Willem Writs, passeur de culture aux Pays-Bas. Amsterdam au XVIIIe siècle
«Les Néerlandais ne connaissent rien à la culture et cela doit changer». Telle était en substance l’opinion des premiers «entrepreneurs culturels» aux Pays-Bas. Sous l’influence des nouveaux idéaux des Lumières, ceux-ci ont fondé au XVIIIe siècle de nombreuses sociétés culturelles et scientifiques. Inventeur de son état et fondateur de la Felix Meritis à Amsterdam, Willem Writs était l’un d’eux.
S’il est quelqu’un qui savait apprécier la beauté d’Amsterdam à sa juste valeur, c’est sans nul doute Willem Writs (1732-1786), à la fois dessinateur, graveur, horloger, mécanicien et inventeur. Aucun détail ne semblait échapper à l’œil d’artiste de cet Amstellodamois de souche. Prenons l’exemple de sa gravure du Rokin, réalisée en 1770: un cheval tirant une calèche traverse le Lange Brug, tandis qu’un batelier muni d’un pieu fait glisser sa coche sur les eaux peu profondes. Sur la gauche, un ouvrier fait rouler des tonneaux de bière jusqu’à la berge. Devant lui, deux hommes sont en pleine discussion, tandis qu’une mère se promène avec sa fille. Voltigeant bruyamment au-dessus du cours d’eau, les mouettes ne manquent pas à l’appel. Writs a représenté des dizaines de ces scènes urbaines, en fin connaisseur d’Amsterdam.
Willem Writs, De Lange Brug op het Rokin (Vue du pont Lange au Rokin à Amsterdam), 1770© Rijksmuseum, Amsterdam
Il savait aussi très bien ce qui manquait à sa ville. Le dessinateur rêvait grand et aspirait à plus que ces arrêts sur images. Enfant des Lumières, il voulait laisser le monde meilleur qu’il ne l’avait trouvé à son arrivée. Ce qui manquait à la florissante ville marchande, où tout tournait autour de l’argent, c’était un centre culturel et scientifique pour les citadins qui s’intéressaient à ces sujets.
Si Writs demeure un illustre inconnu pour la plupart des gens aujourd’hui, tout le monde connaît l’impressionnant bâtiment de Felix Meritis sur le Keizersgracht, icône du néoclassicisme du XVIIIe conçue par Jacob Otten Husly et construite en 1788.
Enfant des Lumières, Writs savait qu'il manquait à sa ville un centre culturel et scientifique pour les citadins qui s’intéressaient à ces sujets
Felix Meritis était une société, une sorte d’école du soir ouverte aux adultes désireux d’étudier le dessin, la physique, le commerce, la musique ou la littérature. L’idée était née du cerveau de Willem Writs, homme d’une grande intelligence issu d’un milieu libéral, confortable sans pour autant être aisé. Il fréquentait depuis sa jeunesse des cercles intellectuels et artistiques. Jurriaan Andriessen, talentueux peintre de papiers peints, brosse son portrait en 1766, alors qu’il est âgé d’environ 35 ans.
Carel Frederik Bendorp, Felix Meritis, 1824-1825 © Rijksmuseum, Amsterdam
Les fils des marchands et les gens de la classe moyenne auxquels appartenaient Writs travaillaient généralement à partir de l’âge de 11 ou 12 ans, tandis que ceux des classes inférieures commençaient parfois dès huit ans. L’enseignement obligatoire n’existait pas au XVIIIe siècle, pas plus qu’un programme national d’éducation. Une fois adultes, de nombreux citoyens aspiraient ainsi à des connaissances plus générales, culturelles et scientifiques. C’est pour ces hommes (les femmes n’étant pas autorisées à devenir membres) que Writs a fondé la société Sapientia et Libertate en 1771. En 1777, cette société a été dissoute et remplacée par la nouvelle société Felix Meritis. Le nom signifie «heureux par le mérite», un point de vue typique des Lumières, le bonheur impliquant le bonheur terrestre, qui ne dépendait donc à leurs yeux ni de Dieu ni de la famille où ils avaient eu le jour, mais de leurs accomplissements.
Willem Writs par Jurriaan Andriessen, vers 1766 © Stadsarchief Amsterdam
Le mouvement des Lumières était essentiellement fondé sur l’optimisme et sur l’idée qu’il était possible de façonner la société, de la bonifier. Les esprits éclairés comme Writs envisageaient un avenir meilleur et plus humain, empreint de plus de liberté et d’égalité pour le plus grand nombre. Ils ont lutté contre la superstition et la corruption et pour un État de droit démocratique fondé sur la recherche de la vérité. Pour y parvenir, il était essentiel de disposer de connaissances fiables. À partir de 1700, ces opinions laïques, diamétralement opposées à la doctrine de prédestination très présente à l’époque aux Pays-Bas, ont commencé à gagner du terrain. Cela ne s’est pas fait sans résistance :
Règne désormais le culte du FELIX MERITIS,
Ou bienheureux par le mérite,
Par sagesse et par zèle, à l’imprévu
Quiconque se hisse en digne élite,
De Bonheur et d’honneur se voit pourvu.
Or cette doctrine, en tous points prise
N’accorde nul crédit aux préceptes de la Bible.
Mais qui donc s’en formalise?
Des centaines de sociétés civilisent les Pays-Bas
Writs n’était pas le premier à créer une société de cet ordre: il s’était inspiré d’une forme de société qui avait fait ses preuves durant le XVIIIe siècle sur les plans culturel et économique. Au cours de ce siècle, la République des Provinces-Unies avait en effet perdu sa position internationale en tant que grande puissance politique et commerciale. L’économie s’était progressivement essoufflée et l’arrivée d’un nouveau stadhouder à partir de 1747, après une longue période sans stathoudérat, n’avait pas fait disparaître le malaise dont de nombreuses villes néerlandaises souffraient, sous les regards impuissants de l’élite.
Comment retrouver la morale et les vertus patriotiques du XVIIe siècle et, partant, la prospérité? En intervenant et en diffusant soi-même les connaissances! C’est dans ce but que quelques notables de Haarlem ont fondé dès 1752 la Hollandsche Maatschappij der Wetenschappen (Société hollandaise des sciences), une première société scientifique qui a commencé à organiser des concours afin d’apporter des solutions aux problèmes de la société en recourant à l’expertise disponible au sein de celle-ci. L’idée était aussi simple que fructueuse: en unissant les forces et en utilisant l’intelligence collective, on pouvait obtenir de meilleurs résultats qu’en agissant seul. La Hollandsche Maatschappij (Société hollandaise) publiait alors les réponses aux concours dans d’épais volumes qu’elle diffusait le plus largement possible.
Portrait de Willem Writs par Wybrand Hendriks, 1783 © Stadsarchief Amsterdam
La franc-maçonnerie s’est, elle aussi, développée dans ce sillage. En 1756, une Grande Loge des Sept Provinces-Unies s’est constituée à l’échelle nationale, mais contrairement à d’autres sociétés, les francs-maçons ont conservé toutes les connaissances en leur sein, où tout était tenu secret.
Grâce aux nombreuses sociétés, les Pays-Bas se transformaient indubitablement en un pays de culture
Les sociétés scientifiques partageaient quant à elle généreusement les résultats de leurs recherches. Fondée en 1766 et toujours existante, la Maatschappij der Nederlandse Letterkunde (Société de littérature néerlandaise) de Leyde a entrepris de structurer et approfondir la réflexion littéraire en publiant des traités théoriques. Comme presque personne ne savait nager à l’époque, la Maatschappij tot Redding van Drenkelingen (Société pour le sauvetage des naufragés), fondée en 1767, diffusait les dernières connaissances en matière d’assistance aux victimes de noyade. En 1769, la ville de Flessingue a fondé la Zeeuwsch Genootschap der Wetenschappen (Société zélandaise des sciences), suivie en 1773 par la ville d’Utrecht, qui a institué la Provinciaals Utrechts Genootschap van Kunsten en Wetenschappen (Société provinciale des arts et des sciences).
Les Pays-Bas se transformaient indubitablement en un pays de culture. Selon la société littéraire Diligentiae Omnia d’Amsterdam, un tel pays ne pouvait se passer d’un monument à la mémoire du grand poète Joost van den Vondel. Pourquoi n’existait-il pas encore? En 1772, la société a installé une plaque commémorative, financée en fonds propres, près de la tombe de Vondel dans l’église Nieuwe Kerk. Aujourd’hui, elle est accrochée au mur de droite, juste en face de l’entrée.
Willem Writs a été l’un des entrepreneurs culturels qui ont jeté les bases d’une culture civique et sociétale plus large, toujours vivace
Des dizaines de sociétés de poésie ont modelé l’opinion publique en organisant des concours sur des questions sociales telles que l’éducation des enfants, l’enseignement et le patriotisme. Comme si cela ne suffisait pas, des sociétés physiques, médicales et juridiques ont également été créées à la même période –ainsi que par la suite– dans le but de rassembler le plus de connaissances possible. Entre 1770 et 1800, des centaines de sociétés de lecture ont acheté des livres et les ont fait circuler parmi leurs membres. Le club de lecture Leeslust Baart Kunde d’Alkmaar, créé en 1793, existe toujours.
En somme, grâce à ces initiatives privées, le XVIIIe siècle a jeté les bases d’une culture civique et sociétale plus large, toujours vivace depuis lors. Originaire d’Amsterdam, Willem Writs a été l’un de ces entrepreneurs culturels qui ont façonné l’avenir, à l’instar du marchand baptiste Pieter Teyler. Ce dernier avait stipulé dans son testament que toute sa fortune irait à la religion, à la culture et à la science. Il en a résulté un autre temple de la culture en 1778, la Teylers Genootschap, située au bord de la Spaarne à Haarlem.
Ballons à air et patriotisme
Les expériences menées dans le domaine de la physique constituaient l’une des attractions de ces sociétés. Ainsi, alors que la Teylers Genootschap faisait construire une gigantesque machine à électrifier, Writs faisait en 1782 la démonstration de sa dernière invention, un moulin à vase actionné par pompe à vis permettant d’extraire la vase de l’IJ pour en assurer la navigabilité. De leur côté, les membres de Felix Meritis s’intéressaient à l’aérostatique: en 1783, les frères Montgolfier avaient inventé la montgolfière. Le rêve séculaire des inventeurs et des scientifiques était devenu réalité: l’homme pouvait voler! Dans les années qui ont suivi, toute l’Europe était sous le charme de ce «ballon à air chaud», symbole des idéaux et de l’ingéniosité du Siècle des Lumières. Le département de physique de Felix Meritis a décidé d’en fabriquer lui-même… En mai 1784, ses membres ont fait une démonstration devant la porte de Weesperpoort, sous les yeux de quelque quatre-vingt mille Amstellodamois, venus assister au miracle. Si le petit ballon a réussi à s’élever, le gros est resté désespérément cloué au sol, malgré plusieurs tentatives.
G. Carbentus, Demonstratie in Den Haag in 1785 (Le lancement du ballon de Blanchard à La Haye en 1785)© Rijksmuseum, Amsterdam
Cet échec a apporté de l’eau bénite au moulin des Pays-Bas orthodoxe. Het boek der luchtbollen ofte de Zotternyen der Menschen (Le Livre des ballons à air ou la sottise de l’homme), pamphlet rédigé dans un style biblique, ne s’est pas privé de tourner l’orgueil de la confrérie en dérision:
-
- Et voici bien la sottise des gens.
- Que les enfants moquent, rient à pleines dents
- Tant et plus qu’ils s’amusent à nos dépens,
- Quand le singe prétend s’élever au firmament,
On avise avant toute chose son postérieur tout blanc.
Mais rien ne pouvait endiguer la montée en puissance de la science et de la sécularisation aux Pays-Bas et Writs a vu, à sa grande joie, le nombre de membres de Felix Meritis croître sans discontinuer. En 1786, un nouveau bâtiment s’est imposé, celui situé sur le Fluwelen Burgwal (aujourd’hui Oudezijds Voorburgwal) étant devenu trop petit. L’émission d’actions a permis de réunir les fonds nécessaires à la construction d’un nouveau bâtiment sur le Keizersgracht, pour lequel trois maisons ont été démolies. En 1788, l’imposant palais municipal était inauguré. Sur le toit, des télescopes permettaient d’observer les étoiles. Tant de luxe n’était pas du goût des opposants, qui déploraient amèrement que, selon toute vraisemblance, leur interprétation du «bonheur par le mérite» s’assimilait surtout au «bonheur par l’argent». Willem Writs n’a pas eu à essuyer ces critiques, car il s’est éteint dans les premiers jours d’octobre 1786. On l’a enterré le 12 octobre, dans la deuxième classe, celle des bourgeois nantis.
Société des spitz-loups
Avant sa disparition, Writs a encore été témoin, à partir de 1780, de la polarisation croissante qui déchirait les Pays-Bas, lorsque le pays est entré en guerre contre l’Angleterre. Les partisans et les adversaires du stadhouder s’affrontaient avec férocité. Les seconds, appelés patriotes, voulaient une révolution et luttaient pour la démocratie. Entre 1780 et 1795, la société Felix Meritis s’est transformé secrètement en un bastion patriote. La société culturelle Concordia et Libertate (Unité et Liberté), fondée en 1748, était ainsi surnommée par toute la ville la Kezengenootschap, la «société des spitz-loup». À l’époque, le chien de race spitz-loup était le symbole d’un patriote; il correspondait aussi à un sobriquet moqueur.
D’autres sociétés se sont politisées au cours de cette période. L’Amsteldamsch Taal- en Dichtoefenend Genootschap (Société amstellodamoise pour l’exercice de la langue et de la poésie) a été fondée en 1783 par deux fervents patriotes dans le but évident de réunir des auteurs partageant les mêmes idées. Les femmes y étaient plus que bienvenues. D’autres sociétés de poésie du pays, également très favorables aux femmes, ont joué aussi un rôle de pionnier dans l’émancipation de celles-ci. Sous le couvert d’une nouvelle société de lecture, les patriotes d’Amsterdam se réunirent au sein de la société Doctrina et Amicitia, située depuis 1788 dans la Kalverstraat 4-8. Une plaque commémorative y a été placée.
Reinier Vinkeles, Gehoorzaal in Felix Meritis (La salle de concert de Felix Meritis), 1789 © Rijksmuseum, Amsterdam
En ces années révolutionnaires agitées, Jan Nieuwenhuizen, prédicateur baptiste et patriote, a fondé à Edam la Maatschappij tot Nut van ‘t Algemeen (Société d’utilité publique), destinée aux personnes qui avaient soif de connaissances, mais qui n’avaient pas les moyens de s’offrir des livres, des études et des cotisations onéreuses. Cette initiative a été mal accueillie à Edam, bastion orangiste, où les régents voyaient l’élévation du peuple d’un mauvais œil. Pour cette raison, le siège de l’administration principale a été transféré en 1787 à Amsterdam, où le stadhouder Guillaume V était parvenu à réprimer le mouvement patriote. Dans les années qui ont suivi, cette Maatschappij tot Nut van ‘t Algemeen a publié des manuels scolaires à bon prix et créé des bibliothèques d’utilité publique et des écoles primaires. En 1795, elle comptait 30 unités dans le pays.
Cette année-là, la révolution batave a pris forme. La société Felix Meritis s’était à ce point investie dans cette révolution que les directeurs et les commissaires ont été invités à l’hôtel de ville, sur la place du Dam, à l’occasion d’une grande fête de la révolution célébrée en présence des consuls de France, d’Amérique, de Suède et du Danemark. Au cours de la difficile période française qui a suivi, des «poètes de la résistance», dont Helmers et Loots, ont entretenu les valeurs morales de Felix Meritis en publiant des poèmes nationalistes. Lors du cinquantième anniversaire de la société, en 1827, on a commémoré bien entendu «l’excellent Willem Writs». Grâce à son action en faveur de «la liberté du peuple et l’esprit des lumières», la société avait survécu à «tous les désastres et toutes les tragédies».
À l’époque, la salle de concert ovale était considérée comme un lieu emblématique, doté de la meilleure acoustique d’Europe. La Petite salle du Concertgebouw d’Amsterdam s’en est inspirée. Aujourd’hui, dans la plus pure tradition du XVIIIe siècle, la société Felix Meritis est présentée comme une «maison de culture pour l’avenir». Le nom de la société est plus connu que celui de son fondateur, ce qui doit à n’en point douter pleinement réjouir ce dernier, qui ne se souciait guère de gloire et d’honneur; sa seule ambition était de servir sa ville, sa patrie et ses semblables.







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