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littérature

Sur le pays d’origine. André Malraux et Eddy du Perron

20 août 2020 8 min. temps de lecture Les retrouvailles avec nos archives

En Flandre, nous parlons d’objets perdus. Aux Pays-Bas, ce sont des objets trouvés. Et si, en ces temps étranges, nous faisions vraiment de la perte une trouvaille? Prenez par exemple les archives de «Ons Erfdeel vzw». On peut très bien y pêcher chaque semaine une pièce intéressante. Sans même qu’elle ait nécessairement un rapport avec le coronavirus. Une pièce, tout simplement, qui nous ouvre une nouvelle perspective sur les choses ou qui, après quelques années, acquiert une signification nouvelle. Bref, un objet trouvé.

Le tout premier numéro de Septentrion a paru en 1972. Il a commencé par un coup de feu. C’est André Malraux (1901-1976) en personne, écrivain, héros de la résistance et homme politique aux côtés de Charles de Gaulle, qui a écrit l’article d’ouverture: un essai sur le personnage Arthur Ducroo, tiré du roman Le Pays d’origine (1935). Ce livre autobiographique d’Eddy du Perron, ami de Malraux, est le plus important roman néerlandais de l’entre-deux-guerres.

Ducroo, l’alter ego de Du Perron, se demande qui il est. Il décrit sa vie à Paris en 1933 et les années qu’il a passées sur l’île de Java, dans les Indes orientales néerlandaises (où il a grandi). Il vit dans et entre ces deux mondes: non qu’il écrive le livre de l’homme qui change de civilisation. «Livre que nul n’a écrit, et dont T.E. Lawrence disait que nul ne peut l’écrire: «On cesse d’être Anglais, et on ne devient pas Arabe». Sans doute, à devenir Arabe, perdrait-on les moyens d’exprimer comment on fut Anglais. Des quelques récits de conversions qui ont exprimé Ia foi trouvée, lesquels ont exprimé la foi perdue? Arabe, Lawrence n’eût hanté personne… C’est d’être aussi étranger a la confrontation qu’á la métamorphose et à la conversion, c’est de ne jamais devenir tout à fait Européen, n’ayant jamais été Javanais, qui donne quelquefois à Ducroo son accent de Candide désincarné.»

Tolle et lege.

Ducroo (1) sait que l’élucidation de l’homme ne coïncide pas avec la révélation de ses secrets; que l’homme ne s’inventorie pas, que la sincérité est une «tendance». Dans la comédie qu’il observe, il accorde au mensonge un faible rôle; les valeurs sociales lui sont étrangères, l’ambition et la vanité le retiennent peu. Les hommes n’y sont pas des imposteurs avides de grands rôles, mais des délirants avides de rôles tout court, et Ia surprise est qu’un si grand nombre de ces rôles soient insolites – que Ia comédie ne soit pas orientée.

Cette surprise tour à tour inquiétante et émerveillée, Eddy Du Perron la doit-il à sa naissance à Java? Que celle-ci ait puissamment agi sur le dialogue qu’il entretient avec lui-même, il l’affirme; qu’elle n’ait pas moins agi sur sa relation avec le monde, tout son livre le suggère. Non qu’il écrive le livre de l’homme qui change de civilisation. Livre que nul n’a écrit, et dont T.E. Lawrence disait que nul ne peut l’écrire: «On cesse d’être Anglais, et on ne devient pas Arabe». Sans doute, à devenir Arabe, perdrait-on les moyens d’exprimer comment on fut Anglais. Des quelques récits de conversions qui ont exprimé Ia foi trouvée, lesquels ont exprimé la foi perdue? Arabe, Lawrence n’eût hanté personne… C’est d’être aussi étranger à la confrontation qu’à la métamorphose et à Ia conversion, c’est de ne jamais devenir tout-à-fait Européen, n’ayant jamais été Javanais, qui donne quelquefois à Ducroo son accent de Candide désincarné.

Car il n’y a aucun exotisme dans ce livre – pas même celui de l’Europe. Son pittoresque, qui est grand, n’est pas relié au décor de l’ «ailleurs», où la littérature a trouvé de faciles effets et une si efficace poésie. Java n’est pas un décor: c’est ce qui entoure son enfance – celle d’un fils de planteur antillais ou cochinchinois, non celle de Kim. Le prestige qu’exerçait hier encore l’Orient venait de ce qu’il était donné comme un tout, le marché avec le temple et le souk avec les Mille et une Nuits. Le temple n’existe pas pour ce petit garçon élevé dans les propriétés isolées. L’épopée non plus: bien que Du Perron ait parle le soundanais mieux que le français (qu’il parlait sans accent) il s’intéressa tard à l’histoire des royaumes de Java, et n’avait pas vu le Boroboudour quand parut Le Pays d’Origine. II grandit dans ce que les Hollandais appelaient les lndes et les Français les Isles: la rivière qui charrie les arbres morts, la propriété dans Ia chaleur, le village et les servantes indigènes…

C’est trop peu pour être Java, trop pour n’être rien. Ces servantes ont leurs légendes; la mère de Ducroo emploie leurs masseuses, consulte leurs devineresses. La seule barrière est sociale. Rien de ce qui, dans les empires coloniaux, maintient d’ordinaire l’Occident: nationalisme, foi, ou vraie culture. Cet enfant n’est ni en exil, ni entre deux mondes inconciliables, mais entre deux mondes qu’il sera bientôt stupéfait de trouver semblables, alors que tout devrait les opposer.

L’Europe, absente par tout ce qui la fait Europe, est cependant présente par les incidences si puissantes sur les enfants: récits des grandes personnes et parenthèses «qui ne vous regardent pas», photos du théâtre où nous n’irons pas parce qu’il a brûlé, et du Casino ou nous irons dès que nous serons rentrés en Hollande.

Et les livres! L’Europe, c’est d’abord le pays de d’Artagnan. Une vieille maison de famille, avec des chats… Son décor surprenant sera vite épuisé comme celui de New-York l’est par nous – comme tout décor auquel l’histoire et l’art n’apportent pas Ia vraie vie des pierres. Après quoi, Ducroo trouvera des intellectuels. Mais déjà les personnages de Balzac savaient qu’il faut venir à Paris pour trouver d’Arthez dans sa mansarde et Canalis dans sa loge…

La liaison fut faite par les extravagants. On peut penser que Du Perron les a mis en lumière; ce n’est pas certain. II avait du farfelu un goût très vif, dans lequel son refus de tout préjugé social rejoignait son amour de la poésie. II aimait les satiriques français, le Francion, le début du XVIIe
siècle, la littérature dont le Songe de Pantagruel et Callot semblent l’illustration; aux temps fortunés, il s’en était fait relier des recueils personnels de pages arrachées «parce qu’elles devaient être ensemble». Auteurs et images se rejoignaient dans un monde semblable à celui des intermèdes de féeries où les balais et les fourneaux turlupinent les servantes sous le rire énorme des potirons. Le tout, naturel et familier: allant de soi. À un personnage à grelots l’accrochant au coin de la rue pour lui dire «Je suis cheval!» il eût assurément répondu: – Excusez- moi de ne pas m’en être aperçu plus tôt: je suis si distrait…». Fort lucide, au demeurant. Nullement étonné de voir la tireuse de cartes belge succéder à Ia sorcière javanaise, mais à mille Iieues de Gozzi possédé par ses farfadets. Il observe extravagants et normaux du même petit œil noir pénétrant et étonné: ils recèlent pour lui Ia même vérité. L’une des clefs du Pays d’Origine est qu’il n’y existe aucune norme. Les extravagants y sont les notes d’une octave parmi les autres…

On peut imaginer Ducroo, lié à eux, regardant comme l’Ingénu les hommes de la loi d’Orient et ceux de Ia loi d’Occident. Non. II est dans un constant détachement d’un monde d’apparences – liberté si profonde que le récit, nullement indifférent, du suicide de son père pourrait se terminer par la réponse de Liszt à qui l’on vient d’annoncer avec les plus grandes précautions la mort de Wagner: «Pourquoi pas? …». Du Perron attachait grande importance à la justesse du ton. Peut-être le sien, dans sa langue, (et sans nul doute dans ses lettres en français) ne lui semblait-il tout à fait juste que lorsque sous la précision du trait, le «pourquoi pas» se devine comme un imperceptible écho…

Mais ce livre sans normes n’est pas sans valeurs. Et ces valeurs (celles du livre: l’homme était Ia générosité même, et de ceux que nous fûmes quelques-uns à aimer) sont révélatrices parce qu’elles ne sont fondées sur rien. Ducroo est indifférent au christianisme, aux religions de l’ Asie, à l’humanisme traditionnel, à toute métaphysique. Ses connaissances intellectuelles (ses connaissances littéraires sont beaucoup plus étendues) touchent trois cultures européennes, mais commencent à Montaigne: ce qui précède l’ennuie. II doit d’ailleurs à la seule littérature ces valeurs, dont beaucoup sont celles de son maître Stendhal, celles de Ia plupart des intellectuels de son temps; et dont il serait instructif d’établir la carte pendant qu’iI en est temps encore, afin de savoir pourquoi, bien qu’on fasse de Ia bonne littérature avec de mauvais sentiments, on ne fait que de la qualité humaine avec Ia vraie littérature…

Mais que Ducroo peigne les gens de Java ou ceux de Grouhy, ces valeurs n’ordonnent jamais sa peinture (Pensons au rôle que jouent celles de Conrad, de Kipling). II saisit les titres par d’autres voies. Si épisodiques que soient ses Javanais, ils convainquent; ce n’est pas courant. Pourtant, la lecture achevée, on cherche à préciser par quoi ils sont Javanais. Y a-t-il des Javanais?

II y a des Européens – insolites. Y aurait-il donc des hommes «partout les mêmes etc…», une structure mentale unique costumée de civilisations? Elle n’est pas moins absente du livre que l’individu fondamental de Ducroo. C’est, au contraire, par le fait d’être costumés que tous les hommes se ressemblent unis avant tout par l’identité de leurs folies différentes. Les amours de la petite baboue rejoignent la passion héraldique du père. Souvenons-nous du portrait de la grand-mère: «Elle ressemblait à son père, et l’on dit que je lui ressemble…».

Son introspection, qui est constante, ne cherche aucune clef de l’homme; elle poursuit la connaissance de sa singularité. Ce que l’homme cache ne l’obsède pas: sans morale préconçue et sans hypocrisie, Ducroo accepte aisément ce qu’ iI découvre. Son dédoublement tient à des prises de conscience différentes parce que successives, à des retours sur lui-même (il note évidemment le journal après coup: le présent immédiat lui est souvent ennemi); et surtout à la maladresse avec laquelle le Ducroo quotidien comme Dominique et Barnabooth obéit à son double nourri des grands Iivres. D’où, beaucoup plus qu’irritation ou honte, l’étonnement du cavalier de cheval-jupon devant la passivité, voire l’indépendance, de sa monture.

(1) Le personnage principal du roman autobiographique Le Pays d’origine d’ E. du Perron.
Luc-Devoldere

Luc Devoldere

écrivain, essayiste et ancien rédacteur en chef (2002-2020) de Ons Erfdeel vzw

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