Samuel Sarphati, l’homme qui a revitalisé Amsterdam. Amsterdam au XIXe siècle
À Amsterdam, des rues et des bâtiments font référence à Samuel Sarphati, et un monument imposant lui rend hommage dans le parc qui porte son nom. Un hommage nullement usurpé, tant ses idées visionnaires en matière de soins de santé, d’urbanisme et d’innovation ont transformé Amsterdam en une ville entreprenante et sociale. Pourtant, rares sont les Amstellodamois à savoir qui était ce médecin juif et ce qu’il représente dans l’histoire de leur ville.
Pour bien comprendre toute l’importance de Samuel Sarphati (1813-1866) pour la ville d’Amsterdam, il faut remonter le temps jusqu’aux environs de l’an 1840. À cette époque, il ne reste plus rien de la cité prospère et pétillante qu’elle était au XVIIe. Amsterdam se meurt. Beaucoup de quartiers sont gangrenés par la pauvreté et la surpopulation, et plus de dix mille Amstellodamois vivent dans des logements au sous-sol sans lumière ni air frais. Les canaux dégagent une puanteur abominable, surtout l’été. Le choléra fait des milliers de victimes, l’économie est pour ainsi dire à l’arrêt et la révolution industrielle avec ses machines à vapeur n’a pas encore imprégné la ville. Sur les bastions de son enceinte, on trouve toujours des moulins à vent en activité. Amsterdam n’a pas grandi d’un pouce depuis près de deux cents ans et sa population vers 1850 est même moins élevée qu’au Siècle d’or.
Plusieurs facteurs expliquent la mauvaise santé économique de la ville. Les riches qui vivent le long du Herengracht et du Keizersgracht disposent encore de moyens financiers suffisants, mais ne placent plus leur capital à Amsterdam. Ils préfèrent investir dans des pays tels que l’Angleterre et la Russie, ou dans des plantations (et des esclaves) dans les Indes occidentales, où ils peuvent réaliser des bénéfices plus juteux en prenant moins de risques.
La période française (1794-1814) a tourné au désastre pour Amsterdam. Les impôts ont été revus à la hausse et les ouvriers en bonne santé ont été réquisitionnés pour effectuer leur service militaire en France. Le Régime continental de Napoléon, qui interdisait les échanges commerciaux avec la Grande-Bretagne, a eu des conséquences catastrophiques et entraîné une quasi-paralysie du commerce. La liaison maritime avec le Zuiderzee a été ensablée, avec pour conséquence que de nombreux bateaux s’enlisaient dans le banc de sable que l’on connaissait sous le nom de Pampus. Il n’y avait pas d’argent pour des travaux de dragage. La ville autrefois si riche et si puissante en avait perdu son latin!
Médecin des pauvres
Samuel Sarphati naît en 1813, le long du Nieuwe Keizersgracht. Son père, un commerçant de tabac, est un descendant de Juifs portugais qui ont fui l’inquisition espagnole il y a plusieurs siècles. Sarphati débute comme apprenti-pharmacien mais rapidement, il a l’opportunité d’étudier la médecine. Il est désigné médecin des pauvres pour la communauté juive. Il est aux premières loges pour observer l’état de déliquescence d’une ville gangrenée par la pauvreté, la mortalité infantile, le choléra et la piètre qualité des logements. Rapidement, il se sent investi d’une mission: face à tant de misère, il se doit d’agir!
Samuel Sarphati a redonné à Amsterdam une place de premier plan.© Stadsarchief Amsterdam
Entretemps, Samuel Sarphati s’est marié avec Abigaïl Mendes de Leon, la fille d’un riche banquier amstellodamois. Convaincre celui-ci n’a pas été une sinécure, mais il finit par céder face aux insistances de Sarphati, qui peut donc épouser sa belle. Abigaïl sera un grand soutien pour Sarphati dans les années qui suivront leur union. Grâce à son mariage, il a désormais accès au capital de son beau-père et à son réseau, où on retrouve l’élite d’Amsterdam. Les conditions sont à présent réunies pour que Sarphati s’attaque à la mission qu’il s’est assignée.
Le premier problème qu’il prend à bras-le-corps, c’est la montagne de déchets qui pollue la ville. Les ordures ménagères sont jetées n’importe où. À l’époque, il n’y a pas encore d’égouts et les gens n’ont pas d’autre alternative que de balancer leurs excréments dans le canal ou dans la rue à grands coups de seaux remplis à ras bord. La science ne découvrira que plus tard l’origine de maladies telles que le choléra, mais le petit doigt de Sarphati lui dit que toutes ces déjections déversées dans les rues doivent avoir des effets néfastes sur la santé des Amstellodamois. À ses yeux, il est clair que la ville a besoin d’un service de collecte des immondices.
Le premier problème que Sarphati prend à bras-le-corps, c’est la montagne de déchets qui pollue la ville
De l’administration communale, il n’attend pas grand-chose, car les libéraux, qui sont aux commandes, estiment qu’elle n’est responsable que de la défense et de la police et que des compétences telles que l’enseignement, les soins de santé et les infrastructures doivent être laissées au marché. En 1847, Sarphati fonde la Maatschappij tot bevordering van Landbouw en Landontginning (Société pour la promotion de l’agriculture et du défrichage des terres). Celle-ci a pour rôle de collecter les déchets qui jonchent la ville, de les composter et de les vendre aux agriculteurs en milieu rural, qui manquent cruellement d’engrais. Cette entreprise affiche une bonne santé économique et assainira la ville sous ce nom pendant de nombreuses années. En 1877, elle est rachetée par l’administration communale. Aujourd’hui, elle est connue sous le nom d’Amsterdamse Stadsreiniging (Service de nettoyage de la ville d’Amsterdam).
Après le problème des déchets, place à celui de l’approvisionnement en pain. Le pain constitue alors encore et toujours l’aliment du peuple par excellence, mais il coûte cher et est de mauvaise qualité. Jusqu’en 1855, l’approvisionnement en pain est soumis à des règles strictes. Les meuniers détiennent le monopole de la mouture de la farine et les boulangers sont dans la même situation pour la cuisson du pain. Les uns comme les autres doivent payer des accises. Les meuniers profitent du manque de concurrence pour mélanger la farine avec des pommes de terre, du sarrasin, voire des pierres, du plâtre ou de la céruse. Les boulangers ne doivent pas se montrer très regardants sur la qualité et le prix eux non plus. Le pétrissage du pain avec les pieds est un usage encore fort répandu à l’époque. Les meuniers et les boulangers perdent leur monopole en 1855, lorsque Johan Rudolph Thorbecke décide de supprimer les accises sur la farine et le pain. C’est le moment de lancer des projets d’innovation.
Sarphati a fait construire une usine de pain le long du Vijzelgracht. Son pain est de meilleure qualité que ce qu’on trouve à l’époque en boulangerie et coûte trente pour cent moins cher. Pour la santé publique, en particulier dans les quartiers les plus pauvres de la ville, c’est un énorme pas en avant. © Stadsarchief Amsterdam
Sarphati, qui s’est rendu dans des usines de pain à l’étranger afin d’étudier leur fonctionnement, décide d’en construire une à Amsterdam, le long du Vijzelgracht. Grâce à son réseau, il parvient rapidement à réunir le capital nécessaire et à lancer son usine. Le pain qu’il produit est non seulement de meilleure qualité que ce que les habitants d’Amsterdam trouvaient jusqu’ici en boulangerie, mais il est en outre trente pour cent moins cher. Pour la santé publique, en particulier dans les quartiers les plus pauvres de la ville, c’est un énorme pas en avant. L’usine de Sarphati restera active jusqu’en 1960.
Entretemps, Sarphati a également pris l’initiative de créer le syndicat des pharmaciens (qui existe toujours aujourd’hui sous le sigle de KNMP pour Koninklijke Nederlandse Maatschappij ter Bevordering der Pharmacie – Société royale néerlandaise de promotion de la pharmacie), ainsi qu’une société de logements.
Palais pour l’industrie populaire
Mais Sarphati ne compte pas s’arrêter là, car les choses évoluent encore trop lentement à son goût. Afin de réellement améliorer la situation des pauvres à Amsterdam, il est essentiel de relancer l’économie. Les nouvelles technologies déjà pleinement en vogue dans d’autres pays doivent être introduites dans la ville. En ce qui concerne l’utilisation de la machine à vapeur, surtout, les Pays-Bas en général et Amsterdam en particulier sont désespérément à la traîne. À l’époque, des centaines de moulins à vent de production sont encore en activité dans la région qui entoure Amsterdam. Le raisonnement est le suivant: le vent est gratuit alors que le charbon a un coût et dégage une mauvaise odeur. Bref, il est temps d’innover. Sarphati emploie l’expression d’«industrie populaire». Il crée un réseau avec des personnes qui partagent ses idées et organise des expositions où des personnes réputées pour leur esprit d’entreprise peuvent découvrir les nouvelles évolutions. Les premières expositions sont organisées dans des immeubles de la ville et sont relativement confidentielles.
Sarphati rêve pour sa ville et pour les Pays-Bas d'un Paleis voor Volksvlijt (Palais de l’industrie populaire): un endroit qui accueillerait des expositions, créerait du lien entre les gens et permettrait de travailler à un nouvel avenir pour la ville
En 1851, le Premier ministre Thorbecke demande à Sarphati si est intéressé à visiter The Great Exhibition, la première exposition universelle qui doit se tenir au Crystal Palace, un bâtiment qui vient tout juste d’être construit à Londres. Les pays participants rivalisent d’ardeur pour épater la galerie avec les dernières évolutions technologiques et industrielles. Outre les nombreuses utilisations de la machine à vapeur, le tout premier fax, la première machine à voter et les tout nouveaux modèles de revolvers suscitent l’admiration des visiteurs. Le Crystal Palace est également le premier bâtiment équipé de toilettes publiques payantes (un penny l’utilisation). À la fin de l’exposition universelle, un classement est établi: si la Grande-Bretagne arrive en tête, les Pays-Bas, eux, n’ont pas de quoi pavoiser puisqu’ils partagent la dernière place avec… le Vatican!
De retour à Amsterdam, Sarphati se retrousse les manches. Il déborde d’ambition et dévoile son rêve pour sa ville et pour les Pays-Bas: un Paleis voor Volksvlijt (Palais de l’industrie populaire), c’est-à-dire un endroit qui accueillerait des expositions, créerait du lien entre les gens et permettrait de travailler à un nouvel avenir pour la ville. Il parvient à convaincre les investisseurs. Les Amstellodamois se ruent sur l’action populaire à 2,50 florins, y compris ceux qui ne disposent pas de beaucoup de moyens. Le ministère de la Guerre et l’administration communale, qui doivent mettre le terrain à disposition, lui donnent davantage de fil à retordre. Le wethouder (échevin) Teding van Berkhout, surtout, fait longtemps de la résistance. Mais Sarphati persévère et le 16 août 1864, le Paleis voor Volksvlijt est inauguré. Avec ses cent vingt-cinq mètres de longueur et ses soixante mètres de largeur et de hauteur, c’est le nouveau fleuron de la ville.
Le 16 août 1864, le Paleis voor Volksvlijt est inauguré. Avec ses cent vingt-cinq mètres de longueur et ses soixante mètres de largeur et de hauteur, c’est le nouveau fleuron de la ville. Le Paleis voor Volksvlijt fera office de centre d’innovation.© Stadsarchief Amsterdam
Les premières années, le Paleis voor Volksvlijt fait effectivement office de centre d’innovation mais après quelque temps, son exploitation devient plus difficile et le palais s’assimile de plus en plus à un centre d’événements tels que concerts, matchs de boxe, réunions syndicales, etc. Dans les faits, le Paleis voor Volksvlijt ressemble plus à un Paleis voor Volksjolijt (Palais du divertissement populaire). Les habitants d’Amsterdam aiment leur palais. Grande sera donc leur angoisse lorsque celui-ci sera la proie des flammes dans la nuit du 17 au 18 avril 1929. Le lendemain, ils déambulent hébétés vers la Frederiksplein, où la montagne d’acier déformé qui se dresse devant leurs yeux les plonge dans un profond état d’abattement. Le palais ne sera jamais reconstruit. La crise des années 1930, la guerre et la reconstruction ne laissent aucune place pour une entreprise d’une telle envergure. Finalement, la Nederlandse Bank (Banque des Pays-Bas) acquiert le terrain en 1960 et y fait construire une tour austère à l’endroit où se dressait autrefois le palais. Pour beaucoup d’habitants d’Amsterdam, c’est un déchirement.
Mais revenons-en aux débuts du Paleis voor Volksvlijt. Après son ouverture, Sarphati réalise qu’un hôtel de luxe est nécessaire afin d’attirer le gratin de la société européenne à Amsterdam. Une dernière fois, il frappe à la porte de ses investisseurs et parvient à les convaincre de financer la construction de l’Amstel Hotel, qui est, aujourd’hui encore, l’endroit où les têtes couronnées et les vedettes de la pop posent leurs valises lorsqu’elles sont de passage à Amsterdam.
Barques sur l’Amstel devant le luxueux Amstel Hotel. Sarphati considérait qu’un hôtel haut de gamme était nécessaire afin d’attirer la haute société européenne à Amsterdam et cherchait des investisseurs pour son projet. © Rijksmuseum, Amsterdam
Urbaniste et banquier
En plus de toutes ces activités, Sarphati s’intéresse également à la planification urbaine. Il prévoit la croissance de la ville et élabore un plan pour encadrer cette évolution. Un plan novateur, tourné vers l’avenir, avec beaucoup de diversité, d’espaces verts et de logements de qualité. Mais un plan qui sera malheureusement jugé trop ambitieux par le conseil communal conservateur de la ville, qui le réduit à une version nettement plus modeste. Une approche attrayante à court terme, mais pas sur la durée. Les logements dans des quartiers tels que Pijp, Staatsliedenbuurt et Dapperbuurt sont construits rapidement, mais la qualité n’est pas au rendez-vous. Au XXe siècle, il faudra beaucoup de temps, d’argent et de travail pour démolir, reconstruire et rénover ces quartiers.
Dans la vision de l’économie sociale de Sarphati, les banques ont un rôle important à jouer: elles peuvent être à l’origine d’initiatives qui seront non seulement rentables, mais aussi des catalyseurs de progrès sociaux
Sarphati est certes une personnalité multifacettes (pharmacien, médecin, boulanger, expert du traitement des déchets, hôtelier, innovateur, promoteur, etc.), mais c’est avant tout un banquier. Dans sa vision de l’économie sociale, les banques ont un rôle important à jouer. Elles peuvent prêter de l’argent pour des investissements et être ainsi à l’origine d’initiatives qui seront non seulement rentables, mais seront en outre des catalyseurs de progrès sociaux. C’est pourquoi il fonde pas moins de trois banques: la Nationale Hypotheekbank (la Banque nationale des hypothèques, qui sera absorbée plus tard par la WestlandUtrecht Bank), la Nederlandse Crediet en Depositobank (la Banque de crédits et dépôts des Pays-Bas, qui fait aujourd’hui partie de la structure de BNP Paribas) et la Bank van Suriname (la Banque du Surinam). En tant qu’opposant à l’esclavage, Sarphati s’empressera de contribuer à la création d’une banque ayant pour objectif de mettre en place une économie au Surinam lorsque l’esclavage sera aboli, en 1863. Cette banque existe toujours aujourd’hui.
Une énergie débordante
En 1864, Abigaïl, sa femme, sa muse, décède alors qu’elle a à peine quarante ans. Après sa mort, Sarphati perd l’énergie débordante qui l’habitait. Son conflit éternel avec l’administration d’Amsterdam, sa ville qu’il aime tant, l’affecte énormément. Le 23 juin 1866, Samuel Sarphati décède assez soudainement, plongeant toute une ville dans le deuil. Ses efforts sans relâche pour rendre à Amsterdam sa prospérité passée et faire en sorte qu’il n’y ait pas que les riches vivant le long du Herengracht qui en profitent, ne sont pas passés inaperçus. Vingt mille Amstellodamois acclameront le cortège funèbre qui le conduira à sa dernière demeure, au cimetière juif d’Ouderkerk. Dans son discours d’adieu, son ami et successeur A.C. Wertheim prononcera les mots suivants:
Hij stierf als Mozes, met het Beloofde Land voor ogen, en zijn lijkzang werd ’t morgenlied van het ontwakend en verjongd Amsterdam.
(Il est mort comme Moïse, la Terre promise devant les yeux, et son chant funèbre est devenu la chanson du matin d’une Amsterdam rajeunie et qui se réveille.)
Monument dédié à Samuel Sarphati dans le parc qui porte son nom © Stadsarchief Amsterdam
Un hommage bien mérité tant Sarphati, avec son énergie inépuisable et ses efforts sans cesse renouvelés, a redonné à Amsterdam ses lettres de noblesse. Il a également inspiré beaucoup de personnes à continuer son travail et cet élan permettra à Amsterdam de connaître son deuxième Siècle d’or, entre 1870 en 1930, en tant que ville qui cultive l’esprit d’entreprise tout en ayant une vraie fibre sociale.
Aujourd’hui encore, Amsterdam en récolte les fruits. Le Concertgebouw, le Rijksmuseum, le Stedelijk Museum, l’Amstel Hotel et la gare centrale (Centraal Station) datent tous de cette période, qui a également marqué les débuts de l’aéroport de Schiphol. Sous l’impulsion de wethouders tels que Monne De Miranda et Floor Wibaut, la ville a non seulement construit des logements de qualité pour les ouvriers, mais a également aménagé des quartiers où il fait bon vivre, à l’image du Spaarndammerbuurt, bâti dans le style de l’École d’Amsterdam. Des industriels tels que Gerard Heineken ont revitalisé l’économie de la ville. La population est passée d’à peine deux cent mille à plus de sept cent mille habitants, et la ville d’Amsterdam a retrouvé sa vitalité.






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