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littérature

Une ombre dans la chambre: extrait d’«Alaska» d’Anna Woltz

Par Anna Woltz, traduit par Emmanuèle Sandron
27 avril 2022 5 min. temps de lecture

Le roman Alaska de la néerlandaise Anna Wolts est destiné aux enfants de onze ans et met en scène deux personnages de cet âge. Parker et Sven y forment une équipe, complétée par la chienne Alaska. Lisez ici un extrait de ce roman paru en traduction française chez Bayard jeunesse en 2021.

Sven

Mon cœur bat à tout rompre. Je suis tétanisé.

Il y a un fantôme à côté de mon lit. Il a des bras maigres et une tête percée de trois trous. Son œil gauche est plus haut que le droit. Il a une bouche triangulaire.

Alaska fait comme si elle avait attendu ce moment toute sa vie. Elle danse sur place et jappe comme une imbécile. Elle remue la queue tellement fort qu’on dirait une hélice.

Si je n’avais pas d’abord entendu des chuchotements, j’aurais réveillé toute la maison en hurlant.

Mais c’est arrivé subrepticement, insidieusement, un peu comme quand on gravit une colline et que la pente devient de plus en plus escarpée sans qu’on s’en rende compte.

D’abord, j’ai rêvé que quelqu’un entrait dans ma chambre. Puis je me suis réveillé lentement et pendant tout ce temps j’entendais une voix qui chuchotait quelque chose comme: «C’est bon, Alaska. Moi aussi, je suis content. Toi aussi, tu m’as tellement manqué!»

Je suis à présent totalement réveillé et mon cerveau est en train de comprendre que, oui, vraiment, IL Y A QUELQU’UN DANS MA CHAMBRE.

L’ombre se redresse et fait un pas dans la direction de la porte vitrée.

― Attendez!

Je n’ai aucune idée de la raison qui m’a poussé à crier ça. C’est comme si ma voix appartenait à quelqu’un d’autre.

L’ombre s’est immobilisée.

C’est une fille, je le vois maintenant. Elle porte un pull moulant. Elle n’a pas encore vraiment de seins, mais on les devine quand même. Je me rends compte que je ne porte qu’un boxer et qu’à cause de la canicule, je dors sans couette.

Purée, quel rêve! Être observé par une fille au beau milieu de la nuit alors qu’on est quasi à poil dans son lit!

― Est-ce que tu es réelle ? dis-je en chuchotant.

Phrase archidébile, mais soit.

La seule partie de son corps qui ne soit pas cachée, ce sont ses mains.

― Oui, répond-elle en chuchotant aussi. Je suis réelle.

Je vois qu’elle serre les poings. Sa voix ne me donne aucun indice. Impossible de déterminer son âge ou de repérer un accent quelconque. Et je ne vois ni nez en trompette, ni regard de braise, ni menton bizarre.

La seule qui sait quoi faire, c’est Alaska. Elle saute sur moi, pose ses pattes avant sur le lit, me donne un grand coup de langue sur le ventre, puis retourne en courant vers l’ombre noire.

Si ce clebs n’était pas aussi ridiculement heureux, j’appellerais la police.

― Comment tu sais qu’elle s’appelle Alaska?

J’ai posé ma question comme si je contrôlais la situation, comme si ça m’arrivait toutes les nuits qu’une fille en cagoule noire apparaisse à côté de mon lit.

Dès qu’Alaska s’approche de la fille, celle-ci se met à lui caresser la tête comme si elle était en manque.

― C’est moi qui lui ai trouvé ce nom, dit-elle si bas que je l’entends à peine. Avant, Alaska, c’était mon chien.

Je m’assieds dans mon lit.

― Ce clebs a vécu chez toi?

Elle fait oui de la tête.

Bien sûr, je savais qu’Alaska avait eu un autre maître avant moi. Ce chien avait presque un an quand il est arrivé chez nous. Mais je n’ai rien voulu savoir. Quand on reçoit un fauteuil roulant d’occasion ou des béquilles usées, on ne s’intéresse pas à leur premier propriétaire non plus.

― Retire ta cagoule!

Je veux voir à quoi elle ressemble, mais elle fait non de la tête.

― J’ai un bouton d’alerte, dis-je. Si j’appuie dessus, mes parents seront là dans trois secondes.

— Pourquoi tu as un bouton d’alerte? Pour les voleurs? demande-t-elle en chuchotant.

— Au cas où j’aurais une crise, dis-je en passant une main dans mes cheveux pour vérifier que je ne suis pas décoiffé. Je souffre d’épilepsie. C’est…

— Je sais ce que c’est, m’interrompt-elle.

J’étais prêt à lui débobiner tout mon exposé.

― Ah bon? D’accord… Eh bien, ça m’arrive d’avoir une crise pendant la nuit. Alors le clebs appuie sur le bouton avec sa truffe, et mes parents débarquent.

Son corps change. Je le vois. Quand elle me parle, tous ses membres sont tendus. Comme si elle faisait un effort intense pour ne pas reculer. Mais elle est toute douce quand elle joue avec le chien.

― C’est vrai? demande-t-elle. Vous avez appris ça à Alaska? À appuyer sur un bouton avec sa truffe en cas de crise?

— Oui! Avant j’avais une caméra dans ma chambre. Elle était toujours allumée. Et elle était reliée à un détecteur de mouvements. Alors, quand je commençais à être pris de convulsions pendant mes devoirs ou dans mon sommeil, mes parents entendaient un bip bip

La fille attend la suite.

― T’imagines? dis-je. Ne plus jamais avoir droit à la solitude? Être constamment sous la surveillance de tes parents via une caméra?

Sous sa cagoule, ses yeux sont braqués sur moi.

― Oui, murmure-t-elle. J’imagine.

Elle s’agenouille auprès du chien.

― Et maintenant, la caméra, c’est Alaska.

Je voudrais lui rire au nez. Elle fait comme si ce chien était un animal de cirque super intelligent. En même temps, j’aurais envie de donner des coups de pied dans quelque chose, car je vois bien que ce monstre poilu lui manque terriblement. Elle ne peut pas s’empêcher de le caresser.

Et là, je me rends compte d’une chose: s’il y avait un tsunami, elle continuerait à caresser Alaska au milieu des vagues.

Alaska (titre original: Alaska), traduit par Emmanuèle Sandron, Bayard Jeunesse, Paris, 2021, p. 65-70.
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Anna Woltz

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