Entre culture gabber et scène contemporaine: le hakken intimiste de Lisa Vereertbrugghen
Pour la chorégraphe Lisa Vereertbrugghen, le gabber peut avoir un côté intime, fédérateur, et même politique. Depuis quelques années, elle invite donc sur la scène contemporaine cette musique électronique hardcore que les Pays-Bas ont menée à son apogée au début du millénaire.
«Les gabbers écoutent de la techno hardcore à deux cents battements par minute. Ils portent des chaussures de sport Nike Air Max, ne vivent que pour sortir, se rasent le crâne». C’est en tout cas ce qu’a affirmé Paul Jambers en 1999, dans son reportage Gabbers.
À l’époque, le journaliste flamand à la voix emblématique avait présenté le gabber comme un sous-genre extrême de la dance, et les gabbers comme de jeunes non-conformistes de race blanche qui s’exprimaient en dansant le hakken en boîte de nuit, la mine crispée. Un quart de siècle plus tard, la chorégraphe Lisa Vereertbrugghen (°1986) livre une tout autre interprétation de cette culture.
Photo promo pour While We Are Here (2023) de Lisa Vereertbrugghen© Miguel Soll
Hardcore domestique
Lors de notre entretien, Lisa Vereertbrugghen a affirmé de but en blanc, et avec une modestie que rien ne justifie, qu’elle ne connaissait pas grand-chose de la scène contemporaine et qu’elle était entrée à la School voor Nieuwe Dansontwikkeling (École pour un renouveau chorégraphique) d’Amsterdam avec «zéro connaissance en matière de danse». De toute évidence, la jeune femme a largement rattrapé ce retard grâce à sa créativité, à la profondeur de son travail et à une remise en question constante. Depuis 2014, elle n’a signé «que» cinq performances, toutes enchâssées dans un long processus de recherche, d’écriture et de réflexion autour de la danse. Entre deux créations, elle danse dans les productions de ses collègues ou y contribue en tant que dramaturge. Elle ne manque donc pas de connaissances, mais ne fait pas partie du monde de la danse contemporaine que le public a appris à connaître à travers des artistes et troupes comme la Compagnie Rosas ou Wim Vandekeybus. Son approche est totalement différente.
La techno hardcore est le cœur battant des chorégraphies de Lisa Vereertbrugghen.© Miguel Soll / Subbacultcha
Lisa Vereertbrugghen a découvert la techno hardcore –le cœur battant de ses chorégraphies– dans la cuisine de sa maman, où son frère amateur de hakken l’a initiée à cette danse. Ce contexte explique, presque à lui seul, les sentiments qui lient la chorégraphe à ce style musical. «J’ai appris les pas dans la sphère domestique, explique Vereertbrugghen, et je trouvais que le clash entre l’agressivité du hakken et l’intimité du contexte était intéressant. Dans le cadre de ma première performance, Camouflaging Kelly (2014), j’ai rassemblé une collection de vidéos YouTube sur des gabbers qui dansaient chez eux. Dans leur chambre, dans la buanderie, dans la cuisine… À travers mes premières performances, j’ai voulu réexplorer cette expérience de mon passé et voir ce que ça me ferait de danser à nouveau le hakken. C’est aussi pour cela que j’ai choisi la première personne pour Softcore, a Hardcore Encounter (2018), et que j’ai voulu ouvrir cette représentation sur la phrase “I am hardcore”».
Potentiel politique
La techno hardcore est un style musical qui mise sur la vitesse, l’intensité et la disruption. Le hakken est une succession de mouvements angulaires, brefs, vifs et répétitifs où les mains et les pieds bougent dans des enchaînements en apparence aléatoires. C’est une danse qui impose un rythme de cent soixante battements par minute (bpm), mais peut vite monter à deux cents bpm. Ici, la virtuosité importe peu. L’important est de se donner à fond. «Le hakken suit une logique assez simple. Il ne demande pas d’aptitudes techniques hors du commun. C’est comme apprendre à marcher: si vous essayez assez, vous finirez forcément par y arriver», affirme la chorégraphe.
Évidemment, la grande différence avec cette version «spontanée» du hakken est que les performances de Lisa Vereertbrugghen sont chorégraphiées. While We Are Here (2023) trace un lien conceptuel entre le gabber et la musique folk à travers cinq danseuses qui se déplacent en cercle sur la scène. Le timing des mouvements et la position des corps dans l’espace et les uns par rapport aux autres sont définis par la chorégraphie, mais ce cadre fixe laisse à chacune suffisamment d’espace pour exprimer sa personnalité et laisser parler l’émotion.
«Aucune des danseuses de While We Are Here n’avait d’expérience avec le gabber ou la techno en général. J’ai pu esquisser avec chacune d’entre elles un style unique qui honore ses dispositions personnelles tout en restant dans le registre consacré du gabber. C’était un exercice d’équilibriste: à quel moment un mouvement devient si personnel qu’il est trop éloigné du reste? Où est la frontière entre personnalité et communauté? Ma chorégraphie définit le cadre, mais les pas individuels restent le choix des danseuses».
Derrière la liberté individuelle de chaque danseuse ou danseur se cache un potentiel politique qui nous ramène au concept essentiel de «disruption». La techno hardcore et le gabber ne produisent pas un flux constant, enivrant, dans lequel le corps (et l’esprit!) peut doucement s’oublier. Il y a trop de coupures, d’interruptions dans les lignes musicale et physique pour que le danseur puisse se laisser aller. Pour utiliser le jargon du théâtre: il s’agit de moments «métathéâtraux» qui percent l’illusion de la fiction et soulignent la conscience des danseurs, qui introduisent ces ruptures à leur guise.
Photo d'une représentation de While We Are Here© Bea Borgers
Vereertbrugghen précise toutefois que l’indocilité intrinsèque de la musique et de la danse n’a pas automatiquement une dimension politique; le contexte joue également un rôle. «Les gros évènements de techno hardcore promettent au public une certaine ivresse, une expérience d’abandon total. De mon côté, j’ai un peu de mal avec les rassemblements de cette ampleur parce qu’ils s’accompagnent aussi d’un gros prix d’entrée. De nos jours, le plaisir est très ancré dans la consommation. Pour moi, le côté plus anarchique et politique de la techno hardcore se retrouve plutôt dans les fêtes en plus petit comité. Quand je sors, je privilégie les évènements qui s’identifient comme queer et les lieux libres d’influences machistes. Et, en fin de compte, ce que je préfère, c’est danser avec mes amis, chez eux».
Ressenti pur
Une autre différence fondamentale entre la scène et la piste de danse d’une boîte de nuit est la présence d’un public qui ne danse pas, mais observe. «À deux cents battements par minute, on ne réfléchit pas», a écrit Lisa Vereertbrugghen dans un texte sur son art. «On n’a pas le temps de s’expliquer ou de s’inquiéter de l’image qu’on renvoie.» En d’autres termes, le public risque de se retrouver à regarder des danseurs plongés dans leur propre corps, absorbés par le tempo, sans aucune connexion possible.
Lisa Vereertbrugghen: De nos jours, le plaisir est très ancré dans la consommation. Pour moi, le côté plus anarchique et politique de la techno hardcore se retrouve plutôt dans les fêtes en plus petit comité
Vereertbrugghen est consciente de ce risque: «Dans While We Are Here, j’ai choisi de ralentir la cadence au début de la performance. En commençant directement à cent soixante bpm, il est impossible de nouer un lien avec le public. Ici, chaque danseuse peut se montrer et établir le contact avant d’accélérer. Nous voulons que le public voyage avec nous, pas qu’il reste sur le bord de la route. C’est vrai que nous finissons tout de même dans notre bulle, mais le but est que le public y entre avec nous».
Cette recherche de contact n’est pas qu’une simple question technique. C’est l’essence même de ce que Vereertbrugghen tente d’accomplir à travers ses performances: le partage d’une expérience physique, du plaisir d’être parfaitement en phase avec son corps. «Si le public bouge et vibre avec nous, c’est que nous avons atteint notre objectif». Au-delà de l’expérience esthétique et visuelle, la chorégraphe aspire à créer une expérience sensorielle, peut-être même sensuelle. «Comment rappeler aux gens qu’ils ont un corps? Comment leur faire éprouver ce que j’éprouve? La techno est abstraite, elle ne raconte pas d’histoire. C’est du pur ressenti, ancré dans l’instant présent».
Photo pour la promo de While we are here © Miguel Soll
Il y a quelques années de cela, Vereertbrugghen a commencé à explorer la technoméditation, invitant le public à rester debout et à vivre une expérience de pleine conscience à travers le mouvement et la musique. «En principe, on pourrait pratiquer ce genre de méditation avec de la musique classique, mais la techno offre les fréquences idéales. Les basses résonnent dans les entrailles et les organes; les hautes fréquences courent sur la peau et les nerfs».
Nouvel underground
Depuis quelques années, la techno revient en force dans des lieux qui célèbrent la diversité des DJ et du public. Les styles de danse «populaires» comme le gabber ont quant à eux fait une percée dans le bastion de la danse contemporaine «sérieuse». En une décennie, des genres tels que la house, le breakdance et le voguing ont progressivement conquis cet univers que l’Occident réservait jusque-là aux héritiers intellectuels de la danse post-moderne. Selon Lisa Vereertbrugghen, cela tient au fait que le monde de la danse s’ouvre peu à peu à d’autres personnes et à d’autres styles.
Les plateformes comme YouTube et TikTok popularisent la culture underground –parfois au grand dam des scènes concernées. Le risque est que les caractéristiques superficielles d’une danse ou d’une sous-culture populaire soient reprises dans une poétique mainstream et perdent de ce fait leur puissance d’origine. Pour sa part, Vereertbrugghen voit cette évolution d’un assez bon œil: «Les gens chercheront toujours un moyen de s’exprimer, indépendamment des courants dominants. Il y aura donc toujours de nouveaux undergrounds. Dans un même temps, les scènes ont le devoir de donner leur chance à de nouveaux créateurs, y compris ceux qui n’ont pas suivi la “bonne” formation».
Scène de While We Are Here© Bea Borgers
La plus grande différence entre le monde de la danse des années 1990 et la scène que nous connaissons aujourd’hui est peut-être l’attention portée au respect des corps. En Flandre comme ailleurs, des témoignages se sont élevés dans le sillage du mouvement mondial #MeToo pour dénoncer des comportements déplacés –surtout dans le domaine des arts vivants, où le corps est utilisé comme un instrument de travail. Le chorégraphe Jan Fabre a soutenu que la transgression et l’exploitation du corps faisaient partie intégrante de son art, dont elles constituent parfois même l’objet «esthétisé».
Lisa Vereertbrugghen: Revisiter la traditionnelle tension entre l’homme et la femme ne m’intéresse pas. Je suis davantage fascinée par les liens plus ou moins complexes qui unissent les femmes
Dans les chorégraphies de Lisa Vereertbrugghen, l’épuisement des danseuses est une conséquence visible de la performance, mais pas un but en soi. «Oh, non. Mes représentations sont axées sur le plaisir d’être parfaitement en phase avec son corps. Il y a parfois de la fatigue et de la frustration, mais danser doit être aussi agréable à la fin du spectacle qu’au début. On ne va jamais jusqu’à la rupture. Si les danseuses ont besoin de faire une pause pendant la représentation, par exemple pour boire ou pour reprendre leur souffle, je m’arrange pour qu’elles puissent le faire. Sans leur plaisir, il n’y a pas de spectacle».
Jusqu’ici, Lisa Vereertbrugghen n’a mis en scène que des femmes. «Avec une distribution 100% féminine, on évite une conception normative du genre».© Miguel Soll
Jusqu’ici, Lisa Vereertbrugghen n’a mis en scène que des femmes, mais ce n’est pas pour faire passer un message –ou, du moins, pas consciemment. «Revisiter la traditionnelle tension entre l’homme et la femme et ses possibles connotations romantiques ne m’intéresse pas. Je suis davantage fascinée par les liens plus ou moins complexes qui unissent les femmes, qu’ils soient romantiques ou amicaux. Avec une distribution 100% féminine, on évite cette conception normative du genre. Et puis je m’entoure surtout de personnes avec qui je m’entends bien».
Slow antipatriarcal
Lisa Vereertbrugghen évoque son avenir professionnel et l’évolution de sa quête artistique avec beaucoup de retenue. Pour elle, rien ne presse. Elle suit ses envies au fil des opportunités qui s’offrent à elle, pesant le pour et le contre sans forcément viser une reconnaissance plus large ou une visibilité internationale. La jeune femme a résidé récemment au centre d’art CAMPO, à Gand, où elle s’est su encadrée et protégée. Un nouveau contexte intime pour de nouvelles chorégraphies.
Après onze années à explorer la techno hardcore, Lisa Vereertbrugghen a décidé de changer radicalement de registre et de s’intéresser à une tout autre forme de danse, le slow: «Le slow est un excellent sujet d’expérience. Parce que son rapport au temps –sa lenteur– m’intéresse sur le plan technique, mais aussi parce que c’est une danse très codifiée en termes de rôles de genre. Qui est dominant, qui est soumis? C’est cette dynamique des rôles qui m’intrigue et que j’entends analyser à ma manière et à mon rythme, à travers des ateliers et des installations. Une sorte d’étude du slow antipatriarcal.»









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