Un voyage familial: «Hildeke» de Lieve Joris
Avec Hildeke, Lieve Joris poursuit son exploration introspective, met ses traces dans le terreau familial, part à la recherche de ses souvenirs d’enfance à Neerpelt, village du Limbourg belge.
Écrivaine belge néerlandophone vivant aux Pays-Bas, internationalement reconnue, lauréate de nombreux prix, autrice notamment de Mon Oncle du Congo, un récit qui évoque la figure d’un grand-oncle missionnaire au Congo, de La Chanteuse de Zanzibar, des Portes de Damas, des Hauts Plateaux, de Sur les ailes du dragon, Lieve Joris revient dans Hildeke sur son histoire familiale. Dans son bouleversant roman Fonny, elle porte son regard sur la part intime des êtres, met en scène la figure du frère aîné, relate l’accident de voiture dont il a été la victime.
© P. Normand
Celle qui n’a cessé de voyager, de sillonner l’Afrique, l’Asie, d’interroger la vie de ses oncles missionnaires, ausculte les liens entre les êtres, dresse des portraits de ses parents, de sa sœur Hildeke, affectée de trisomie. Comment surmonter les drames, la mort de la mère, l’errance psychique, la diminution physique, le trépas du père? Comment, à partir de la constellation familiale, questionner son propre cheminement, le choix de l’évasion, des voyages et de l’écriture? L’humour n’est pas absent de ces pages qui dotent les événements familiaux, privés, d’une portée universelle.
Le mouvement de l’écriture se fait rétrospectif, remonte le labyrinthe des années, saigne à la mort de la mère, au décès du père. L’écriture conjure la douleur, permet de survivre aux pertes des êtres aimés, cherche un sens à l’écheveau des circonstances. La mort du père, les retrouvailles avec la maison familiale réveillent des souvenirs douloureux, des réminiscences involontaires mais aussi un processus d’anamnèse. La tribu des morts se lève dans Hildeke, le fantôme du frère Fonny revient hanter les pages, Fonny, «un enfant talentueux, turbulent, rebelle, qui ne trouverait pas sa voie dans la vie.»
Les sortilèges de l’écriture? Doter les absents d’une présence éternelle, les faire vivre
«À quarante-sept ans, Fonny, les bras criblés de marques de piqûres, fut retrouvé mort dans le logement qu’il louait à la périphérie de Hasselt. Nous avions aussitôt envisagé une overdose, mais mon père ne se contenta pas d’un diagnostic aussi simple. Il reviendrait continuellement en arrière, jusqu’à la naissance de Fonny, et passerait en revue les coupables de son triste sort.»
Se ressouvenir, c’est accomplir un travail d’exhumation, d’excavation du passé, se jeter dans les albums de photos, les journaux intimes, les lettres, les ultimes traces laissées par les disparus. Lieve Joris fait défiler la vie de ses proches, reconstitue le puzzle des existences à partir de bribes et narre en parallèle son enquête au Congo sur les traces d’un rebelle.
«Et mon père? Le savait-il déjà? Le médecin lui avait-il déjà confié que Hildeke était «une mongolienne»? Avant d’ajouter sur un ton apaisant: «Quand elle aura douze ans, ça ne se verra plus?»
Lieve Joris décrit aussi des parents croyants, soutenus par la foi, dépeint une Flandre rurale, pieuse, où l’Église exerce une influence profonde. Les êtres sont des énigmes comme nous sommes une énigme pour nous-mêmes nous dit l’autrice. Toutefois, ces paysages intimes, complexes, tout en clair-obscur, se déchiffrent par l’amour, le cœur, l’intelligence. Dans l’histoire familiale traversée par des zones d’ombre, des fragments de paradis côtoient des dérives dans l’enfer.
Magnifique ode à Hildeke, le roman nous la donne à voir, à sentir, entrouvre la porte de son monde intérieur, l’instabilité de ses humeurs. C’est au travers d’une langue épurée, d’une écriture qui se tient au plus près des sensations, des perceptions de Hildeke que Lieve Joris nous plonge dans l’émotion. Pas de fioritures ni de pathos, mais une écoute des tropismes et des états d’âme de la sœur. Si Fonny était le prince noir, adulé et destroy de la famille, Hildeke en est la petite Poucette. La culpabilité, les remords rongent parfois ces pages. Culpabilité d’être à l’autre bout du monde quand Bobonne, la grand-mère, meurt, quand Fonny, le trouble-fête de la famille, décède. Bourlinguant aux quatre coins du monde, Lieve Joris voyage dans les territoires des espaces intimes, avec la boussole intérieure de l’empathie. Avec l’énergie, la gourmandise qu’elle met à arpenter le monde, elle descend à main nues dans les territoires familiaux et nous livre un de ses plus beaux voyages.
«Pourquoi ne l’en ai-je pas empêché – cette idée me martèlera les tempes -, pourquoi a-t-il fallu qu’une injection soit une des dernières choses que Hildeke a vues, une piqûre dans son bras une des dernières choses qu’elle a senties?»
Les sortilèges de l’écriture? Doter les absents d’une présence éternelle, les faire vivre en nous quand ils ont été chassés de ce monde. Forte de ses sortilèges, la littérature s’affirme comme une modalité de salut.
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