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Hendrik Tratsaert: «Les plus grands ennemis de la Flandre sont l’autocensure et le dégoût de soi»

Par Sylvie Walraevens, traduit par Marcel Harmignies
8 janvier 2021 13 min. temps de lecture

La conscience de soi flamande: pour l’un c’est le bien le plus précieux, pour l’autre un anachronisme souillé. Hendrik Tratsaert a son ancrage quelque part au vaillant milieu de ce continuum. Le nouveau directeur de l’institution culturelle Ons Erfdeel vzw, éditrice entre autres de la revue Septentrion et du site web les plats pays, déplore que le débat soit gâché par la polarisation entre une droite populiste et une gauche partisane. C’est ce qu’il a exprimé lors d’un entretien accordé à l’hebdomadaire d’opinion chrétien Tertio. Nous l’avons traduit pour vous.

Pendant un mois, ils ont fait un bout de chemin à deux: le directeur sortant Luc Devoldere, à la veille de sa retraite, et son successeur Hendrik Tratsaert qui a repris le flambeau le 1er janvier. Tratsaert ne partait pas sans de solides références. L’Ostendais a fait ses preuves comme initiateur de nombreux projets culturels.

Avec Ons Erfdeel vzw, il prend en charge une institution culturelle à la solide réputation. Depuis 1957, Ons Erfdeel vzw informe sur la langue et la littérature, l’art, l’histoire et la société en Flandre et aux Pays-Bas. Aujourd’hui, cela se fait en trois langues sur autant de sites (néerlandais, français et anglais) et en version imprimée avec plusieurs livres et deux revues, de lage landen (anciennement Ons Erfdeel) et Septentrion.

L’époque de la création de Ons Erfdeel baignait dans un esprit d’aspiration à l’émancipation. Comment l’organisation s’est-elle positionnée dans ce contexte?

«Après la Seconde Guerre mondiale, la Flandre s’identifiait aux Pays-Bas. C’était une nécessité, d’une part parce que le dialecte occupait la place dominante ici, d’autre part parce que les intellectuels utilisaient grandement le français. Les meilleurs livres en néerlandais étaient écrits aux Pays-Bas. Dans la structure de l’État belge et dans la réalité sociale, les aspirations émancipatrices prospéraient vigoureusement. Finalement, cela a abouti à la fixation de la frontière linguistique et à des réformes constitutionnelles accordant à la Flandre plus d’autodétermination.

Le fondateur de Ons Erfdeel, Jozef Deleu – un monstre sacré – a milité inlassablement pour l’importance de la langue, un enseignement de qualité, l’émancipation de nos formes d’art et l’affirmation de l’identité flamande. Il a plaidé sans relâche pour en garantir la reconnaissance, l’institutionnalisation et la préservation dans les dépenses du gouvernement.»

L’approche était donc, dès le départ, politique?

«Il s’agissait de politique culturelle. Jamais de politique partisane, mais pesant sur la politique par des recommandations fermes. Au cours de ces 20 dernières années, notre voix politique s’est faite moins forte. Beaucoup de batailles ont évolué dans la bonne direction, comme le budget culturel, l’émancipation de la langue et de l’éducation, et la collaboration avec les Pays-Bas. Notre culture du débat des premiers temps, avec des essais polémiques et des pamphlets qui forçaient la discussion dans les médias, a lentement glissé dans la direction de la réflexion. L’engouement du moment pour les médias génériques et sociaux augmente le besoin de points d’ancrage offrant évaluation et nuance. C’est pourquoi nous donnons maintenant plus d’espace à des articles longs, de réflexion.

Notre présence dans le débat public se déroule toujours indépendamment des partis et à partir d’une vision à long terme de la culture. Une Flandre indépendante n’est, pour moi, pas une nécessité. Et la bonne carte du parti ne fait pas de toi un bon Flamand. Je donne volontiers à l’identité flamande un contenu plus libre: inclusif, s’inscrivant dans le monde et trans-idéologique. Un libéral de droite tout comme un socialiste de gauche peuvent se sentir Flamands et affirmer leur identité.

L’actuel débat sur l’identité est trop fortement tourné vers l’intérieur comme un reflet complaisant permanent, tandis qu’un Flamand sûr de lui regarde par-dessus la frontière et entre en dialogue avec le monde. Celui qui est petit se grandit en se confrontant aux autres, non en se faisant (plus) petit. D’où l’importance de notre communication en français et en anglais, qui nous fait percevoir par les personnes d’autres langues comme les Flamands larges d’esprit.

Le débat est gâché par la polarisation entre une droite populiste et une gauche partisane. Mon ami activiste, l’auteur Jeroen Olyslaegers, a dit dans le quotidien De Morgen qu’il glissait vers le centre parce que là, il n’y a plus grand monde. Il confirme ce que je ressens depuis longtemps: le besoin d’une large plateforme parce que les extrêmes nous éloignent les uns des autres.»

«La Flandre et les Pays-Bas ne constituent pas une communauté de destin, mais bien une communauté d’intérêts», a dit un jour votre prédécesseur dans Tertio (31/05/17). Voyez-vous également les choses ainsi?

«Il y a une différence entre les identités flamande et néerlandaise. La culture flamande se situe à l’intérieur de la frontière linguistique avec une bouffée d’air vers les Flandres française et zélandaise. Par ailleurs, il y a la grande zone néerlandophone. Cela constituait autrefois, dans une certaine mesure, une identité. En effet, lors de la fermeture de l’Escaut en 1587, une part importante de l’intelligentsia flamande s’est réfugiée aux Pays-Bas. Nous affirmons cette néerlandophonie lors des forums sur la langue néerlandaise, dans des livres, dans des universités, dans des ambassades et des consulats.

Pour les Néerlandais, leur identité est sans équivoque parce qu’ils sont un État-nation. Les Flamands sont en grand écart entre leur relation linguistique aux Pays-Bas et leur nationalité belge. Cette dernière n’est pas non plus sans équivoque, avec des Bruxellois bilingues et les Wallons qui, il y a deux siècles, ne parlaient pas tous le français mais le wallon, un semi-allemand ou une sorte de limbourgeois. Nous sommes l’addition de nombreuses identités au fil des dominations et des alliances. Les Flamands doivent apprendre à se satisfaire de ce passé et de ses conséquences: une nature latine-romane – libre et bourguignonne – et un tempérament germanique – travailleur et structuré. Nous ne sommes pas univoques, pas simplement l’un ou l’autre dans la même âme.»

Flamands et Néerlandais convergent-ils ou s’éloignent-ils?

«Notre lien a évolué. Dans les années 1970-80, les Flamands admiraient les Néerlandais parce qu’ils maîtrisaient mieux la langue et menaient une politique (culturelle) plus efficace. Entre-temps, la Flandre est devenue plus assurée grâce à l’autonomie, un enseignement énergique et son émancipation du dialecte. Du coup, le Flamand ne voit plus son voisin du Nord comme un modèle à imiter. Les Pays-Bas et la Flandre sont aujourd’hui de bons voisins, mais je parlerais plutôt d’un mariage de raison que d’un amour passionné. Nous sommes très différents. Même en art, on ne peut pas comparer le baroque Rubens et le pudique Rembrandt – pourtant contemporains –, et cela se poursuit dans la production artistique actuelle.

Naturellement, du fait du partage de la langue, il existe un vaste champ de collaboration. En comparaison avec le monde anglo-saxon: le lien historique entre le Royaume-Uni et les États-Unis n’est pas du tout une question de racines mais de langue. Cela vaut également pour la francophonie. La langue néerlandaise bénéficierait aussi d’une telle zone géostratégique où langue et culture sont encouragées.»

La promotion dans d’autres groupes linguistiques est-elle importante quand on veut sécuriser une culture? Ou vous engagez-vous surtout par amour-propre et fierté?

«Nous avons dépassé le stade du doute de soi. Le mantra est plutôt maintenant «Show, don’t tell»: pas d’activisme mais une sorte d’évidence; engager un dialogue basé sur l’amour de notre culture assorti d’une réflexion critique. La culture est un vaste espace où l’on échange en permanence. Dans les médias, il y a trop peu d’information sur ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique. Partout, la mondialisation en tant que manifestation postmoderne s’use au profit du nationalisme et de l’affirmation de son identité propre. Je déplore cette évolution parce que je crois au dialogue et à la communication dans le cadre d’une marge de négociation ou d’un conflit verbal sain.

À l’étranger, on est très satisfait de notre information en français et en anglais. On ne peut apprécier l’autre qu’en se plongeant dans sa culture, mais il faut pour cela disposer de matériel. C’est pourquoi nous faisons de l’exportation culturelle, un nom à connotation mercantile pour des biens immatériels.

Nous entretenons aussi de bons contacts avec les nombreuses petites cellules «Langue et culture néerlandaises» dans les universités du monde entier, de Saint-Pétersbourg à Buenos Aires. Cette coopération et cette appréciation font que nous sommes perçus comme des Flamands pleins d’assurance et qui ont la main tendue.»

Dans quelle mesure Flamands et catholiques forment-ils encore une unité?

«La Flandre a baigné pendant des siècles dans la culture catholique. Cela suintait dans l’art et le patrimoine culturel. On ne peut comprendre un tableau de Rogier van der Weyden sans connaissance de la Bible. Mais la foi a fortement évolué dans notre pays et on ne peut pas éluder non plus la séparation de l’Église et de l’État. Le trimestriel de lage landen reflète cette évolution. J’estime quelque peu hypocrite l’étroite association du Flamand et du catholique prônée par certains nationalistes flamands. Ils possèdent encore peu de liens avec l’Église et la foi mais veulent surtout souligner l’identité chrétienne au profit d’un discours purement anti-islamique.

Tratsaert: «Si nous abandonnons les valeurs des Lumières, nous nous retrouvons plongés dans un populisme grossier et de fausses nouvelles»

Pour moi, Les Lumières ont été le principal moteur du développement culturel. Elles ont apporté la liberté de pensée et le pluralisme. Si nous abandonnons les valeurs des Lumières – et la recherche de la vérité en premier lieu –, nous nous retrouvons plongés dans un populisme grossier et de fausses nouvelles. Cette confiance dans les Lumières ne porte pas atteinte à mon respect pour la religion. J’ai été élevé dans la religion et connais les rituels et les histoires bibliques. Connie Palmen a dit un jour: «La Bible est une fiction supérieure». Des écrivains anticléricaux comme Jan Wolkers et Hugo Claus ont affirmé avoir appris leur langue dans la Bible et ses fantastiques métaphores. Je souscris à cela. Le catholicisme a encore des effets sur nos attitudes et nos modes de pensée. Mon prédécesseur nomme cela le «post-catholicisme». Le catholicisme est une référence historique pour notre culture, mais en face il existe maintenant une réflexion critique et une pensée libre.»

La culture se trouve aujourd’hui soumise à deux lignes de tension: le secteur est intensément touché par les mesures de lutte contre le coronavirus et, dans l’enseignement, le nombre d’heures de cours menace d’être réduit. Que se passe-t-il?

«Autrefois, tout l’art partait de la bourgeoisie et y revenait. L’art était toujours le décor du pouvoir. Jan van Eyck n’aurait pas pu réaliser son Agneau mystique sans la commande du riche Joost Vijdt. Maintenant l’État a repris ce rôle et suit l’évolution sociale orientée par l’idée de maximisation de la rentabilité à court terme. La culture ne procure pas d’avantage économique immédiat. Dans une société matérialiste qui inscrit l’enseignement dans une organisation économique définie, la culture et l’art sont sous pression. Oscar Wilde a dit: «L’art est tout à fait inutile». La culture n’est pas économiquement profitable, mais bien utile. Pour beaucoup, l’art est porteur de sens et une forme transcendante de réconfort, comme la foi pour d’autres.

En outre, l’art et la culture expriment notre identité. Il faut oser affirmer cette importance dans la politique. En Flandre, la densité des théâtres, salles de concerts et cinémas est exceptionnelle. Toutes les stars du monde et les artistes alternatifs viennent ici. Nous possédons les meilleurs chorégraphes et les meilleurs peintres. Nous devons cultiver cela, la production artistique ancienne et actuelle.»

Comment jugez-vous la politique culturelle actuelle? Restrictive, comme le disent certains?

«On a fait des économies sur la culture, en effet, au cours des dix dernières années – sous trois partis différents d’ailleurs. Le ministre-président flamand Jan Jambon, lui aussi, a entamé sa politique par des mesures d’austérité, mais cette erreur a été corrigée depuis grâce à des actions du secteur et au soutien de faiseurs d’opinions dans le vaste domaine social. Pendant la crise corona, le gouvernement a créé un filet de sécurité pour le secteur culturel. On ne peut donc pas parler d’une coupe claire. Je trouve d’ailleurs que le secteur manque d’introspection et d’autocritique. Les plus grands ennemis de la Flandre sont l’autocensure et le dégoût de soi. Face à l’autocensure il y a la pensée critique qui ose aller à contre-courant. Une polarisation permanente perturbe le débat car une opinion est toujours attribuée à l’un ou l’autre camp: la droite populiste ou la gauche partisane.

Nous voulons nager sous cette polarisation avec une nuance et une distance critiques. Le dégoût de soi renvoie à la manière dont la Flandre se perçoit. Il faut penser beaucoup plus librement et en finir avec des affaires du passé qui reviennent inlassablement à la surface, mais dont les jeunes générations n’ont plus que faire, comme la collaboration. Jusqu’aux réformes de l’État des années 60, l’identité flamande était insuffisamment reconnue. Mais n’avons-nous pas, tout de même, franchi une étape? Le Flamand ayant confiance en soi n’a pour moi rien à voir avec le Flamand frustré qui lutte encore avec le passé.»

Êtes-vous favorable à l’idée d’un «canon» flamand?

«Il n’y a rien de mal dans la définition d’un canon, surtout s’il s’agit du passé jusqu’à, disons, la Seconde Guerre mondiale. Avec les arts vivants, c’est plus difficile parce qu’une sélection peut receler un a priori. Seul le temps peut juger si quelque chose a aussi une signification hors des frontières nationales – car c’est un critère important. Je pense que certaines fractions des intellectuels ont réagi trop rapidement. On a réuni un jury équilibré sous la direction de l’historien bien connu et incontestable Emmanuel Gerard, et l’ensemble du spectre est uniformément représenté. Tout dépend du but que le canon doit servir: si c’est une bible que l’on doit apprendre par cœur sans critiquer, je passe. Si c’est une proposition à utiliser dans l’enseignement ou pour montrer au-delà des frontières les points forts de la culture flamande, alors je soutiens ce projet sans réserve.

Tratsaert: «Du fait du jusqu’au-boutisme populiste nous ne pouvons plus examiner le canon sans parti pris»

Les Pays-Bas ont un concept de canon intéressant, comportant cinquante entrées sur la culture, et la France a inclus une sélection culturelle dans le programme éducatif. Les programmes d’enseignement flamands eux aussi contiennent d’ores et déjà beaucoup de contenus qui figureront dans le canon. Naturellement, la sélection doit être diverse et critique, par exemple en ce qui concerne des sujets sensibles comme la colonisation ou la collaboration. Tout est dans l’explication. J’ai le sentiment que le débat devient inutilement idéologique. Du fait du jusqu’au-boutisme populiste nous ne pouvons plus examiner le canon sans parti pris. Il n’y a pratiquement pas eu de discussion sur la composition du jury, ce qui signifie en réalité: d’accord.»

Une autre préoccupation: le déclin des connaissances linguistiques dans la jeunesse. Est-ce inquiétant?

«Le danger est double: l’anglicisation de la langue courante, surtout aux Pays-Bas, et la langue intermédiaire flamande. Je suis un partisan du dialecte, mais j’ai horreur du verkavelingsnederlands (une version édulcorée du dialecte). Cela me dérange énormément que des personnes et des acteurs connus, dans leur soif de popularité, infectent les médias avec une langue intermédiaire à deux sous. Avec un accent régional, pas de problème; mais il s’agit de style, de grammaire et de vocabulaire. En public, on parle le néerlandais standard. La langue est une forme d’hygiène, de soin personnel et de communication.»

Comment une revue spécialisée comme de lage landen survit-elle aujourd’hui?

«Toutes les revues sont attaquées, mais depuis que nous sommes digitalisés, nous touchons trois fois plus de lecteurs. Réagir à l’actualité et établir des liens, tout est maintenant beaucoup plus facile. Nous communiquons sous trois formes: revues, sites web et publications ponctuelles. Le rapport doit être équilibré: les sites jouent sur la rapidité, la revue peut s’attarder d’avantage sur les choses. Je pense que sur papier ne subsisteront que les forums de qualité. Plus le sujet sera soigné dans son traitement, tant sur le fond que sur la forme, plus le support aura de chances de survie. Ceux qui resteront, ce sont les exposés fouillés, pour lesquels on prend son temps et qui procurent du plaisir par leur conception et leur tactilité. À côté, les impressions bon marché pour la promotion commerciale s’en sortiront, mais les publications intermédiaires disparaîtront à terme.»

En tant que nouveau directeur, qu’aimeriez-vous réaliser?

«La revue doit devenir encore plus riche et réactive, dans la forme comme dans le contenu. Je veux pousser jusqu’au bout sa valeur ajoutée face au numérique. Je souhaite aussi entrer un peu plus dans le débat: en ligne, dans la presse et en direct en Flandre et aux Pays-Bas. La présence néerlandaise doit également être renforcée. Je ne toucherai pas à la volonté de qualité intrinsèque ni au bien-fondé de la mission, qui ont été scrupuleusement gardés par mes prédécesseurs.»

Cette interview a d’abord été publiée dans l’édition de Noël de l’hebdomadaire d’opinion chrétien Tertio.

Sylvie walraevens

Sylvie Walraevens

journaliste à l’hebdomadaire d’opinion chrétien Tertio

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