Parler avec les mains : les langues des signes aux Pays-Bas et en Flandre
Les langues des signes sont des langues «visuo-gestuelles» pratiquées par des communautés de sourds. Ce sont des langues naturelles à part entière, qui possèdent leur propre lexique et leur propre grammaire. Contrairement à une opinion largement répandue, il n’existe pas de langue des signes universelle. Les langues des signes ne forment pas non plus une communication verbale traduite par des gestes, ce sont des langues autonomes. Ainsi, deux pays partageant une même langue parlée peuvent avoir chacun une langue des signes différente. Aux Pays-Bas et en Flandre, la partie nord de la Belgique, on parle la même langue, mais on ne «signe» pas la même langue. La Nederlandse Gebarentaal (NGT
ou langue des signes néerlandaise) et la Vlaamse Gebarentaal (VGT
ou langue des signes flamande) constituent deux langues des signes différentes.
La transmission d’une langue des signes d’une génération à l’autre ne se fait pas de la même manière que pour les langues vocales. La quasi-totalité (90 à 95%) des enfants sourds ont des parents entendants qui pour la plupart ne connaissent aucune langue des signes. Jusqu’au milieu des années 1990, les enfants sourds en Flandre et aux Pays-Bas ne découvraient la langue des signes qu’au moment d’entrer dans une école spécialisée.
L’acquisition de la langue des signes se faisait surtout dans la cour de récréation et à l’internat, dans leurs contacts avec des élèves plus âgés, car la langue des signes n’était ni apprise en classe ni utilisée comme vecteur d’enseignement. Aujourd’hui, en Flandre comme aux Pays-Bas, de nombreux enfants sourds sont intégrés dans des écoles d’entendants. Les écoles de sourds jouent donc un rôle bien moindre et la transmission de la langue des signes néerlandaise (NGT) ou flamande (VGT) des enfants plus âgés aux plus jeunes ne s’en trouve pas facilitée.
© INJS Paris.
Le prêtre français Charles-Michel de L’Épée a laissé son empreinte sur la pédagogie des sourds, y compris aux Pays-Bas et en Belgique. Il s’est mis à enseigner à des enfants sourds en 1764, à Paris. Son approche didactique était alors sans équivalent. Il avait recours aux gestes. L’abbé de L’Épée et son École des sourds-muets de Paris ont suscité la curiosité: de nombreux intéressés sont venus en visite puis ont créé des écoles de sourds sur le modèle français dans leurs pays respectifs. Il en a été ainsi de H.D. Guyot, qui a fondé en 1784 la première école de sourds néerlandaise à Groningue. En Belgique également, les premières écoles de sourds ont clairement subi l’influence parisienne et, comme dans bien d’autres pays, leur création est allée de pair avec l’adoption de la «méthode française» et (en partie) de la vieille langue des signes française. Pourtant, en Flandre comme aux Pays-Bas, la «méthode orale» n’a pas tardé à supplanter la «méthode gestuelle», et les gestes ont disparu des classes.
Étant donné que les échanges entre écoles de sourds étaient rares et aussi que les enfants sourds apprenaient les gestes les uns des autres, des variantes régionales ont fait leur apparition et se sont maintenues: l’usage d’une variante régionale de la langue des signes néerlandaise (NGT) ou flamande (VGT) s’est instauré à l’intérieur et autour de chaque école, avec des différences lexicales, surtout, par rapport aux autres variantes.
L’influence de la modalité
Des études ont montré que les langues des signes non apparentées diffèrent moins les unes des autres que les langues parlées. Cela tient entre autres à l’influence de la modalité visuo-gestuelle sur la structure des langues des signes. Les «signeurs» utilisent par exemple l’espace et peuvent utiliser simultanément plusieurs articulateurs (parties du corps visibles et mobiles intervenant dans la transmission du message). Pour indiquer qu’une voiture se rapproche d’une personne debout, la langue des signes flamande ou néerlandaise permet de former la construction suivante:
La main droite représente ici la personne, la main gauche la voiture, et le mouvement de la main gauche vers la main droite le déplacement de la voiture. Les mains jouent ici le rôle de classificateurs. Les constructions à classificateurs sont sans doute utilisées dans toutes les langues des signes et, bien que les configurations des mains obéissent à des conventions et qu’il existe souvent des différences d’une langue des signes à une autre, ces constructions semblent souvent identiques dans de nombreuses langues des signes. Parallèlement à l’utilisation d’une construction à classificateurs, le signeur peut aussi «montrer» la stupeur de la personne qui voit la voiture se rapprocher en la mimant par la posture du corps et l’expression du visage.
«Vlaamse gebarentaal» et langue des signes de Belgique francophone
La moitié sud de la Belgique utilise non seulement une langue parlée différente de celle de la Flandre, mais aussi une autre langue signée, la langue des signes de Belgique francophone (LSFB). Il y a à peine une trentaine d’années, on n’hésitait pas à parler d’une «langue des signes belge» et on pensait que les différentes variantes régionales de Belgique formaient une seule et même langue des signes. Jusque dans les années 1970, il n’existait qu’une seule fédération belge de sourds. La fédéralisation de la Belgique a eu pour effet de scinder en deux cette fédération pour donner naissance à deux organismes, une fédération flamande et une fédération wallonne. Pour la langue des signes, la fédéralisation du pays a entraîné une réduction des contacts entre sourds flamands et sourds wallons et un nombre croissant d’initiatives, soit en Flandre, soit dans la partie francophone de la Belgique. En 2000, la Communauté flamande des sourds a choisi le nom de Vlaamse Gebarentaal pour désigner l’ensemble des variantes de la langue des signes existant en Flandre.
Quelles différences existe-t-il entre la «Nederlandse Gebarentaal», la «Vlaamse Gebarentaal» et la «langue des signes de Belgique francophone»?
Les études sur les ressemblances et les différences entre la Nederlandse Gebarentaal (langue des signes néerlandaise), la Vlaamse Gebarentaal
(langue des signes flamande) et la langue des signes de Belgique francophone sont rares, mais les signeurs, en Flandre notamment, font souvent le constat qu’il existe moins de différences entre la VGT et la LSFB qu’entre la VGT et la NGT. Dans une étude succincte et relativement ancienne, Bencie Woll (1984) compare les gestes dans douze langues des signes différentes, surtout européennes, dont la NGT, la VGT et ce qu’elle appelle la «langue des signes wallonne». Elle conclut que les langues des signes wallonne et flamande ont de nombreux signes en commun, tandis que la VGT et la NGT sont parmi celles qui présentent le moins de similitudes.
Deux articles consacrés à la langue des signes en Flandre et aux Pays-Bas (Schermer & Vermeerbergen, 2004; Vermeerbergen, et al., 2013) ne constituent pas des études mais traitent de la relation entre la VGT et la NGT. Dans les deux articles, l’accent est mis sur la possibilité d’une influence historique de la vieille langue des signes française (VLSF) par le biais de l’enseignement des sourds (évoqué plus haut) et sur le rôle des éléments vocaux. Ces éléments sont des mots ou des parties de mots de la langue parlée qui accompagnent la production du signe manuel. En formant le signe dont le sens est STOEL (chaise), par exemple, le signeur articule vocalement (avec ou sans émission de son) le mot néerlandais stoel; le signe ZITTEN (assis) s’accompagne généralement de l’élément vocal zit ou même zi. On a cherché à savoir quelles fonctions l’élément vocal pouvait remplir dans la langue des signes néerlandaise. L’une d’elles était une fonction distinctive, permettant de faire la différence, par exemple, entre les signes BROER (frère) et ZUS (sœur) pour lesquels la configuration manuelle est identique. Comme les signeurs flamands et néerlandais utilisent des éléments vocaux qui reposent sur le néerlandais parlé, la compréhension de «l’autre» langue des signes pourrait s’en trouver facilitée.
C’est précisément ce que A. Sáfár, L. Meurant, T. Haesenne, E. Nauta, D. De Weerdt et E. Ormel ont analysé en 2015. Dans leur étude, ils ont cherché à savoir si les sourds néerlandais comprenaient plus facilement la VGT que les sourds wallons et vice-versa et quel était alors le rôle des éléments vocaux et de certaines structures iconiques comme les constructions à classificateurs. Leurs conclusions peuvent être résumées de la façon suivante: l’usage de structures iconiques dans la VGT facilite la compréhension de cette langue par les signeurs néerlandais et wallons.
Les éléments vocaux permettent aux signeurs néerlandais de mieux comprendre la VGT. C’est bien moins le cas pour les signeurs wallons. Il n’empêche que la similitude entre certains mots néerlandais et français (comme chocolade et chocolat) a pour effet que les éléments vocaux constituent parfois une aide pour les sourds wallons. Lorsque les éléments vocaux sont rendus invisibles, les sourds wallons comprennent la VGT plus facilement que les sourds néerlandais, mais la différence est moins grande que ce que les chercheurs pensaient.
Variation régionale, standardisation et reconnaissance officielle
Comme nous l’avons vu, il existe des variantes régionales, tant en Flandre qu’aux Pays-Bas. La Communauté flamande des sourds a décidé en 1997 de ne pas s’orienter vers une standardisation imposée.
Le dictionnaire en ligne de la VGT, publié pour la première fois en 2004, reflète donc les variations régionales existantes.
Depuis 2002, il existe aux Pays-Bas un lexique standard des signes de base et pédagogiques. Cette standardisation s’est faite à partir d’un très large inventaire de plus de 15 000 signes, qui a mis en évidence le fait que la région nord (Groningue) et la région ouest / sud présentaient les plus grandes différences. Le dictionnaire officiel en ligne de la NGT contient aussi bien des signes standard que des variantes régionales.
La standardisation d’une partie du lexique de la NGT était une exigence posée par les autorités néerlandaises en contrepartie de la reconnaissance légale de cette langue, mais elle n’est toujours pas effective. Pendant des années, différentes commissions ont débattu de cette reconnaissance. En 2019, trois partis politiques ont déposé une proposition de loi et il faut espérer que le vote pourra intervenir en 2020 et que la Nederlandse Gebarentaal sera alors officiellement reconnue. La Vlaamse Gebarentaal a été reconnue en 2006 par l’autorité flamande comme étant la langue visuo-gestuelle naturelle utilisée dans la Communauté flamande et la région bilingue de Bruxelles-Capitale. Trois ans plus tôt, en 2003, le Parlement de la Communauté française de Belgique avait reconnu la langue des signes de Belgique francophone.
T.