ours
sorti de sa tanière, mon mot d’ordre est «plus = mieux». C’est à Tokyo –hasard heureux pendant l’été olympique– que j’ai établi mon record personnel de cinq musées en vingt-quatre heures. Attention, ce n’était pas là un exercice purement quantitatif, mais aussi une affaire de contenu. Et celui-ci a m’a fait forte et durable impression. Mon amour pour Zao Wou-ki, par exemple, remonte à ce jour, et je repense encore souvent au musée du cerf-volant.
Je visite les musées comme un amateur d’art, rempli d’intérêt. Je veux être stimulé par des œuvres nouvelles et inconnues, ou au contraire en voir que je connaissais seulement par les livres. Mais je ne peux m’empêcher de prêter attention à la langue dans les musées. Sur ce plan-là aussi, les lieux touristiques offrent de quoi se délecter. Ainsi, il y a quelque temps, je me trouvais dans les catacombes de Paris, ces carrières de calcaire transformées en nécropole à la fin du XVIIIe siècle parce que les cimetières débordaient littéralement de cadavres (oui, vraiment). À l’entrée de la galerie d’ossements, l’avis suivant est affiché sur un panneau:
Ne rien toucher et ne pas fumer dans l’ossuaire. Entendu, on ne le fera pas. Mais ce qui m’a frappé dans ce texte, c’est la forme de la négation. Je sais, bien sûr, que la négation fonctionne différemment en français qu’en néerlandais. La négation française est peut-être l’exemple le plus célèbre de ce qu’on appelle la négation bipartite, dont une partie vient avant le verbe et l’autre après: «je ne
fume pas». La négation n’est pas double, comme dans ik kom nooit niet ou dat is niet onwaar, mais en deux particules. Une sorte de ik ni rook et. Les deux éléments forment, ensemble, la négation.
Mon cerveau s’est mis à imaginer toutes sortes de scénarios linguistiques intéressants. Une rapide recherche sur internet n’a cependant apporté une réponse bien plus prosaïque
Or l’ordre tel que je l’avais appris, où le verbe est le fromage entre les deux tartines de la négation, n’apparaissait pas ici. Les deux particules étaient directement juxtaposées. Comment, pourquoi? Mon cerveau s’est mis à imaginer toutes sortes de scénarios linguistiques intéressants, l’un sur une variation dans la région parisienne, l’autre sur un changement par l’effet du temps. Une rapide recherche sur internet n’a cependant apporté une réponse bien plus prosaïque: lorsque la négation porte sur un infinitif, les deux particules ne sont pas séparées. Tant pis pour toutes mes passionnantes hypothèses…
Beaucoup seront certainement étonnés que j’aie jusqu’alors ignoré ce point de grammaire. C’est ma formation qui est à blâmer: mon regard d’angliciste se porte davantage de l’autre côté de la Manche. En tout cas, ce n’est pas tout à fait sans raison que mon attention a été appelée par la négation française. Il y a bel et bien quelque chose à en dire. Dans la langue orale, en effet, il est on ne peut plus normal de laisser tomber la première particule, ne. Dans la formidable série télévisée Dix pour cent par exemple, on entend sans arrêt des phrases comme celle-ci:
Une des deux filles couche avec le mec mais j’ai pas le droit de dire qui. La blonde.
Pas de ne: uniquement un pas. Voilà un exemple clair du phénomène bien connu (en linguistique tout du moins) des cycles que traverse la négation dans de nombreuses langues. D’abord il n’y a qu’un mot, puis deux, puis de nouveau un seul et ainsi de suite. En néerlandais, ce cycle est bien observable. En moyen néerlandais, qui était parlé environ de 1200 à 1500, nous avions encore une négation à deux particules. Voyez plutôt:
ic en sal niet moghen gaen
La question est donc: pourquoi apprenons-nous la règle de la négation de cette manière limitée, si elle ne se présente pas nécessairement ainsi dans la langue orale?
La négation est ici formée par en et niet, tout comme en français (et jadis aussi en anglais et en allemand, voyez ici pour en savoir plus). Mais le en a disparu, tout comme le ne est en train de disparaître en français depuis un certain moment. Peut-être une deuxième particule réapparaîtra-t-elle en néerlandais dans l’avenir. C’est ce qui s’est produit en français: pas était autrefois une marque de renforcement facultative, puis est peu à peu devenue requise. Un cycle de greffe et d’ablation, somme toute. Jusque-là, rien de très remarquable. Mais ce que je trouve étrange, c’est que partout, dans tous les livres et sur tous les sites que j’ai rapidement pu trouver, il ne soit question que de la négation bipartite. Alors même que dans la langue orale, elle n’est assurément plus l’unique option. La question est donc: pourquoi apprenons-nous la règle de la négation de cette manière limitée, si elle ne se présente pas nécessairement ainsi dans la langue orale? Nous avons ici un exemple d’une méprise profondément ancrée qui se manifeste de diverses façons dans les règles grammaticales, l’enseignement des langues et les opinions sur le langage: l’idée selon laquelle la langue écrite est plus importante que la langue orale.
Beaucoup de règles grammaticales que j’étudie dans le cadre de ma thèse illustrent cette tendance. Een hele mooie auto, par exemple. La forme déclinée hele est dominante dans la langue orale depuis le début du vingtième siècle, et est aujourd’hui très courante tant dans la langue écrite qu’orale. Het boek wat ik lees au lieu de dat ik lees: tout à fait commun dans la langue orale. Pourtant, toutes les grammaires et autres manuels de langue pourfendent ce type d’«erreurs» en assurant, implicitement ou explicitement, que ces formes sont toujours erronées, y compris dans la langue orale.
Ce que nous apprenons est donc, dans une certaine mesure, à la traîne de la réalité
Le problème, si l’on peut dire, est que la langue écrite évolue souvent plus lentement que la langue orale. Ce que nous apprenons est donc, dans une certaine mesure, à la traîne de la réalité. Il n’y a rien de mal en soi à apprendre ces règles, car elles nous enseignent ce qui permet de lire et d’écrire. Mais il ne faut pas faire comme si cet usage était exhaustif. Aujourd’hui, si l’on apprend à quelqu’un que la négation est toujours bipartite en français, c’est tout simplement faux. Cette règle vaut pour la langue écrite et peut-être une large mesure pour la langue orale, mais le tableau ne s’arrête pas là.
On pourrait donc reconnaître davantage que l’écrit et l’oral sont en partie régis par des règles différentes, et que c’est très bien comme cela. Prétendre le contraire reviendrait à montrer un musée en faisant comme si c’était la société actuelle. Nous ne devons pas embrasser aveuglément tout ce qui est neuf, mais pas non plus nous cramponner coûte que coûte à tout ce qui est ancien. La langue n’est pas un musée.