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«Un doigt pointé vers la lune» : le polonais, langue maternelle d’Olga Tokarczuk

Par Olga Tokarczuk, traduit par M. Laurent
10 octobre 2019 12 min. temps de lecture

Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018, est née à Sulechów, en Pologne, en 1962. Dans le livre Debout dans Babel, édité par l’institution culturelle Ons Erfdeel vzw, elle parle de sa langue maternelle.

La prise de conscience de ce que représente pour nous notre langue avec ses qualités, ses utilités, ses limites et ses bizarreries peut être comparée à l’aboutissement d’une longue psychanalyse. Elle fait apparaître tout ce qui nous leste, nous les écrivains avec nos faiblesses et nos qualités, mais aussi nous qui sommes nécessairement nés à un endroit, à un moment et dans un contexte donnés. Autrement dit, la langue que nous utilisons relève d’une sorte de fatalité littéraire. Par ailleurs, il devient clair que, dans notre langue, nous ne sommes nous-mêmes que jusqu’à un certain point. Or, «être soi-même» semble le principe incontestable auquel notre culture accorde toute son importance, tandis que, pour une large part, nous sommes assujettis à quelque chose qui nous dépasse, qui se trouve être tellement plus puissant que nous et sur quoi nous n’avons aucune influence. Rien d’étonnant donc que dernièrement les philosophes aient abandonné Dieu, l’Être, les «Pourquoi quelque chose plutôt que rien», pour s’intéresser au langage.

Les écrivains font souvent l’erreur de considérer la langue comme un espace de liberté, un immense océan originel où, à l’exemple des acides aminés, leurs pensées propres et les moyens d’exprimer celles-ci se développent. Or, ne semble-t-il pas que les axes de cristallisation aient été préétablis sans aucune inflexion possible? Un écrivain se trouve précipité dans sa langue. Ainsi, l’ai-je été dans la langue polonaise. Je suis née et j’ai toujours vécu sur les terres polonaises situées le plus à l’ouest, celles rattachées à la Pologne à l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, pour être peuplées d’individus qui appartenaient à une diversité inouïe de cultures et parlaient des dialectes multiples. À en croire les linguistes, une langue polonaise modèle s’est élaborée dans ce creuset. En Basse-Silésie, nous parlerions un polonais standardisé. Aucun dialecte ne déteint sur mon polonais, je le parle sans le moindre accent. Par ailleurs, aucune autre langue ne m’est suffisamment familière pour qu’elle soit celle de ma création littéraire. Je suis unilingue. Je ne peux pas écrire dans une autre langue. Certes, il m’est possible de communiquer dans deux autres langues, mais la communication est simplifiée, plutôt pénible. À Sèvres, près de Paris, là où sont conservés les modèles légaux de mesures, je pourrais être enregistrée comme étalon de polonais. Je suis figée dans le polonais comme une mouche dans une concrétion d’ambre. Un point de vue objectif guère objectif.

Un doigt pointé vers la lune

La langue polonaise appartient au vaste groupe des langues slaves et, par voie de conséquence, des langues indo-européennes. Son passage à l’écrit se fit assez tard, il fallut attendre le XIIe siècle. Le christianisme, celui venu de Rome, et non de Byzance, eut en cela une influence considérable (d’autres langues slaves telles le russe ou le bulgare, ont calqué leur alphabet sur celui des Grecs).

Le Livre Henricien, rédigé en Basse-Silésie en 1270, recèle la première phrase polonaise inscrite dans un contexte non dénué d’intérêt. L’histoire qu’il véhicule en latin, est celle d’un certain Boguchwlaw / (le nom veut dire: GloirauSeigneur) qui aidait sa femme à moudre le grain. Pareille attitude devait être tellement surprenante pour les hommes de l’époque que ces derniers voulurent la pérenniser par l’écrit. Boguchlaw fut donc cité tandis qu’il prononçait, en ancien polonais, la célèbre phrase Day ut ia pobrusa a ti poziwai qui, traduite en polonais moderne, signifie «Laisse-moi le faire, repose-toi.» La position géographique de la Pologne, entourée de voisins puissants au centre de l’Europe, dans la proximité de cultures différentes, fit que les mots étrangers se faufilèrent en nombre jusque dans le polonais. Lorsque l’on compare ma langue à d’autres, il est surprenant de remarquer que son lexique comporte près de soixante-dix pour cent de mots empruntés. Elle est une langue entrelacement, une langue patchwork, syncrétisme, miscellanées. Au cours des siècles, nous adoptions les mots de nos voisins parce qu’avec eux nous étions en affaires, en guerre; parce qu’ils nous fascinaient; parce que nous aimions suivre la mode de chez eux ou voyager dans leur pays. Nous devons aux Allemands la richesse de notre vocabulaire technique. Par leur intermédiaire, nous arrivait toute nouveauté; nous avons également eu maints problèmes avec ces voisins occidentaux parce que les migrants allemands sur les terres polonaises constituèrent toujours un groupe bien organisé et économiquement puissant. Ainsi, au XIVe siècle, les Allemands, formaient-ils près de quatre-vingts pour cent de la bourgeoisie de Cracovie. Le roi de Pologne ne manqua pas de leur appliquer un test linguistique particulier quand il mena enquête pour découvrir ceux des Allemands qui lui avaient manqué de loyauté et s’étaient rebellés.

Il leur demanda de prononcer: soczewica, kolo, miele mlyn. Ceux qui n’y parvinrent pas à la perfection furent châtiés. La reine Bona Sforza, quant à elle, apporta dans ses bagages de nombreux mots italiens pour parler d’architecture, de musique et surtout de gastronomie. La langue française fit une poussée chez nous au XVIIe siècle. Le russe et d’autres langues orientales eurent aussi leur incidence. Par ailleurs, nous pouvons nous prévaloir d’influences turques et hongroises. Le latin renforça le polonais dans ses termes scientifiques attenant aux notions abstraites ou religieuses. Aux XVe et XVIe siècles, la mode fut au tchèque, et, dans la bonne société, il était bien vu de savoir tourner une phrase dans cette langue. Au cours des longues années où mon pays fut occupé par la Prusse, l’Autriche et la Russie, il subit une germanisation et une russification aussi intensives que forcées. Aujourd’hui, comme partout dans le monde, l’anglais mène son offensive.

Le rôle des traducteurs

J’aime cette ouverture de ma langue aux mots étrangers d’autant qu’aucun danger ne la menace. Le polonais n’est-il pas une sorte de tourbillon effréné qui fait passer les mots, seraient-ils les plus barbares dans leurs consonances, par le moulinet efficace de la grammaire polonaise pour leur accrocher ses suffixes et appliquer ses flexions? Il est une langue qui aspire goulûment le monde environnant, une langue à la faim insatiable. Cette langue qui se présente tel un patchwork, joua, paradoxalement, un rôle inouï au cours des longues années de partage entre les trois aigles noirs. Elle devint le refuge de l’identité nationale des Polonais qui subissaient le joug des occupants. La littérature à laquelle elle donnait corps devint le seul lieu où la culture polonaise pouvait survivre. Les hommes livraient bataille pour pouvoir parler le polonais, les hommes mouraient pour le droit de parler le polonais.

Pour un écrivain, les traducteurs jouent souvent le rôle d’assistants psychanalystes: ils lui posent les questions les plus insolites. Celles-ci mériteraient d’être collectées et publiées régulièrement dans des tirés à part pour permettre aux lecteurs d’apprécier le miracle de l’écriture et la difficulté de la traduction. Mais aussi la merveille qu’est la langue. Par le fait des traducteurs, ce qui me semblait évident, voire commun, perd tout à coup sa cohérence interne, son évidence et devient totalement particulier. Ce sont les traducteurs qui ont attiré mon attention sur certaines des propriétés du polonais que je décris plus loin. Les étrangers de mes amis, ces gens téméraires qui se décident à apprendre le polonais, font de même. Ils se plaignent souvent de la grammaire polonaise principalement constituée d’exceptions, de la nécessité dans laquelle ils se trouvent d’apprendre des règles difficiles, vite remises en cause par le nombre immense de toutes les exceptions possibles. Il est vrai qu’une approche intuitive est sans doute souhaitable pour s’initier au polonais ou, alors, mieux vaut peut-être tout apprendre par cœur. Ma langue accorde une grande importance à la tradition et aux formes historiques, elle est une langue musée toute de calcifications impossibles à plier aux principes simples du pragmatisme. Les déclinaisons compliquées ne font pas qu’ajouter et retirer des suffixes aux mots, elles perturbent également leurs racines avec des alternances de voyelles ou de consonnes.

Et puis, il y a aussi le prétérit perfectif et imperfectif, un piège dans lequel tombe tout Allemand, y compris celui dont la connaissance de notre langue serait des meilleures. L’orthographe, quant à elle, autorise une notation différente de sons identiques parce que, dans le passé, la prononciation était différente, ce dont la langue a conservé le souvenir comme pour mieux semer la panique dans les rangs des écoliers. La langue polonaise n’est ni logique ni pragmatique. Sa grammaire est exigeante, voire délirante, son orthographe difficile. En dépit d’une vraie souplesse lexicale, elle conserve des formes grammaticales et orthographiques anciennes, elle reste traditionnelle pour des raisons illogiques et donc probablement sentimentales.

Un côté patriarcal

Elle est une langue traditionnelle pour une autre raison encore: elle est centrée sur le masculin. Des trois genres dont elle dispose, elle accorde une position privilégiée au genre masculin. Les substantifs masculins, féminins et neutres se déclinent autrement en fonction des personnes, des cas et des temps. Avec des exceptions à chaque règle. Le sujet masculin affectera de son genre le verbe. Si ce sont des hommes qui sont partis, le polonais dira poszli, si ce sont des femmes poszly, mais si un groupe est mixte, composé d’hommes et de femmes, le masculin l’emportera toujours et ce sera poszli. La règle s’applique sans faillir, le groupe se composerait-il d’une soixantaine de femmes et d’un seul homme: la présence de ce dernier contraint à appliquer le masculin au verbe et donc à l’action de l’ensemble des personnes impliquées. Une réunion de femmes, d’enfants et d’animaux aura droit à un verbe marqué du sceau du féminin. Le masculin est réservé aux privilégiés que sont les hommes. Qui plus est le mot czlowiek, l’être humain, est, comme dans d’autres langues, du genre masculin. Donc, lorsque nous parlons de l’«être humain en général», nous en excluons grammaticalement les femmes (et les enfants).

Ce côté patriarcal marque aussi les noms de métiers. Si d’autres langues comme l’allemand ont trouvé des solutions, le polonais a toujours des problèmes. Le féminin des noms de métiers a des allures de diminutif du nom masculin; cela donne souvent l’impression d’un manque de sérieux et dissimule une importante charge dépréciative. Ainsi, une femme professeur devient profesorka autrement dit le suffixe ka ajouté au terme profesor en fait un «petit professeur». Écrivaine (pisarka, forme féminine de pisarz), j’ai été maintes fois confrontée à cet aspect masculino-centrique du polonais. Dans ma langue, il n’y a aucun moyen d’éviter la mention du sexe de l’auteur lorsqu’on parle à la première personne. Au prétérit, le genre est aussitôt visible dans la forme verbale; les adjectifs, eux, l’indiquent toujours, y compris au présent. C’est imparable. La traductrice du livre de Jeanette Winterson eut du souci parce que, dans le texte d’origine, la première personne du passé dissimulait avec efficacité le sexe du narrateur / de la narratrice – et c’était essentiel dans ce roman. En polonais, il lui était impossible de ne pas signaler le sexe et la traductrice dut faire un choix arbitraire. Ce fut le féminin, en l’occurrence. Accessoirement, je signalerai qu’en polonais mother tongue, la langue maternelle, se dit jezyk ojczystyet, donc langue «paternelle». Le polonais, comme toutes les langues slaves, possède un potentiel créatif immense de mots nouveaux et un nombre considérable de diminutifs. Tous les jeux de langue s’en trouvent favorisés. Pour moi, il s’agit là de la manifestation du côté chaleureux de ma langue,une catégorie oubliée par les manuels de grammaire. C’est cette qualité qui, d’une manière unique et magique, fait que nous trouvons le monde accueillant et que nous nous y sentons en sécurité. Personne en Pologne ne songerait à s’étonner des paroles d’une ancienne chanson où un soldat part à la wojenka (guerrette) avec sa szabelka (épéette), assis sur son konik (destrierenet) préféré. Les possibilités de créer un diminutif sont nombreuses et chaque prénom peut y avoir droit. Les noms et les adjectifs dans leur majorité connaissent également des diminutifs.

La Pologne fut le pays de plusieurs cultures et de plusieurs langues jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Là où le polonais jouxtait d’autres parlers, d’autres sensibilités et d’autres mentalités, il se montrait des plus créatifs. Ce n’est pas un hasard si les vrais maîtres de la langue vivaient aux confins de la polonité. Les textes fascinants de Bruno Schulz ont été écrits à la jonction du polonais, du yiddish et de l’ukrainien. Czeslaw Milosz, originaire de la région de Wilno, nous a légué une poésie imagée et riche. Le polonais féerique, malheureusement intraduisible, de Boleslaw Lesmian ou de Julian Tuwim, jaillit à la rencontre des univers polonais et yiddish.

Pas d’accord avec Flaubert

Souple, flexible, confus, imprécis, traditionnel et imprévisible quant à sa grammaire. Créé pour exprimer l’intuition plus que la logique, la poésie plus que l’exposé scientifique. J’ai l’impression que le polonais ne se sent pas à l’aise dans un discours intellectuel ou dans un récit linéaire et réaliste d’événements. Il préfère les formes ouvertes, polysémiques. Il est sensible au grotesque et à l’absurde. Le pathos lui convient. Rien de surprenant à ce que, nous, les Polonais, ayons une poésie connue et appréciée dans le monde. Le polonais est une langue qui autorise bien des choses; une langue qui esquisse le monde plus qu’elle ne le décrit; une langue impressionniste capable d’exprimer une ambiance, un pressentiment; une langue propice aux associations, créatrice d’images. Flaubert aurait affirmé qu’une langue échoue lorsqu’elle veut engendrer des images parce qu’elle s’échappe alors d’elle-même et glisse vers l’anachronisme. Je ne suis pas d’accord avec lui. La langue monte en puissance quand elle se dépasse pour créer un monde alternatif, quand un illusionniste tire de son chapeau des choses auxquelles jamais nous n’aurions osé songer.

Le polonais est pour moi une langue archaïque qui correspond au monde tel qu’il était avant sa différenciation, lorsque tout semblait plus cohérent, plus sensuel; lorsque tout oscillait entre les pressentiments, lorsque les «qu’est-ce que» étaient plus importants que les «comment». Je recourrai à une comparaison orientale pour dire que, pour moi, la langue est tel un doigt pointé vers la lune. Rien n’y est figé. Je serais curieuse de savoir jusqu’à quel point ma sensibilité, ma manière de percevoir les choses et de les penser, ont été formatées par cette langue polonaise tellement imprécise, mais tellement imagée. Serais-je capable d’exprimer dans une autre langue ce à quoi je tiens tant dans mon écriture: le pressentiment, l’ambiance, l’inquiétude qui se cachent sous une configuration d’événements en apparence stables et sans danger? Peut-être devrais-je être reconnaissante envers cette fatalité linguistique qui a fait du polonais ma langue? Un paradoxe veut que le polonais appartienne aux langues dites mineures alors qu’il est parlé par cinquante millions de personnes dans le monde, si l’on compte la diaspora.

Il reste une langue locale, périphérique, qui plus est difficile et dont l’étude rebute de nombreuses personnes. L’un des atouts des «petites» langues, surtout lorsque leurs locuteurs connaissent les «grandes», est la possibilité qu’elles leur offrent d’un refuge. Ils peuvent s’y installer dans un petit périmètre apprivoisé, mais inaccessible pour le reste du monde. Je me souviens m’être réfugiée ainsi dans le polonais tandis que je me trouvais dans de vastes aéroports du monde, loin des frontières de mon pays, où je pouvais être certaine que personne ne comprenait ceux qui parlaient polonais. Désormais les choses sont différentes. Ces derniers temps, l’immense vague d’émigration des Polonais a permis à notre langue d’essaimer parmi les étrangers, mais je ne pense pas que le polonais s’imposera pour autant. Nous allons probablement apprendre l’anglais bien bravement et ce sera notre manière de communiquer avec le reste du monde. Le lieu de transgression sera le bar du voisinage où le serveur demandera kaweczka z mleczkiem (avec un «petit» lait, le «petit» café?) et donc dans ce polonais dont l’amabilité s’exprime par un excès de diminutifs. Ou l’autobus quand le contrôleur s’écrie joyeusement: Bileciki do kontroli! (Contrôle de vos petits billets!) .

Olga Tokar

Olga Tokarczuk

écrivaine - prix Nobel de littérature 2018

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Luc Devoldere 13 min. temps de lecture
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