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arts

Le peintre Pieter Jennes est avant tout un conteur d’histoires

Par Maya Toebat, traduit par Caroline Coppens
1 septembre 2023 7 min. temps de lecture

Lorsqu’il crée de nouvelles œuvres, le peintre flamand Pieter Jennes se laisser guider par une histoire pour aboutir à la matière. Les scènes vives et ironiques respirent le plaisir de créer. «Mes tableaux contiennent encore toutes mes erreurs. Sans cela, ce ne serait que de la simple exécution.»

Lorsque j’arrive à l’atelier de Pieter Jennes (°1990) à Anvers, il m’attend en compagnie d’un stagiaire. Il a rangé l’endroit pour l’occasion, me dit-il. Même s’il reste des centaines de pots de peinture sur une grande table et tout un paquet de toiles appuyées contre le mur. Celles-ci sont destinées au salon d’art Frieze à Séoul en septembre, où il tiendra un stand solo à la Vacancy Gallery.

Il retourne les grandes toiles une à une. Je vois un clown, un chat en feu et, comme toujours, beaucoup d’oiseaux et d’arbres. «J’avais lu un texte sur un cirque à Berchem [à Anvers] où un incendie s’était déclaré dans les années 1930», raconte-t-il. «Quelques animaux avaient pu s’échapper, mais deux éléphants et un tigre sont restés dans les flammes. De plus, les pompiers ne pouvaient pas éteindre le feu, car ils avaient vidé le réservoir d’eau pour qu’il ne gèle pas en hiver».

Jennes a vu la scène comme s’il y était. Comment les animaux se sont précipités dans l’arène, comment l’épaisse peau des éléphants s’est mise à roussir… Lorsqu’il s’est avéré que c’était le clown qui avait mis le feu à la demande de son nouveau cirque, l’artiste avait d’emblée un personnage idéal à mettre en scène. Nous regardons le tableau Ongelukkig in Amsterdam (Malheureux à Amsterdam), où il représente le farceur réfléchissant à son plan, vêtu d’un costume d’arlequin que le peintre a vu sur Harry Styles.

Le clown capte l’ambiance qui plane souvent sur l’œuvre de Jennes. Le rire et les larmes, le jeu et la taquinerie, le masque joyeux qui dégage en même temps quelque chose de profondément malheureux. Les personnages de ses tableaux ont un air folklorique et quelque peu naïf dans leurs vêtements fleuris, mais ne sont jamais insouciants.

Sous les apparences se cache une atmosphère inquiétante et grinçante, difficile à sonder. «Si je voulais un succès commercial, je ne peindrais que de jolies fleurs et des animaux, mais je préfère peindre un tigre en train de dévorer un cheval. Il ne faut pas que ce soit trop mielleux –ou si, mielleux au point de casser l’émail des dents.»

Chemins de traverse

Pieter Jennes est un peintre pur sang, mais il est avant tout un conteur d’histoires. Pour ses histoires, il trouve l’inspiration partout: dans un petit article sur internet, dans une pile de livres, dans les anecdotes de ses amis, en se promenant dans son quartier ou sur un marché aux puces, et bien sûr dans l’histoire de l’art.

Ainsi, pour la série qu’il a présentée au printemps dernier lors de son exposition solo au salon BE-PART à Courtrai, il s’est vaguement référé à l’exposition Bulldozer. Si cette exposition en plein air, organisée dans un parc de Moscou en 1974, n’était pas révolutionnaire en soi, son résultat l’a été. En effet, les artistes russes étaient des dissidents et des policiers déguisés en jardiniers municipaux équipés de canons à eaux et de bulldozers ont mis fin à l’exposition.

De tels événements incitent Jennes à se saisir d’un pinceau. Ensuite, les histoires commencent à mener leur propre vie. «Pour partir, il faut avoir un endroit où aller, mais la destination peut changer. Peut-être que vous partez pour Paris et qu’en cours de route, vous changez d’avis et préférez aller à Strasbourg. Ces chemins de traverse, je les emprunte aussi lorsque je peins.»

C’est ainsi qu’il a transformé le tigre en feu du cirque en un chat en flammes. Et lorsqu’une amie lui a annoncé qu’elle avait perdu son chat, l’artiste a représenté toute une série de chats perdus.

Tactile

Les virages sont inévitables, car Jennes ne fait aucune ébauche préalable. Il peint ses idées directement sur la toile. S’il veut ajouter un oiseau, il le fait aussitôt. S’il veut voir si des éclaboussures de peinture ajoutent de la valeur à l’ensemble, il n’y a qu’une seule façon de le savoir: en essayant. «Mes tableaux contiennent encore toutes mes erreurs. Sans cela, vous ne faites qu’exécuter et le plaisir disparaît».

Ainsi, ce qui part d’une idée devient rapidement le plaisir de créer. Il passe d’une toile à l’autre, les élaborant avec des couches de peinture jusqu’à ce qu’elles prennent des proportions sculpturales. «Je considère un tableau comme un objet. De nos jours, de nombreuses peintures sont aussi plates que des photographies et la main de l’artiste en a été retirée. Moi, en revanche, je me considère comme un peintre-peintre. Il faut pouvoir sentir la peau de la peinture».

La perspective tordue et médiévale de ses œuvres devient tridimensionnelle grâce aux griffures dans l’écorce de l’arbre, au signe d’un chemin de grande randonnée (GR) sur le tronc ou aux nuages qui, comme dans un collage, se trouvent sur la couche la plus profonde de la toile.

Comme ses toiles étaient de plus en plus fréquemment comparées à des collages, Jennes a commencé à expérimenter avec ce médium. Ces collages ont été montrés pour la première fois lors de l’exposition de Courtrai.

Un autre élément inattendu de cette exposition était les trente poupées d’oies disposées dans la salle. «Je craignais que le grand espace ne ressemble à un couloir si je ne le remplissais que de peintures. Les oies apparaissent souvent dans mon travail et, dans la série, toutes les peintures ont aussi dans le bas un motif à carreaux. Cela m’a fait penser à un jeu de l’oie.»

Pour le peintre, il est important que l’expérience soit totale. C’est pourquoi il a également fabriqué des chaises et une table basse dans le style de ses œuvres pour que les visiteurs puissent s’y asseoir lors des salons d’art. Pendant notre entretien, il est en train de couler des statuettes de grenouilles en étain. «Dans mon travail, les animaux sont des témoins silencieux, qui regardent le clown se débattre avec sa conscience, par exemple», explique-t-il, «mais leur rôle n’apparaîtra que plus tard.»

Buzz

Jennes est l’un des rares adultes à n’avoir jamais cessé de jouer. Lorsqu’il est pris d’une idée folle, il ne la repousse pas, mais cherche à la concrétiser. Il a remarqué que c’était là que résidait son talent lorsqu’il a suivi des cours de dessin, puis lors de ses études secondaires en filière artistique, et enfin pendant sa formation de peinture à l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers.

Faire des études d’art est une chose, pouvoir travailler en tant qu’artiste en est une autre. Lorsque Jennes a obtenu son diplôme en 2013, il y avait peu de perspectives dans ce secteur. «Pendant mes études, le jeudi soir, j’écumais les galeries d’art du quartier sud d’Anvers avec des amis, surtout pour profiter du vin gratuit. (rires) Mais lorsque j’ai quitté l’Académie, la majorité de ces galeries avaient disparu en raison du krach économique.»

Il a suivi ensuite un cours d’études curatoriales à l’Académie de Gand et a fait un stage au Kunstinstituut Melly à Rotterdam, même s’il souhaitait avant tout faire de l’art lui-même. Il s’est cherché pendant cinq ans, jusqu’à ce qu’il soit invité à participer à une exposition de groupe près de la place Roosevelt à Anvers, en 2018. C’est là que la machine s’est mise en route. «Toutes mes œuvres ont été vendues. Ils n’avaient jamais vu ça.» Il le raconte comme s’il n’arrivait toujours pas à y croire. «Tout à coup, j’ai été l’objet d’un buzz. J’ai même eu le luxe de pouvoir choisir entre plusieurs galeries.»

Exotisme

Finalement, il a accepté l’offre de la galerie anversoise Sofie Van de Velde et, depuis plusieurs années, il est également représenté à l’international par la galerie Nino Mier, basée à Los Angeles. En outre, pour Frieze Seoul, il collabore pour la première fois avec la Vacancy Gallery de Shanghai. Le succès qu’il rencontre à l’étranger, il l’explique par le fait que son travail y est considéré comme «exotique». Européen aussi, dans la lignée des peintres flamands, comme Brueghel ou Ensor.

à l’étranger, son travail est considéré comme «exotique» mais européen aussi, dans la lignée des peintres flamands comme Brueghel ou Ensor

Comme ces maîtres, il aime les scènes vives et pleines. Ses tableaux baignent dans une démesure baroque, avec des foules de gens, d’oiseaux, de grenouilles et de moustiques qui peuvent bouger à tout moment. Lorsque je l’interroge sur son style, ou que j’essaie de l’exprimer par des mots, il se renfrogne. Il doute qu’il existe un «style Pieter Jennes». Il n’y tient pas, d’ailleurs. «Que je peigne une scène urbaine ou un homme sur un bateau, les deux sont reconnaissables comme étant de ma main, mais je me vois surtout évoluer. En trois ans, j’ai beaucoup progressé.»

Preuve en est que son œuvre n’est plus seulement constituée de peintures. Il y avait déjà des collages, et pour l’exposition solo chez Sofie Van de Velde en septembre, il travaille sur une série d’eaux-fortes. «Je n’en avais encore jamais fait et cela me plaît beaucoup. Il suffit de regarder les dates.» Il montre les épreuves. «Elles ont presque toutes été réalisées la même semaine.»

Du 2 septembre au 8 octobre 2023, Pieter Jennes présente une exposition solo à la galerie Sofie de la Velde à Anvers.
Maya

Maya Toebat

journaliste indépendante et éditrice

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