Virginie Loveling, les feux de la passion
Difficile de croire qu’une figure aussi importante de la littérature néerlandophone que Virginie Loveling n’avait pas encore été traduite en français. C’est désormais chose faite, avec la parution récente de son roman de 1911, Un coup de revolver.
Saluons les éditions Cambourakis de faire découvrir aux lecteurs francophones l’œuvre de Virginie Loveling (1836-1923) à travers un roman aussi éblouissant que ténébreux, Un coup de revolver. Il s’agit de la première traduction en français d’un écrit de cette figure essentielle des Lettres néerlandophones. Née et élevé à Nevele en Flandre-Orientale, sœur de l’écrivaine et poétesse Rosalie Loveling (1834-1875), elle est l’autrice d’une œuvre importante où les romans, les nouvelles, les essais, les livres pour enfants côtoient la poésie et le journal intime.
Femme émancipée, engagée dans son temps, anticléricale, coécrivant des recueils poétiques avec sa sœur Rosalie, Virginie Loveling interroge dans son œuvre des problématiques sociales, politiques, questionne la place de la femme dans la société, critique l’emprise de l’Église et en appelle à l’émancipation des femmes, à la reconnaissance des femmes artistes.

© Collectie Stad Antwerpen, Letterenhuis
En raison de la mise à l’écart des femmes écrivaines, elle a parfois publié en choisissant un pseudonyme en apparence masculin, W. G. E. Walter. L’œuvre des deux sœurs est traversée par une sensibilité humaniste, progressiste qui se traduit par une dénonciation des formes d’oppression, de la peine de mort, de la misère, des injustices socio-économiques, et par une attention au peuple, aux laissés-pour-compte. À côté de la veine engagée du naturalisme, Virginie Loveling creuse avec le brio les tourments de la psychologie et le champ infini de l’amour.
La passion comme déflagration
À la croisée du roman réaliste et du drame psychologique, Un coup de revolver (Het revolverschot, 1911) relate l’histoire de deux sœurs, Marie et Georgine, qui vivent à deux à Vroden (en Flandre-Orientale), dans la demeure familiale depuis la mort de leur père, le notaire Santander. Sans établir un parallélisme étroit entre Marie/Georgine et Virginie/Rosalie, on ne peut être insensible à cette mise en abyme fictionnelle de la configuration familiale de l’autrice.
S’il nous plonge dans une fine description des mœurs des villageois, de la vie quotidienne, des normes sociales, des paysages de la Flandre au début du XXe siècle, c’est sur le plan du drame de la passion et de la jalousie que ce roman fait retentir un coup de déflagration en phase avec le titre. Le revolver entre en scène à l’orée de la narration, glisse à l’arrière-plan au fil des chapitres, disparaît de la mémoire des lectrices et des lecteurs avant de, littéralement, trouer le récit.

Plus âgée, d’une beauté plus ingrate que sa sœur cadette, Marie aspire à connaître le grand amour, à se marier. Avec virtuosité, Virginie Loveling dépeint l’éclosion de la passion suivie du lent poison du déséquilibre, des affres de la jalousie qui, peu à peu, lézardent l’équilibre de la maisonnée. La tragédie de la passion se loge dans ce que René Girard appelle le désir mimétique, l’appétence pour l’objet convoité par un tiers. L’amour entre dans la vie des deux sœurs le jour où un voisin, Luc Hancq, un professeur de musique précédé par une réputation de Dom Juan, vient leur souhaiter la bonne année.
Dans un jeu trouble, tout en clair-obscur et en ambiguïté, dans une valse des sentiments inavoués, non déclarés, chacune des deux sœurs se pense aimée par Luc. Peu à peu, l’embrasement des sens et de l’imaginaire fait place à la rivalité entre les deux sœurs, à un ballet de tensions qui s’embraseront jusqu’au paroxysme. De façon liminaire, au travers de signes épars et, de manière manifeste avec l’offrande du revolver, les noces d’Éros et de Thanatos semblent nouées. C’est en effet Luc Hancq qui, afin de permettre aux sœurs de se défendre contre d’éventuels agresseurs, contre des voleurs, leur offre une arme qui, en quelque sorte, finira par se retourner contre lui.

«Puis [Luc] sortit quelque chose de la poche de son manteau d’hiver fourré: un revolver!
Il l’ôta de sa gaine noire vernie et, plutôt que de le donner à l’une ou l’autre des sœurs, il le posa sur la table, triomphalement, comme s’il accomplissait par là un exploit. Le métal blanc projeta une étincelle de joie dans le soleil matinal… Son cadeau de Nouvel An, sa promesse de la nuit dernière, un devoir dont il s’acquittait!
(…) Et il le saisit hardiment, comme un objet dont il avait l’habitude, l’examinant et le montrant d’un regard plein de tendresse: “Voyez comme il est beau, léger, solide et pratique; il ne présente pas le moindre danger pour vous-mêmes, mais garantit la mort à tous ceux à qui il souhaitera le « bon jour ».“»
Aussi brillante que l’arme, la métaphore s’avance limpide: l’apparition du revolver traduit combien le ver s’est introduit dans le fruit de l’amour et le corrode de l’intérieur. Dans l’analyse de la folie de la jalousie, de l’obsession mortelle qui envahit l’esprit de Marie, la radiographie intime de la confusion des affects, des dilemmes moraux rappelle Dostoïevski, ranime l’ombre d’Othello et celle de Lady Macbeth hantée par le crime. Comment ce huis clos infernal, cette triangulation disharmonieuse se résoudront-ils?
Nous remontons le temps avant que le drame ne se pressente vraiment, nous sommes plongés dans l’euphorie de Marie qui, traversée par un amour absolu, ne vit plus que pour Luc Hancq devenu veuf. On songe à la griserie d’Emma Bovary qui redécouvre l’intensité de la vie quand elle se pense amoureuse et aimée. L’exaltation qui traverse Marie ensoleille son existence qui gravite désormais autour de l’astre de l’amour, autour de la personne de Luc.

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L’imaginaire passionnel transcende et rédime le prosaïsme de la réalité quotidienne. Autrement dit, le mot «bonheur» s’incarne et se fait chair. Mais, le crissement du triangle bancal, de la non-réciprocité amoureuse monte au fil des pages jusqu’à l’inversion alchimique de l’amour en jalousie mortelle, en haine pour l’aimé désormais perçu sous l’angle du traître. Dans un vortex des pulsions, de la violence psychique, l’irréparable survient au terme d’une montée aux extrêmes:
«Qu’allez-vous faire? s’écria-t-il, croyant encore qu’il s’agissait d’une plaisanterie stupide.
– Ça, Judas!» cria-t-elle de manière à peine intelligible, posant presque le canon sur sa tempe. Elle vit avec un plaisir cruel, rapide comme l’éclair, la peur de la mort surgir dans ses yeux exorbités et déformer son visage blême.
Sauvagement, il attrapa l’arme, qu’il arracha avec une force décuplée aux doigts serrés de la jeune femme, mais simultanément, le chien armé se détendit. Un coup de feu sourd retentit. Sa tête partit en arrière, un flot de sang inonda sa poitrine, jaillissant de ses lèvres qui virèrent au plomb. Ses bras s’affaissèrent mollement. Le revolver, qu’il tenait encore, glissa de son poing…
Et elle s’enfuit, s’enfuit comme un chevreuil pourchassé. Tenant encore, sans s’en rendre compte, son arme à elle dans sa main gauche.»
Les nappes de l’inconscient
Le drame plonge Georgine dans la maladie avant qu’elle ne succombe. Des trois côtés du triangle, il n’en demeure qu’un, Marie, qui, extérieurement insensible à la mort de sa sœur, rumine sa rancœur à l’encontre de l’homme qui a brisé leurs existences. Refusant de «laisser l’attendrissement s’insinuer dans son esprit», loin de tout dilemme moral, de tout regret, elle savoure sa vengeance, sa délivrance, bénit sa victoire, se réjouit de la liquidation de Luc. Le syndrome Othello la poursuit alors que l’objet de son amour-haine est occis. L’onde de choc produite par la découverte du cadavre du maître de musique secoue le village de Vroden, ceux de Crocke, de Diependale, de Muilem.
Alternant les descriptions de l’enquête judiciaire, des médecins légistes, des rumeurs qui circulent dans le village et les plongées dans l’âme déchirée de la seule survivante du trio, Virginie Loveling descend dans les nappes de l’inconscient de Marie, au fond de son idée fixe de vendetta éternelle. Loin de s’apaiser, la jalousie s’aiguise au fil de souvenirs, de remontées de scènes enfouies, avec la déchirante musique d’une vérité intérieure: fourbe, Luc l’a trompée, ne l’a jamais aimée, n’a éprouvé de passion que pour Georgine. «Seigneur, par quel moyen pouvait-elle encore bafouer celui qui était déjà sous terre?». Ce que l’écrivaine nomme «le serpent de la rancœur» ne cesse de se réveiller et d’emprisonner Marie dans son étreinte:
«Le serpent de la rancœur, demeuré engourdi par le froid tout l’hiver, se tortillait à nouveau, distillant son âpre venin dans l’âme qui l’avait élevé et qui l’hébergeait. La nervosité inexpliquée de Marie fit place à un tumulte houleux, telle la mer démontée lors de la grande marée du printemps.
(…) Luc Hancq! Son image ressuscitait, claire devant ses yeux, Luc Hancq avec son exécrable désir de plaire, sa poignée de main hypocrite, son sourire fourbe…
Elle le haïssait, le honnissait comme jamais auparavant, et aussitôt, elle sentit à nouveau ses baisers sur son cou. On eût dit l’effleurement d’un insecte dégoûtant, et involontairement ses doigts fusèrent à cet endroit pour l’en chasser.»

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Dans une scène d’une rare puissance, emportée par son ressentiment, Marie accomplit le sacrilège suprême, vandalise à coups de marteau la sépulture du défunt. Jouet du destin et des pulsions humaines, un coup de revolver n’abolit jamais le hasard.
Espérons que cette première traduction en français d’Un coup de revolver sera suivie par d’autres «détonations» littéraires qui permettront d’exhumer cette figure audacieuse, éminemment contemporaine, bien trop méconnue, des Lettres néerlandophones.
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