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Dans «Le Livre de Daniel» de Chris De Stoop, toute la société est appelée à comparaître à la barre
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Société

Dans «Le Livre de Daniel» de Chris De Stoop, toute la société est appelée à comparaître à la barre

Le Livre de Daniel de Chris De Stoop montre ce que les gens se font les uns aux autres lorsqu'ils cessent de se considérer comme des êtres humains. Portant le nom de l'oncle de l'auteur, qui a été massacré comme un chien errant, ce livre est un plaidoyer pour l'humanité.

Pour saisir le fond d’un problème, il est parfois utile et nécessaire d’en explorer les à-côtés. C’est ce que fait l’auteur flamand Chris De Stoop (°1958) dans un livre bouleversant au titre biblique consacré à son oncle Daniel. Un oncle qu'il avait à peine connu de son vivant et rencontré uniquement à l’occasion de réunions familiales telles qu’un enterrement ou un mariage. Avec qui il n'avait plus eu de contacts à partir des années 1990. Chris De Stoop n’a pas assisté aux funérailles de Daniel Maroy au mois d’avril 2014. En revanche, il est mieux que personne au fait des circonstances dans lesquelles son oncle Daniel est décédé. L’histoire de cet agriculteur assassiné l’interpelle et l’horrifie, mais elle doit absolument être racontée.

Une histoire qui demande à être transmise, un livre qui s’impose à l’auteur: voilà ce que l’on entend souvent de la bouche d’un écrivain. Mais Chris De Stoop a incontestablement raison. Ce récit est une nécessité. Il montre, sans le moindre propos moralisateur, de quelle manière des humains peuvent se comporter les uns à l’égard des autres lorsqu’ils ne se considèrent plus comme des prochains, des semblables. La plupart des gens sont des gens bien, je suis tout disposé à le croire, mais au sein de groupes élargis peuvent aussi surgir l’exclusion et la déshumanisation.

Entre l’ancienne ferme de son oncle et le supermarché Colruyt de la ville frontière belge de Mouscron, De Stoop s’acharne à explorer le microcosme d’une rue champêtre perdue dans un paysage hyper bâti à la frontière entre le Hainaut et la France. La lecture de ce roman paysan du XXIe siècle - œuvre de fiction résultant d’un travail d’investigation - m’a profondément marqué et restera longtemps gravée dans ma mémoire.

De Stoop érige un monument en l’honneur de son oncle pour mettre en garde contre l’oubli et l’indifférence croissante. Son livre constitue un plaidoyer pour l’amour du prochain, à commencer par les gens les plus proches. Et il défend le droit à mener une vie d’ermite, c’est-à-dire à scruter le ciel, à observer une taupinière, les oiseaux, les vaches depuis son petit enclos. En quoi cela pourrait-il s’avérer préjudiciable à qui que ce soit?

Le mal chez l’être humain germe au sein de groupes et est l’effet d’une déshumanisation

Le Livre de Daniel fait s’interpénétrer deux mondes séparés. De courts chapitres racontant l’histoire de la vie de Daniel Maroy alternent avec l’évocation du vol à l’issue fatale dont celui-ci a été la victime et - cinq ans après - du procès d’assises. Ce procédé ralentit quelque peu le récit pour les lecteurs désireux de savoir de quelle manière la bande de jeunes a frappé, mais il présente également un avantage certain. Avant même que le procès ne commence, De Stoop réinstaure l’élément qui faisait défaut entre le cultivateur lent et posé et la bande de jeunes foudroyante: l’empathie. Nous apprenons à connaître progressivement le contexte ainsi que les mobiles, tant de Daniel que de ses assaillants.

Chris De Stoop devient partie prenante: lors du procès, il se constitue en effet partie civile au nom de la famille. Il doit préparer son plaidoyer. En sa qualité d’ancien journaliste d’investigation, De Stoop sait comment s’y prendre. Il va s’entretenir avec nombre de personnes concernées: membres de la famille, voisins, passants, le bourgmestre, l’exploitante d’une sandwicherie, le psychologue légal, un criminologue expert en protection de la jeunesse et des membres de la bande. Et finalement aussi, dans la prison, il s'entretiendra avec Rachid, le jeune homme qui a porté le coup fatal.

«Un vieux crasseux», voilà ce que Daniel était aux yeux des garçons. On le surnommait Jésus en raison de sa tignasse et de sa barbe hirsutes. «Un homme sans histoire», voilà ce qu’en disaient les villageois. C’est aussi ce qu’on a pu lire dans le journal. Comment, pas d’histoire? Avec son livre, Chris De Stoop restitue son histoire à cet agriculteur abattu comme un chien errant.

Daniel Maroy a habité pendant toute sa longue vie de 84 ans dans une ferme en carré à Saint-Léger, dans le Hainaut, commune limitrophe de Mouscron. La ville de Roubaix toute proche était une cité textile florissante jusqu’au début du XXe siècle. Actuellement la ville la plus pauvre de France, elle est confrontée à une délinquance juvénile qui franchit la frontière s’il y a de l’argent à ramasser. Daniel a enterré son père, sa mère et son frère à Saint-Léger. Après le décès de sa mère, il s’est occupé consciencieusement pendant douze ans de son frère épileptique et souffrant d’une déficience mentale.

Daniel était la troisième et dernière génération de Maroy à exploiter cette ferme. À l’instar de son père, il ne s’est pas reconverti dans l’agriculture industrielle. Un tracteur et une faneuse, considérés aujourd’hui comme patrimoine industriel, faisaient encore tout juste l’affaire. Après le décès de son frère, il espérait pouvoir se marier avec Yvette, une fille de bouchers. Cette famille ne voyait toutefois pas d’un bon œil le fermier pauvre de 62 ans. Il n’y aurait dès lors pas non plus de successeur à la ferme. Daniel a dû vendre la plus grande partie de ses terres.

Les terres arables et les prairies achetées par son grand-père s’étaient finalement retrouvées enclavées entre des autoroutes, des ronds-points et des zones industrielles. C’est parfaitement visible sur Google Maps: à l’ouest, une autoroute relie Tournai à Courtrai; au nord, une voie express mène via Mouscron à Roubaix. Daniel habitait rue du Chien avec ses vaches, sur un îlot qui se rétrécissait entre des autos passant à toute allure, des cyclomoteurs gonflés et des files de poids lourds.

Datant du XVIIIe siècle, la ferme en carré des Maroy témoigne de l’histoire du labeur à la campagne, de l’industrialisation naissante jusqu’à notre époque du numérique. Elle est devenue une forteresse sujette à un déclin irrémédiable, un enclos où n’entrait ni voiture ni écran. Jusqu’à ce que Daniel, l’homme de la terre, soit achevé pour ainsi dire artisanalement avec sa fourche à foin et qu’Ahmed sorte son iPhone pour filmer la scène.

Dans Le Livre de Daniel, outre les cinq jeunes de la bande, c’est aussi le village dans son ensemble et par extension toute la société qui sont appelés à comparaître à la barre.

Le mobile est connu: l’argent. Daniel se méfiait des banques. Ses billets, il les gardait en majeure partie dans sa poche, les exhibait au Colruyt. Dix-neuf mille euros en tout et pour tout, que ces jeunes estimaient leur revenir pour pouvoir exercer leur droit à la consommation. Avec cet argent, ils se sont tout de suite offert une Golf d’occasion, un cyclomoteur, un iPhone, des sneakers et des caleçons Calvin Klein.

Après le vol, le corps de Daniel est demeuré pendant toute une semaine dans sa ferme, coincé sous son poêle. Jusqu’à ce que l’on mette le feu au cadavre et à la ferme. Entre-temps, nombre de gens avaient certes entendu des rumeurs concernant le vol. La vidéo montrant les coups administrés circulait parmi les jeunes de la cité. L’un d’entre eux s’en vantait dans les cafés. Personne ne s’est rendu sur place ni n’a songé à avertir les services de secours.

Le mal chez l’être humain ne procède pas uniquement du pouvoir qui corrompt, des circonstances ou de l’immaturité de jeunes de dix-huit ans. Il germe au sein de groupes et est l’effet d’une déshumanisation. Voilà la pensée qui me submerge après avoir tourné la dernière page du Livre de Daniel.

Lors du procès devant la cour d’assises, le psychologue légal a lâché le mot Untermensch, sous-homme. Voilà ce qu’était en effet devenu Daniel aux yeux de ces jeunes gens: un rustre et un barbare. Par ailleurs, la ville voisine de Mouscron y mettait également son petit grain de sel: afin de ne pas trop effaroucher les clients, Daniel n’était autorisé à se montrer au Colruyt que juste avant l’heure de fermeture.

Aux dires du psychologue légal, il y a en l’occurrence trois parties qui se renforcent mutuellement: les jeunes qui ne trouvent plus de place au sein de la société, la société qui exclut des personnes et la victime qui s’est elle-même mise en marge de la société. Daniel se serait-il déshumanisé lui-même? La victime serait-elle complice?

Chris De Stoop cite ensuite la réaction la plus humaine après l’assassinat: une lettre de Christine Lefebvre, l’exploitante d’une sandwicherie située à côté du Colruyt. Elle a connu Daniel pendant les dix dernières années de sa vie et le considérait bel et bien comme un être humain à part entière. Elle le qualifie d’homme rustique, d’homme d’un autre monde peut-être, qui ne vivait pas comme le commun des mortels. Mais Daniel était capable d’affection et de dévouement à l’égard de personnes qui étaient proches de lui. Songeons aux soins dont il a entouré sa mère malade et son frère épileptique à la fin de leur vie. Chris De Stoop tenait là son plaidoyer.

Le Daniel personnage biblique a été jeté en pâture aux lions parce qu’il restait fidèle à ses convictions religieuses. Le Daniel de la rue du Chien était une victime facile à frapper à mort parce qu’il vivait pour une large part en marge de la société. En écrivant Le Livre de Daniel, Chris De Stoop a créé un espace permettant de rétablir la vérité et d’entamer la réconciliation.

Chris De Stoop, Le Livre de Daniel (titre original: Het boek Daniel), traduit du néerlandais par Anne-Laure Vignaux, Globe / L’École des loisirs, Paris, 2023.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
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