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société éditorial

Bruxelles telle quelle

27 avril 2022 5 min. temps de lecture

Dans son éditorial pour le numéro 5 (2022) de Septentrion, le rédacteur en chef Hendrik Tratsaert jette un œil sur ce qui mijote dans le grand labo à ciel ouvert qu’est Bruxelles.

L’époque où Charles Baudelaire parlait de Bruxelles comme d’un «visage sans regard» et ne voyait autour de lui que laideur et vulgarité est depuis longtemps révolue. Son pamphlet Pauvre Belgique! n’était pas tendre pour la jeune nation et sa capitale. Aussi n’avait-il pris ses quartiers à Bruxelles que parce qu’il manquait cruellement de fonds, sans pouvoir effacer de sa mémoire la cité des lumières qu’il avait connue en des temps meilleurs. Consciente ou non, cette comparaison entre Bruxelles et Paris refait assez fréquemment surface, et ce sera encore le cas dans les lignes qui suivent.

C’est sous l’impulsion du roi-architecte (et colonisateur décrié) Léopold II que Bruxelles revêtit ses plus beaux atours. On vit surgir de terre de nouveaux palais et musées, s’aménager de larges avenues et des parcs rehaussés d’arcs de triomphe, de kiosques et autres jolités. La Senne, avec ses eaux nauséabondes que décrivait Baudelaire, fut enterrée.

«C’était au temps où Bruxelles rêvait…», disait Jacques Brel, chantant les années folles du tournant du siècle. Bruxelles allait vivre une seconde naissance après la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’elle devint le siège central de la toute nouvelle Communauté européenne du Charbon et de l’Acier (1951). Dans la suite, la ville allait gagner en impact et envergure à mesure que cette CECA se développait pour devenir l’actuelle Union européenne, forte de vingt-sept États-membres. Mais le point d’orgue de son histoire est et reste l’exposition universelle de 1958, qui a drainé les visiteurs du monde entier et montré la capitale sous son meilleur jour.

Les traficotages concernant les terrains de cette glorieuse Expo étaient en fait les symptômes d’une maladie que l’on appellerait bientôt bruxellisation et qui, dans les décennies 1960-1970-1980, se caractériserait par l’absence totale d’une politique d’aménagement du territoire. En d’autres termes: le tout au béton, dans l’anarchie la plus complète. Pour y avoir habité un an et demi à l’époque, je garde le souvenir d’une ville livrée au chaos, à la recherche d’elle-même. Une sensation que personne, selon moi, n’a mieux traduite que Dick Annegarn dans sa chanson pleine de vague à l’âme «Bruxelles ma belle. Je te rejoins bientôt aussitôt que Paris me trahit.» (1974). Le Néerlandais de Bruxelles a fini par aller exercer ses talents de chansonnier à Paris, où il s’est installé durablement.

Et pourtant, depuis une quinzaine d’années, un regain d’enthousiasme se fait jour dans cette ville où francophones et néerlandophones ont les meilleures chances du monde de se rencontrer et de fraterniser. Je vous en ai touché un mot dans le numéro précédent, sous le titre Comment se rapprocher entre francophones et néerlandophones? C’est que, dans une ville où cohabitent tant de nationalités et un si grand nombre de langues que l’on s’attendrait à une confusion babélienne paralysant toute activité, on assiste paradoxalement, par miracle presque, à un foisonnement d’initiatives parties de la base et fleurissant de manière quasi organique. Il semble bien que le risque d’embourgeoisement, que les Anglo-Saxons appelleraient gentrification, soit nettement moins sensible à Bruxelles qu’ailleurs. Les citoyens se fréquentent, se côtoient, montrent la voie à suivre sans trop se préoccuper de règles ou d’injonctions quelconques et, mieux, les pouvoirs publics paraissent enclins à leur emboiter le pas. Ce qui n’est manifestement pas une sinécure dans une région morcelée en dix-neuf communes. À titre de comparaison: à Paris, la population à l’intérieur du périphérique relève d’une administration centrale unique et compte un million d’habitants de plus que la capitale belge.

Notre dossier consacré à Bruxelles est à lire comme mode d’emploi et générateur d’idées. «What Is Cooking in Labo BXL?» On y découvrira ou redécouvrira d’abord les aspects formels de Bruxelles, ce qui ne va pas sans une évocation aussi claire que possible de sa structure politique. Ensuite des tiers-lieux particuliers, havres de rencontres ou lieux refuges défiant les différences de couleur, de genre ou de goûts. Mais aussi l’union des forces vives du monde artistique en vue de la concrétisation du projet Capitale culturelle de l’Europe 2030, un nouveau masterplan pour le site du Cinquantenaire, le réaménagement de la zone du canal, et bien d’autres thèmes encore. Un signe non négligeable de la volonté de renouveau est que la municipalité projette de faire réapparaître la Senne en surface, tant il est vrai que toute ville qui se respecte a un cours d’eau, lieu où se rassemblent les souvenirs de son passé et grâce auquel la vie sociale prend des couleurs supplémentaires. Pour ce projet, la ville fait confiance à un consortium d’experts créé de manière informelle par des universités sous le nom de Brussels Studies Institute.

Nous avons également voulu démêler l’écheveau du multilinguisme, omniprésent dans la capitale. Nous avons abordé l’enseignement, un peu trop figé et qui mériterait une cure de jouvence. Nous avons aussi effectué un parcours de reconnaissance dans le théâtre bilingue, son processus et ses motivations, et prêté l’oreille à des écrivains qui expliquent comment ils vivent dans leur cité d’accueil. Un nouveau venu, Tijl Nuyts, a glané de quartier en quartier la substance de son recueil de poésie Vervoersbewijzen (Titres de transport). L’auteur érythréo-britannique Sulaiman Addonia, oubliant la répulsion spontanée qu’il éprouvait à son arrivée de Londres, n’a pas tardé à décréter que Bruxelles est «l’endroit idéal pour écrire». Enfin, on ne peut qu’être remué devant la formule percutante de l’Italo-Somalienne Ubah Cristina Ali Farah, réfugiée de Mogadiscio et qui allait également quitter Rome pour «la ville qui ne demande rien».

Si, aujourd’hui, vous allumez votre radio, quelle que soit la chaîne, vous avez de grandes chances d’entendre, à un moment ou à un autre, le Bruxelles, je t’aime de la jeune et talentueuse icône de la pop Angèle Van Laeken, dite Angèle. «Paris m’appelle quand je veux rentrer chez moi. Quand le ciel gris et la pluie me manquent, je vais mieux quand j’te vois.» Angèle revient, c’est sûr. Et cette sensation, elle, ne serait-elle pas partagée par les plus nombreux de des immigrés en Belgique, à savoir les Français?

Hendrik Tratsaert2

Hendrik Tratsaert

rédacteur en chef

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