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histoire

Moresnet : une histoire de frontières

Par Ruben Mantels, traduit par Pierre Lambert
9 janvier 2020 5 min. temps de lecture

De 1816 à 1919, Neutral Moresnet, point de jonction entre la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne, fut un État, ou du moins un territoire possédant ses propres frontières, au statut comparable à celui de Monaco ou du Vatican. Le 10 janvier 1919, le traité de Versailles entra en vigueur, incorporant définitivement Neutral Moresnet à la Belgique. Deux livres retracent l’histoire (oubliée) de Moresnet.

Aussi étrange que cela puisse paraître, cette curiosité géographique située aux «Trois Frontières» vit le jour par erreur au congrès de Vienne. Au cours des pourparlers diplomatiques, une protubérance triangulaire de 271 ha disparut littéralement dans les replis de l’histoire. Le traité frontalier d’Aix-la-Chapelle (1816) régularisa cette erreur en érigeant l’enclave en un territoire neutre, une zone frontalière, voire un no man’s land entre le royaume de Prusse et le Royaume-Uni des Pays-Bas, qui allait plus tard donner naissance à la Belgique et aux Pays-Bas actuels.

Plus loin dans le temps, un gisement d’oxyde de zinc ou «calamine» – déjà connu dans l’Antiquité, mais dont la prospérité ne remonte qu’au XIXe siècle – est à l’origine du petit État. L’histoire de Moresnet est par conséquent l’histoire du zinc et celle, improbable, de la formation d’un État grand comme un timbre-poste, qui doit son existence à la technologie industrielle, à la géopolitique et au pur hasard. Hormis à La Calamine, une petite ville belge des cantons de l’Est qui abrite un musée local consacré à Moresnet, tout le monde aujourd’hui a oublié l’histoire de ce pays effacé des mémoires. Toutefois, deux ouvrages parus en 2016 en retracent la destinée.

Zink (Zinc), est signé David Van Reybrouck. L’auteur du livre primé Congo. Une histoire a choisi cette fois-ci un sujet d’une tout autre envergure. En effet, comparé au Congo, Moresnet avoisine la taille de l’atome. Cependant, l’œuvre de Van Reybrouck conserve ses traits distinctifs. Tout comme dans Congo. Une histoire, l’auteur s’emploie dans Zink à dévoiler la petite histoire, aussi insignifiante soit-elle, derrière l’histoire.

Il fait des recherches dans les archives et à la bibliothèque, mais abandonne bien vite les sources écrites pour entreprendre de remonter le temps à la rencontre des lieux et des habitants de Moresnet. La maison de repos et de soins est sa deuxième salle d’archives. Il discute avec l’historien régional au café du village. Dans le salon des Rixen, il écoute l’histoire de la famille, son bloc-notes à la main. Il met ses chaussures de montagne pour explorer les bois du Moresnet neutre d’antan, si propices à la contrebande, et contemple le trou béant de la mine de zinc abandonnée, le Kul de La Calamine. Il assiste au conseil communal et à la kermesse. À sa table de travail, il mêle impressions et récits aux sources historiques pour obtenir son Zink finement ciselé.

Couramment répertorié comme un intellectuel, Van Reybrouck est aussi un habile artisan. Page après page, il met en scène le passé tel qu’il s’est offert à son regard, alternant narration historique et compte rendu de ses expériences d’embedded historian. Dans l’alchimie du processus d’écriture, les notes de terrain se font littérature.

Van Reybrouck entremêle le destin d’un homme, Joseph Rixen, au zinc de Moresnet et à l’histoire de l’Europe environnante. Né à Moresnet en 1903, Rixen assiste à l’âge de seize ans à la disparition de son pays natal au cours des négociations de paix à Versailles, où l’erreur commise à Vienne est corrigée cent ans plus tard. Ensuite, la guerre et la diplomatie le ballottent entre l’est et l’ouest, au gré des appropriations successives de l’ancien Moresnet par l’Allemagne et la Belgique. Les passages consacrés à la Seconde Guerre mondiale sont particulièrement poignants. À quarante ans, Rixen, redevenu Allemand après l’annexion des cantons de l’Est par Hitler, est forcé de combattre la Belgique, pays cher à son cœur et auquel il appartenait depuis 1919. Or, la guerre terminée, celui-ci le traitera en collaborateur. Les frontières mouvantes de l’ancien Moresnet ont poussé Rixen dans un camp avant de l’entraîner dans une guerre, sans que lui soit jamais demandé son avis. C’est pourquoi il passera ses dernières années le plus souvent assis à sa fenêtre.

Une question frontalière mal réglée en 1816 continue un siècle plus tard à dévaster la vie de gens ordinaires. Tel est le message de Zink: l’empreinte inexorable des événements historiques sur des existences banales, l’infinie complexité de l’histoire, la fatalité des frontières et la rapidité avec laquelle un pays peut tomber dans les oubliettes du passé. Cet ouvrage concis témoigne d’une grande maîtrise, la forme de Zink rendant elle aussi hommage à l’histoire, petite et grande, de Moresnet.

Le journaliste Philip Dröge est l’auteur du second livre consacré à Moresnet, ce minuscule pays qui aurait eu deux cents ans le 26 juin 2016. Moresnet. Opkomst en ondergang van een vergeten buurlandje (Moresnet. Naissance et déclin d’un petit pays voisin oublié) est une monographie exhaustive qui prête une grande attention aux aspects insolites du mini-État: la contrebande, les allures de Far West, le statut absurde, les incidents frontaliers, la taille réduite et les pouvoirs de police étendus d’un garde champêtre. L’ouvrage, s’il n’est pas une publication scientifique, s’appuie toutefois sur une étude approfondie de la littérature et des sources, mentionnées en fin d’ouvrage.

Comme si l’histoire de Moresnet n’était pas suffisante en elle-même, Dröge choisit d’ajouter une «légère dramatisation» à son propos. S’il prend bien soin d’indiquer les passages concernés, cela donne toutefois l’impression au lecteur de lire une histoire dopée à l’EPO. Le procédé convainc tout aussi peu en tant que «lubrifiant» pour agrémenter les faits: chaque chapitre commence par le même genre de tableau historique «dramatisé», sous forme de scène de roman mal ficelée. Les stéréotypes y abondent: parquet grinçant, domestique bredouillant, fonctionnaire prussien austère. Moresnet relève trop du produit journalistique et trop peu du livre pour convaincre vraiment.

En fin de compte, le talon d’Achille de Moresnet est Moresnet lui-même. L’étonnement suscité par une bizarrerie géographique qui doit sa notoriété au zinc, à la contrebande et à l’esperato. Il est un peu mince pour remplir tout un livre. Au fond, Moresnet est l’histoire des tentatives d’abolition d’un pays, le récit d’un combat de boxe entre est et ouest sans cesse disputé par d’autres acteurs, mais s’achevant toujours sur un match nul. On ne peut être indéfiniment surpris par le même phénomène.

Van Reybrouck utilise Moresnet comme cadre d’un récit personnel et presque universel sur l’homme ballotté par des forces qui le dépassent. Dans le Moresnet de Philip Dröge, il ne reste que l’histoire, «légèrement dramatisée» et quelque peu lassante à la longue.

Ruben Mantels

Ruben Mantels

historien attaché à l'université de Gand

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