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Pourquoi certains écrivains choisissent d’écrire dans une langue artificielle

Par Marc van Oostendorp, traduit par Maxime Kinique
27 mai 2025 12 min. temps de lecture

En Belgique et aux Pays-Bas, le nombre de langues qui s’offrent à quiconque souhaitant écrire est grand: du néerlandais et ses dialectes jusqu’au français et à l’allemand, en passant par le frison, sans même parler des langues venues de l’immigration. Certains se tournent pourtant vers des langues artificielles telles que l’espéranto, l’ido et le volapük. Marc van Oostendorp, lui-même espérantiste, nous présente trois écrivains méconnus des Plats Pays qui ont fait ce choix.

Écrire implique de faire des choix, et pour tout auteur ou autrice polyglotte, le premier d’entre eux consiste à déterminer sa langue d’écriture. Opterez-vous pour la langue ou le dialecte que vous parlez au quotidien, et qui est peut-être aussi celle ou celui de vos personnages? Ou lui préférerez-vous une langue parlée par davantage de monde, afin d’atteindre un public plus large?

Dans un cas comme dans l’autre, votre choix sera respectable, mais il arrive également que des écrivains optent pour une langue qui n’est pas leur langue maternelle, que personne dans leur entourage ne parle ou même que très peu de monde parle à plus large échelle, voire qui n’est carrément la langue maternelle de personne. Une langue qui n’a pas évolué au fil des siècles comme l’ont fait le néerlandais, le chinois ou l’arabe, mais qui a été créée de toutes pièces –tel l’espéranto, qui a été présenté en 1887 par l’ophtalmologue judéo-polonais Lejzer Zamenhof afin de favoriser la communication internationale, ou le dothraki, que l’Américain David Peterson a imaginé au XXIe siècle pour les besoins de la série télévisée Game of Thrones. L’espéranto et le dothraki sont deux exemples de langues sans locuteurs natifs, sans peuple et sans tradition.

Pourquoi, alors, vouloir composer des poèmes ou raconter des histoires dans une telle langue? Certains écrivains le font par idéalisme –à travers leur production littéraire, ils entendent renforcer encore la dimension universelle de la langue dans laquelle ils écrivent–, d’autres parce qu’ils considèrent qu’ils peuvent dire davantage de choses encore que dans toutes les autres langues qu’ils connaissent. Qu’une telle langue leur offre une plus grande liberté pour trouver leur propre voie et leur propre voix en raison, précisément, de son caractère artificiel.

De temps à autre, on voit apparaître ce genre d’auteurs, y compris aux Pays-Bas et en Belgique. Pour des raisons évidentes, ces écrivains ne jouissent pas d’un grand lectorat, mais cela ne semble pas les affecter. Trois d’entre eux méritent néanmoins que l’on entretienne leur souvenir: Andreas Juste, Hendrik Jan Bulthuis et Bertus Smit.

Langues artificielles

Juste, Bulthuis et Smit baignent tous les trois dans une tradition idéaliste et utilisent des langues qui ont vocation à l’universalisme. Cette idée de langue universelle est très présente à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Techniquement parlant, la perspective d’une communication internationale apparaît comme plus réalisable en raison, notamment, de la construction d’un réseau ferroviaire et de l’invention de la télégraphie, mais encore faut-il trouver un moyen de briser les barrières linguistiques. À cette époque, la foi dans la raison humaine est quasi totale: si les langues existantes sont trop compliquées parce que leurs règles connaissent trop d’exceptions ou qu’elles sont trop sensibles sur le plan politique pour pouvoir prétendre au statut de langue universelle, à l’image du français et de l’allemand, pourquoi ne pas en concevoir une nouvelle qui serait plus simple et plus neutre?

L’espéranto de Lejzer Zamenhof sera l’exemple le plus connu de ce bouillonnement intellectuel –de tous les projets nés au XIXe siècle, c’est encore et toujours le plus vivace, avec un nombre de locuteurs estimé à quelques centaines de milliers à l’échelle mondiale –, mais il existe certainement des centaines d’autres langues artificielles, avec des noms tels que mondial, interlingua et latino sine flexione.

Au fil du temps, des langues seront également inventées pour d’autres raisons. Ces dernières décennies, on constate que l’objectif est, souvent, de permettre la communication dans des univers fictifs imaginés par des réalisateurs de films fantastiques et pour les besoins de séries Netflix comme Game of Thrones, dont on a déjà parlé, mais aussi Dune et House of the Vampires. Plus loin dans le temps, J.R.R. Tolkien avait créé des langues elfiques pour son ouvrage Le Seigneur des anneaux. Des fans ont certes appris ces langues, mais celles-ci n’ont pas suscité le même enthousiasme pour la production littéraire que les langues idéalistes il y a un siècle environ.

Un avocat isolé

Le plus talentueux des poètes de Belgique et des Pays-Bas ayant écrit dans une langue artificielle est Andreas Juste (1918-1998), un avocat de Charleroi. Après la Seconde Guerre mondiale, il découvre l’ido, une «version améliorée de l’espéranto» née au début du XXe siècle. À l’époque, un groupe d’intellectuels français pensent que la version originale de l’espéranto comporte des problèmes grammaticaux qui entravent sa propagation. Ils veulent éliminer cet écueil et décident d’utiliser le mot latin ed à la place du terme grec kaj en guise de traduction du mot-lien et, d’abandonner des symboles étrangers tels que ĉ et ĝ, etc. Leur réflexion et leur travail déboucheront sur une langue qui est encore identifiée comme un dialecte de l’espéranto (le mot ido signifie descendant dans les deux langues).

Après une lutte fratricide entre partisans de l’ido et adeptes de l’espéranto, l’ido tombe pratiquement dans l’oubli après la guerre. Jusqu’à ce que Juste découvre que cette langue est pour lui, à l’en croire, le vecteur idéal pour exprimer ses pensées et ses émotions.

Entre cette révélation et sa mort, un demi-siècle environ s’écoulera, pendant lequel Juste construira une œuvre impressionnante en ido: des pièces de théâtre, des essais, des traductions, des récits de fiction et des poèmes, beaucoup de poèmes. Il en éditera une partie à compte d’auteur; l’autre partie, quant à elle, ne quittera jamais son bureau. L’œuvre de Juste –que ses enfants seront incapables de lire lorsqu’ils mettront de l’ordre dans la chambre de leur père à son décès– est riche de quelque deux cents titres; les archives sont actuellement conservées au Musée national d’Autriche, qui peut se targuer de posséder la plus grande collection au monde sur les langues artificielles.

Voici, à titre d’exemple, un court poème de style japonais composé par Juste:

De la palaco
Nur un kolono restas
En sola staco;
Ed ibe sur la kresto
Cikoniala nesto

(Du palais/ ne subsiste qu’une colonne/ en une seule pile/ et là sur le chapiteau/ un nid de cigogne.)

La scène de désolation ici décrite en cinq vers peut également être interprétée comme une métaphore de la poésie en ido, avec le poète qui construit un nid sur les rares vestiges des grands idéaux. Cette interprétation ne manque pas de pertinence lorsqu’on sait que l’image du poète totalement isolé et chantant dans une langue qu’il espère universelle revient régulièrement dans l’œuvre de Juste. À travers celle-ci, le poète carolorégien essaie de maintenir en vie une langue qu’il aime par-dessus tout.

Un fonctionnaire passionné d’espéranto

Si Juste était un poète isolé, c’est nettement moins le cas du romancier néerlandais Hendrik Jan Bulthuis. Celui-ci est toutefois d’une autre génération, puisqu’il a vécu de 1865 à 1945, à une époque où l’idée que les problèmes de communication internationale pourraient être résolus par une langue facile à apprendre –et, rien que pour cette raison, déjà plus démocratique que toutes ces langues nationales si complexes– suscite un grand enthousiasme au sein de la société.

Dans sa jeunesse, Bulthuis a tout d’abord un coup de cœur pour une autre langue artificielle: le volapük. Cette langue est très populaire en Europe avant l’avènement de l’espéranto, mais l’engouement s’étiole à la fin du XIXe siècle à la suite d’une querelle. Un point de désaccord concerne la question de savoir qui fait autorité en matière de volapük: son concepteur original, le prêtre allemand Johann Schleyer, ou la communauté des pratiquants de cette langue dans son ensemble? (Il existe toujours une version de Wikipédia en volapük mais à ma connaissance, plus personne ne présente encore sérieusement cette langue comme langue universelle.) Tout comme beaucoup d’autres d’adeptes du volapük, Bulthuis se tournera lui aussi vers l’espéranto, qui a au moins pour avantage que son concepteur ne réclame pas de droits d’auteur!

En quelques années, le fils de fermiers qu’est Bulthuis devient agent des finances à La Haye, mais depuis qu’il a découvert l’espéranto en 1901, il consacre pour ainsi dire chaque minute de son temps libre à cette langue. Il traduit énormément d’œuvres, notamment des classiques de la littérature du XIXe siècle tels que Jane Eyre de Charlotte Brontë, Kejser og Galilæer (Empereur et Galiléen) de Henrik Ibsen, De kleine Johannes (Le Petit Johannes) de Frederik van Eeden et De leeuw van Vlaanderen (Le lion des Flandres) de Hendrik Conscience. Parallèlement à cette intense activité de traducteur, il écrit trois épais romans et une nouvelle. Bulthuis s’efforce par ailleurs de vivre le plus modestement possible et en 1924, alors qu’il n’a que cinquante-neuf ans, il prend sa retraite de manière anticipée pour se consacrer pleinement à sa passion pour l’écriture en espéranto.

L’un de ces romans s’intitule en espéranto La vila mano (La main poilue) et est généralement considéré comme le meilleur des trois qu’il a écrits. Il s’agit en grande partie d’un roman de terroir qui se déroule dans le Groningen (Groningue) de la jeunesse de Bulthuis, avec une touche de fantastique: la main poilue à laquelle le titre fait allusion est celle, flottante, d’un orang-outan qui chamboule la vie des villageois. Le livre sera traduit et adapté ultérieurement par, entre autres, Rico Bulthuis, le fils de Hendrik Jan, et sera publié en 1977 sous le titre De taveerne van Piet Rabbel (La Taverne de Piet Rabbel).

Nous vous invitons ci-dessous à comparer la première phrase de la version originale avec celle de la version adaptée:

Peĉjo Klakilo (en realo lia nomo estis Peter Blunt) kviete sidis sur la kanapo kaj deklamis la supre cititan kanton, akompanante ĝin per laǔtaj klakadoj de siaj manoj, brue kunfrapante ilin ĉe ĉiu akcentigata silabo, kiun li plilaǔtigis.

Pieter Blunt, die in het hele dorp Piet Rabbel werd genoemd, zat op een leren canapé in de grote gelagkamer van zijn taveerne ‘Het groene paard’ en hij declameerde zacht in zichzelf het oude versje van ‘Pierlala lag in de kist’ dat hij van zijn moeder had geleerd. Hij klapte op de maat van het rijmpje vergenoegd in zijn handen, want hij was altijd in een uitstekend humeur als hij zo declameerde.

 (Pieter Blunt, que tout le village appelait Piet Rabbel, était assis dans un canapé en cuir dans la grande salle à manger de sa taverne Het groene paard (Le cheval vert). Il déclamait silencieusement le vieux poème Pierlala lag in de kist (Pierlala reposait dans le cercueil) que sa mère lui avait appris. Il battait la mesure de la rime avec joie, car il était toujours d’excellente humeur lorsqu’il déclamait de la sorte).

Rico Bulthuis (1911-2009), le fils de Hendrik Jan, deviendra plus tard écrivain lui aussi, mais il rédigera son œuvre en néerlandais. Dans ses mémoires intitulées De dagen na donderdag (Les jours après jeudi) et parues en 1980, il décrit comment, le soir, dans la belle maison de ses parents à La Haye, «des poètes espérantistes à l’haleine d’ail parlaient de l’avenir doré qui adviendrait si la langue auxiliaire mondiale née dans un cerveau génial venait à être introduite dans toutes les écoles!»

Hendrik Jan Bulthuis est par ailleurs le patriarche d’une famille néerlandaise qui, aujourd’hui encore, jouit d’une belle notoriété sur la scène artistique. Rico est le père de Sacha Bulthuis (1948-2009), une actrice connue qui est elle-même la mère de deux autres acteurs renommés: Aus (jr.) et Pauline Greidanus.

Un partisan de l’espéranto…mais aussi du fascisme

Dans un registre nettement plus marginal, l’Amstellodamois Bertus (ou Adalberto) Smit (1897-1994) apparaît comme le poète en langue artificielle qui a eu la vie la plus mouvementée dans nos contrées. Fruit probable des ébats entre un cardinal allemand issu d’une famille noble et une infirmière néerlandaise, il baigne, vers la fin des années 1920 et le début des années 1930, dans l’univers étrange du fascisme néerlandais –même s’il est le type de fasciste qui, dès le début, semble très éloigné du national-socialisme standard.

À la fin de la guerre, il est détenu dans un camp de concentration parce qu’il a eu l’outrecuidance de critiquer très durement Hitler dans la brochure Führer, de doden klagen u aan (Führer, les morts vous accusent). Après la guerre, il s’investit entre autres dans une association qui favorise les relations américano-néerlandaises et, plus tard encore, il participe aux actions de protestation des squatteurs contre la construction d’un métro autour du Nieuwmarkt à Amsterdam.

Smit est également connu pour changer continuellement de profession. Dans son livre Een man van vele namen (Un homme avec beaucoup de noms), paru en 2017, son biographe Willem Huberts dresse la liste des différents métiers qu’il a exercés: «vendeur de chaussures, employé de magasin, propagandiste, poète, activiste politique, historien, voyageur d’affaires, traducteur, dessinateur et journaliste». Et d’ajouter que «cette liste n’est pas exhaustive!»

Malgré cette vie professionnelle trépidante, Smit trouve le temps de composer des poèmes en espéranto, pour la plupart un peu à la guimauve. Fasciste et espérantiste, voilà une combinaison étonnante, ne serait-ce que parce que cette langue a été inventée par un juif polonais afin de rapprocher les peuples. Selon moi, les poèmes de Smit ne contiennent d’ailleurs guère d’éléments qui soulignent ses inclinations fascistes. Voici le début d’un poème que l’on peut lire dans son recueil Roseroj (Gouttes de rosée), paru en 1930:

Al pola amikineto

En profunda la interno
De grand-urba lu-kazerno,
Meze de la urba zum’
Malproksime de la lum’,
Inter tute kalvaj muroj –
Grize flavaj kaj malpuraj,
Loĝas mia etulin’,–
Ĉarma, bela junfraǔlin’.

(À une petite amie polonaise: dans les entrailles d’un taudis, au milieu du bourdonnement d’une grande ville, loin de la lumière, entre des murs complètement nus, jaunâtres et sales, habite ma petite, – une jeune femme belle et charmante)

Rétrospectivement, on peut peut-être affirmer que la vie d’Adalberto Smit, comme celle d’un Juste ou d’un Bulthuis, a été plus intéressante que son travail à proprement parler. Tous trois ont consacré beaucoup d’heures de leur vie et toutes leurs forces à une langue, généralement à l’insu de leur entourage. Juste était fasciné par l’idée que cette langue spécifique lui permettait d’exprimer précisément ce qu’il voulait dire; Bulthuis souhaitait, par son travail, contribuer à la construction de la langue universelle de demain; quant à Smit, son choix d’écrire en espéranto est révélateur d’une personnalité agitée qui lui fera changer si souvent de cap durant son existence.

Le résultat de leur travail tient en des étagères pleines d’ouvrages que très peu de gens sont capables de lire. Certains écrivains ne choisissent pas leur langue d’écriture parce qu’ils souhaitent être lus par leurs proches ou espèrent que leur travail deviendra un best-seller, mais parce qu’ils ont décidé d’écrire pour les générations futures –en espérant que celles-ci puissent les lire– ou simplement parce qu’ils ont développé une telle passion pour une langue qu’ils se fichent de savoir qui pourra lire leurs textes.

Marc van Oostendorp

Marc van Oostendorp

professeur de néerlandais et de communication académique à l'université Radboud ; chercheur à l'institut Meertens

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