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société

Rotterdam: la métamorphose du vilain petit canard

Par Derek Blyth, traduit par Alice Mevis
2 août 2021 11 min. temps de lecture

Rotterdam, ancienne cité industrielle froide et grise, a bien changé. Elle est désormais une ville où il fait bon vivre, et combine toute la vibrante énergie de New York au charme de Copenhague.

«Le mariage des esprits est plus grand que celui des corps» peut-on lire en lettres géantes au-dessus de l’escalier menant à la station de métro de la toute nouvelle gare centrale de Rotterdam. Il s’agit d’une citation du philosophe Érasme, citoyen du monde, saluant les voyageurs dès leur arrivée dans la ville.

Né à Rotterdam aux alentours de 1466, cette grande figure de l’Humanisme en Europe était un citoyen du monde. Érasme se voit néanmoins revendiqué par la ville comme l’une des figures majeures de son histoire. On l’y retrouve à chaque coin de rue: sa signature en néon bleu clignote au sommet de l’hôpital Érasme, sa statue se dresse fièrement devant l’église Saint-Laurent (Sint-Laurenskerk), ses mots sont retranscrits sur un monument le long de la Lijnbaan. Lorsqu’un nouveau pont enjambant la Meuse fut construit, c’est donc tout naturellement qu’il fut baptisé –vous l’aurez deviné– Erasmusbrug, ou pont Érasme (bien que les locaux l’appellent communément «Le Cygne» en raison de sa silhouette si caractéristique).

Pourtant, il reste aujourd’hui bien peu de la ville telle qu’Érasme la connaissait. Le 14 mai 1940, la Luftwaffe envoyait 90 avions militaires chargés de bombes qui furent déversées sur la ville. En à peine 15 minutes, le cœur de Rotterdam fut réduit à un tas de gravats. On dénombra un millier de victimes, et 85 000 personnes se retrouvèrent à la rue. De la ville du temps de la Renaissance, il ne reste pratiquement rien, exception faite de la vieille église et d’un grand bâtiment au bord du canal, la Witte Huis (Maison Blanche). Tout le reste fut détruit.

Après la guerre, le centre-ville fut totalement reconstruit, faisant la part belle aux autoroutes et aux constructions modernes, et proposant fièrement les premières rues commerçantes piétonnes d’Europe. Ces innovations suscitèrent l’admiration chez certains; d’autres se plaignirent que la ville avait perdu son âme.

Si vous souhaitez partir à la recherche des reliques de la vieille ville, celle d’avant la guerre, il faudra vous rendre en-dehors de la zone bombardée. De petites perles architecturales ayant survécu aux bombes s’y laissent encore admirer, telles que la maison Sonneveld, construite pour le directeur de la section tabac de l’usine Van Nelle par les mêmes architectes qui avaient construit l’usine elle-même. Il s’agit d’un édifice de style moderniste, pourvu de meubles élégants, d’accessoires vintage et de terrasses ensoleillées. L’audioguide ponctue la visite de fascinantes anecdotes qui vous replongent habilement dans l’atmosphère de l’époque.

Lors de ma première visite à Rotterdam dans les années 1980, la ville ne possédait ni la vitalité artistique d’Amsterdam, ni la beauté paisible de Delft. Les principaux points d’intérêts étaient le Musée Boijmans van Beuningen pour l’art, le vieux port de Delfshaven pour l’ambiance, tandis que le monument érigé par Zadkine commémorant le bombardement rappelait au touriste la raison pour laquelle la ville affichait cet air si moderne. On pouvait flâner dans le quartier commerçant de la Lijnbaan (depuis lors nettement moins innovant qu’à l’origine, des centaines de nouveaux centres commerciaux en ayant à leur tour copié le style), faire un tour en bateau à travers le vieux port et monter au sommet de l’Euromast, et c’était à peu près tout. Rotterdam était une ville fonctionnelle, rien de plus.

Puis subitement, quelque chose changea. Il y a de cela quelques années, j’ai commencé à remarquer un nombre croissant d’articles enthousiastes à propos de Rotterdam. Selon le New York Times, il s’agissait de l’un des «52 lieux incontournables de 2014». En 2016, le Wall Street Journal élevait quant à lui Rotterdam au statut de ville la plus «cool» des Pays-Bas. Rotterdam? Sérieusement? Il fallait que j’aille voir.

Lorsque j’y remis les pieds au cours de l’hiver de 2016, j’avais peine à reconnaître l’endroit. Non loin de la gare flambant neuve imaginée par le bureau Benthem Crouwel Architects, dont la vertigineuse toiture inclinée forme une immense flèche pointant en direction de la ville, se dresse le surprenant complexe d’appartements Markthal conçu par l’agence MVRDV, jeté telle une coquille géante par-dessus un immense marché couvert. Lors d’une promenade le long de l’eau, je remarque que cette partie de la ville a aussi beaucoup changé. L’ancienne piscine Tropicana des années 1970 a notamment été convertie de manière très originale en restaurant.

Mais le plus saisissant à mes yeux était l’apparence générale de la ville elle-même. Dans les années 1980, l’architecture de Rotterdam était loin d’être excitante, mis à part un étrange ensemble de bâtiments à l’architecture expérimentale autour de la gare Rotterdam-Blaak, comprenant les excentriques Cube Houses de Piet Blom, ces petites maisons surmontées de cubes flottants et inclinés, bâties sur un pont traversant un boulevard très fréquenté. 30 ans plus tard, celles-ci paraissent un peu datées, vision d’un futur qui n’est pas parvenu à s’imposer.

Aujourd’hui, les bâtiments dernier cri sont devenus la norme: des dizaines d’audacieux édifices à la pointe de la technologie parsèment la ville. Quelques exemples fameux comprennent la tour anti-pollution conçue par Daan Roosegaarde, qui absorbe les particules de smog, ainsi que le pont Luchtsingel, une passerelle piétonne avant-gardiste financée par une opération de financement participatif ayant pour but de reconnecter et revitaliser trois zones urbaines à moitié oubliées, séparées par des routes à grande circulation. Même le McDonalds s’y est mis: le restaurant de Coolsingel occupe un superbe bâtiment en verre conçu par Mei Architects, remplaçant une vieille structure délabrée des années 1960.

La Rotterdam moderne est une ville en mouvement, qui n’a pas fini de nous surprendre. Elle accumule les projets ambitieux pour les dix années à venir. Parmi eux, le Dutch Windwheel, un gratte-ciel futuriste incluant une turbine éolienne géante la fournissant en énergie. Comment Rotterdam a-t-elle bien pu passer du statut de pire ville des Pays-Bas pour élever une famille à celui de ville dans le vent?

Si vous ne vous plaisez pas ici, on ne vous retient pas

La réponse est peut-être à chercher du côté du maire. Originaire du Maroc, Ahmed Aboutaleb est aux commandes de la ville depuis 2009. Il vous expose virtuellement sa vision de Rotterdam et ses ambitions pour la ville à l’entrée de la petite exposition urbaine située sous l’office du tourisme. «Rotterdam est à ceux qui y habitent», assène-t-il.

Les résultats de ces ambitions sont clairement visibles dans le tout nouveau Rotterdam Museum, dont une importante part est consacrée à la moitié de sa population d’origine étrangère. «Peu importe d’où nous venons, tous ici nous sentons pleinement rotterdamois», peut-on lire sur l’écriteau. Le sens de cette phrase nous apparaît clairement lorsqu’on se tourne vers la photo qui l’accompagne: on peut y voir une famille nombreuse d’origine turque, sourire aux lèvres, vêtue en costume traditionnel hollandais.

La vision d’Aboutaleb a beau être inclusive, cela ne l’empêche pas de se montrer dur envers les extrémistes de tous bords. «Si vous n’aimez pas la liberté, faites vos valises et dégagez», avait-il ouvertement déclaré au lendemain des attaques de Charlie Hebdo.

À son tour, le sociologue Willem Schinkel, professeur à l’université Érasme de Rotterdam, est parvenu à cerner ce qui fait la singularité de la ville lors de son allocution de 2013 intitulée Loving a city without a heart («Comment aimer une ville sans âme»). Selon lui, «Amsterdam est une ville facile à aimer. (…) Rotterdam, par contre, est plus difficile à apprivoiser, car elle ne se laisse jamais vraiment approcher et maintient, de ce fait, une certaine distance. Mais c’est précisément cette inaccessibilité qui ouvre la perspective d’une histoire d’amour originale, le genre d’histoire qui requiert toutefois un effort constant de notre part». Si cela ne vous attire pas, eh bien vous savez où vous rendre.

Manhattan sur la Meuse

Il m’a fallu un moment pour me rendre compte que ce n’était pas dans le centre-ville que ça se passait, mais sur la rive sud du fleuve, dans le quartier de Kop van Zuid. Dans les années 1980, ce quartier n’était qu’une zone industrielle difficilement accessible. Il est désormais relié au centre-ville par le pont Érasme, l’élégant pont à haubans conçu par UNStudio, depuis lequel on a une vue époustouflante digne des plus belles de Manhattan: de là-haut, la ville qui s’étend en contrebas pourrait aussi bien être New York. On ne s’étonne donc pas de tomber sur l’hôtel New York une fois arrivé de l’autre côté du fleuve.

L’hôtel New York occupe un bâtiment en briques datant de 1901, qui fut en son temps le siège de la Holland Amerika Lijn (HAL). Il s’élève sur un lieu symbolique à la pointe de l’île, face à la mer, là où les navires de la HAL levaient les voiles, direction l’Amérique. Une fois que l’ultime paquebot transatlantique eut pris le large en 1971, le quartier alentour fut totalement laissé à l’abandon, et vers la fin des années 1980, le bâtiment désaffecté de la HAL fut pris d’assaut par quelques dizaines de squatteurs.

Puis se produisit un événement qui allait changer le destin de cette zone industrielle désaffectée. L’entrepreneur Daan van der Have se baladait dans le quartier en compagnie du musicien Berry Visser, lorsque ce dernier fit soudain remarquer, en montrant du doigt le vétuste bâtiment de la Holland Amerika Lijn, que celui-ci ferait un magnifique hôtel. Il n’en fallut pas plus pour que Van der Have s’empare de l’idée et emmène la designer Dorine de Vos sur les lieux afin de lui donner vie.

De Vos s’inspira du mélange d’ancien et de nouveau que l’on retrouve dans les hôtels new-yorkais contemporains. Elle conserva les planchers en bois et ajouta quelques touches d’époque çà et là: une pile de trois vieilles valises à l’entrée, des modèles de bateaux miniatures dans les couloirs, ou encore des photographies géantes de la ville de Rotterdam dans les chambres. Un immense restaurant fut créé dans un style «paquebot» vintage, comprenant une réplique de timonerie comme touche finale, dans l’idée de créer une salle à manger bruissante de conversations où les Rotterdamois auraient plaisir à se retrouver.

Un service de bateau-taxi fut mis en place pour remédier au relatif isolement de l’hôtel. Celui-ci se transforma rapidement en une florissante entreprise, avec plusieurs dizaines de bateaux à moteur faisant quotidiennement l’aller-retour entre les différents embarcadères.

L’hôtel attire à présent un mélange cosmopolite de chefs d’entreprise, touristes et artistes. En 2004, la chanteuse néerlandaise Anouk s’est d’ailleurs retirée dans la chambre 101 pour travailler sur son album Hotel New York. Elle y a composé plusieurs chansons à succès, dont la fameuse ballade Lost.

Une fois l’hôtel et sa réputation solidement établis, le quartier environnant a doucement pu commencer sa métamorphose. Il lui manquait cependant un élément crucial: un pont pour le relier au centre-ville. Les patrons du port n’étaient pas particulièrement enthousiasmés par la perspective, mais c’était sans compter la détermination de l’architecte urbaniste Riek Bakker. Surnommée Baas van de Maas (Cheffe de la Meuse), elle a dû se montrer implacable afin d’obtenir ce qu’elle voulait. «Ils disaient que j’étais folle», se souvient-elle. Mais son obstination a fini par payer: en 1996, on inaugurait le pont Erasme (Erasmusbrug). Kop van Zuid allait enfin pouvoir lever les voiles.

La rive sud du fleuve suscite aujourd’hui un véritable engouement: c’est Copenhague sous stéroïdes. Les nouveaux bâtiments comprennent le colossal De Rotterdam construit en 2013 par l’agence OMA et la tour Montevideo imaginée par Mecanoo Architecten, deux impressionnants gratte-ciels aux contours épurés. On y trouve également d’anciens entrepôts reconvertis, plusieurs start-up, le gigantesque marché Fenix Food Factory, des bureaux de multinationales, quelques cafés branchés et une brasserie artisanale. Il n’est pas rare d’y croiser de nombreux joggers sur l’heure du midi, tandis que des bateaux de croisière géants amarrent régulièrement le long des quais qui étaient, il n’y a pas 20 ans de cela, complètement désertés.

Autour de l’hôtel New York, le paysage du quartier Kop van Zuid a été entièrement redessiné afin de créer un parc urbain avec une vue sur la Meuse digne d’un front de mer new-yorkais. Les nouveaux sentiers ont par ailleurs emprunté leurs noms à de célèbres allées de Manhattan, telles que Madison ou 5th – Rotterdam tient à revendiquer la comparaison.

En 2001, l’artiste canadien Jeff Wall dota le quartier d’une œuvre très évocatrice au bord de l’eau, baptisée Lost Luggage Depot («le dépôt des objets perdus»). La sculpture en fer forgé représente une pile de sacs, valises et autres biens, attendant d’être chargés à bord d’un navire.

Une promenade de 10 minutes le long de l’eau vous mène auprès de l’ancien paquebot SS Rotterdam de la compagnie HAL. Autrefois le fleuron de la Holland Amerika Lijn, ce luxueux navire a été converti en un hôtel par les propriétaires de l’hôtel New York, qui sont parvenus à recréer le charme d’époque du paquebot transatlantique grâce à un personnel en uniforme blanc impeccable, des nappes amidonnées et des cabines dans le style des années 1970.

L’ancienne zone industrielle s’est parée au fil du temps d’une série de cafés, bars et restaurants chics et branchés. En entrant dans un immense entrepôt réaménagé du nom de Posse, je me suis retrouvé plongé dans un tourbillon insolite de mobilier d’époque, vieilles machines à écrire et photographies érotiques. C’était un peu sordide, voire même brutal. Typique de Rotterdam, en fin de compte.

Quelqu’un du coin me demande d’où je viens. «Bruxelles», je lui réponds. Il me parle du quartier près de Posse qui porte aujourd’hui le nom de Deliplein. «Cette zone était autrefois connue pour abriter le quartier rouge», me dit-il. «C’était un endroit dangereux. Vous pouviez facilement vous y faire tuer», se souvient-il. Aujourd’hui, les hipsters s’y rendent pour se faire couper la barbe – plutôt que la gorge.

Lors de mes précédentes visites à Rotterdam, j’avais à peine remarqué le fleuve. Il est aujourd’hui le cœur même de la ville. Rotterdam est ainsi parvenue à s’élever au rang des meilleures villes au bord de l’eau, grâce notamment à une voie pédestre doublée d’une piste cyclable baptisée le Nieuwe Maas Parcours (parcours de la nouvelle Meuse), qui s’étend le long des deux rives sur une distance d’environ 28 kilomètres.

Lorsqu’on laisse porter notre regard par-delà l’embouchure du fleuve, depuis le quartier Kop van Zuid, on imagine facilement le temps où de grands paquebots mettaient le cap sur l’Amérique, transportant à leur bord une foule de migrants européens, démunis et affamés. Ces quais étaient autrefois un lieu de départ, un endroit où les gens prenaient le large en quête d’une vie meilleure. Aujourd’hui, Rotterdam est une destination prisée, attirant de plus en plus de touristes. Une ville avec une âme.

La ville s’est même vu attribuer un nouveau slogan: Make it happen. Plus approprié, me semble-t-il, que le controversé I amsterdam de la capitale voisine. Cela sonne plus comme le Yes we can d’Obama.

Et qu’elle était capable de réaliser ses ambitions, Rotterdam l’a prouvé.

Derek Blyth

Derek Blyth

journaliste

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