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Le paysage chorégraphique: la danse en Flandre et à Bruxelles aujourd’hui

22 avril 2021 9 min. temps de lecture Le virus de la scène

L’histoire de la danse à Bruxelles, une des capitales mondiales de la danse contemporaine, et en Flandre est aujourd’hui tout aussi mythique que connue. Elle démarre avec ce qu’on a appelé la «Vague flamande» durant les années 1980. Depuis cette première «Vague flamande», nous sommes aujourd’hui passés à une évolution vers des créations plus hybrides et diverses.

Aujourd’hui, les quatre fers de lance que sont Anne Teresa De Keersmaeker, Meg Stuart, Wim Vandekeybus et Alain Platel occupent toujours une place importante dans le paysage chorégraphique au niveau national et international. Anne Teresa De Keersmaeker et Meg Stuart ont par exemple toutes deux reçu le Lion d’or à la Biennale de Venise, respectivement en 2015 et 2018.

Bien que considérés comme des créateurs établis, ces artistes continuent néanmoins à innover. Par exemple, le travail d’Alain Platel a pris un tournant important dans sa relation avec la musique jouée en direct sur scène, à tel point qu’on peut désormais à peine le définir comme de la danse.

Coup Fatal (2014) et Requiem pour L. (2018) sont des concerts théâtraux dans lesquels les corps des musiciens sont la principale source de mouvement sur scène. Wim Vandekeybus continue, lui, à proposer une écriture où toutes les disciplines se brassent: du mouvement, bien entendu, de la musique, du théâtre, du texte, voire même de l’acrobatie. Anne Teresa De Keersmaeker est peut-être la chorégraphe qui s’est le plus réinventée au fil des années. D’une part, elle continue méticuleusement à développer encore plus en profondeur son œuvre très riche et travaillée, mais elle se lance également dans des projets aventureux à très grande échelle dans lesquels elle confronte sa chorégraphie à d’autres disciplines. Pour Work / Travail / Arbeid (2015), elle a adapté sa pièce Vortex Temporum (2012) à un format d’exposition qui a duré neuf semaines et a été présenté au Wiels de Bruxelles, au Centre Pompidou et au MoMA de New York.

Par ailleurs, elle a également réalisé une version de Cosi Fan Tutte (2017) pour le prestigieux Opéra de Paris. En 2019, en collaboration avec sa sœur Jolente De Keersmaeker, membre du collectif tg STAN, elle crée Somnia, où elle propose au public de déambuler dans le parc du château de Gaasbeek (près de Bruxelles) pour une version impressionnante du Songe d’une nuit d’été de William Shakespeare. En outre, son engagement auprès des plus jeunes générations, notamment dans le cadre de l’école P.A.R.T.S. à Bruxelles ou bien lorsqu’elle transmet ses créations à de jeunes artistes, démontre une conscience du potentiel des nombreux jeunes créateurs qui émergent aujourd’hui.

L’essor de cette première génération d’artistes s’est, entre autres, construit sur un réseau d’institutions soutenues structurellement par la Communauté flamande – tels que le Kaaitheater (Bruxelles), deSingel
(Anvers), Buda (Courtrai) et Vooruit (Gand). Certains centres culturels situés dans des villes plus petites de toute la Flandre sont également des lieux importants pour la diffusion de la danse, même s’ils doivent encore multiplier les efforts pour arriver à faire découvrir l’art chorégraphique à leur public, parfois moins aventureux.

En 2015, la réorientation en «Maison de la danse» du centre d’arts STUK à Louvain marque un tournant intéressant. Bien que disposant de moyens relativement limités par rapport aux autres maisons de la danse en Europe, cette institution a pour fonction principale de mettre en lumière cette forme d’art et de promouvoir ses intérêts. L’importante augmentation de son public, en 2019 notamment, montre le grand intérêt de son existence en Flandre aujourd’hui pour la danse contemporaine. Il faut également signaler le développement de l’initiative de la Journée de la danse qui, depuis 2016, vise à attirer l’attention du grand public sur la danse au sens large.

Ponts, ouvertures et nouveaux souffles

S’il y a une chose qui a distingué le paysage de la danse flamande et bruxelloise ces dernières années, c’est le désir profond de casser le canon de la danse en Occident, de laisser la place à plus de mixité sociale, culturelle et de genre. Au cours des trente dernières années, grâce à la présence de P.A.R.T.S. et de compagnies comme Ultima Vez (Wim Vandekeybus), les Ballets C de la B (Alain Platel), Rosas (Anne Teresa De Keersmaeker) ou Damaged Goods (Meg Stuart), la danse bruxelloise et flamande a connu un afflux énorme de talents internationaux.

Des chorégraphes comme Youness Khoukhou, Radouan Mriziga, Mohamed Toukabri et Moya Michael, par exemple, sont parfaitement conscients des traditions de leur pays d’origine et apportent avec eux différents héritages culturels, références ou critères esthétiques. Leurs créations font aujourd’hui de Bruxelles une terre de danse qui rime avec diversité et engagement social et artistique.

La remise en question critique du canon flamand et une certaine réaction à la Vague flamande poussent aujourd’hui les chorégraphes à regarder de plus en plus souvent vers la culture populaire. Certains créateurs comme Ula Sickle, Koen Augustijnen & Rosalba Torres Guerrero, Lisa Vereertbrugghen ou Sidi Larbi Cherkaoui n’hésitent pas à collaborer avec des danseurs du monde de la danse urbaine et à s’inspirer de leurs mouvements qu’ils confrontent ensuite aux outils chorégraphiques de la danse contemporaine.

Il faut espérer qu'un plan de relance pour la culture, donc aussi pour la danse contemporaine, permettra de conserver la richesse du paysage chorégraphique.

Des styles tels que le break, le krumping, le popping, le hip-hop, le voguing et les danses folkloriques populaires sont associés à des techniques plus académiques du ballet et de la danse moderne et postmoderne. Dans la plupart des cas, intégrer ces formes de danse urbaine ne consiste pas seulement à enrichir le vocabulaire de la danse, mais permet aussi de créer d’autres liens avec le public et d’apporter de nouvelles représentations contemporaines de l’urbanité, de l’identité et de la diversité. De son côté, le chorégraphe Michiel Vandevelde aborde la culture populaire avec un œil critique. Dans son travail, on retrouve des mouvements inspirés de clips vidéo et de styles de danse créés sur internet, notamment dans des vidéos sur Youtube. Au moyen d’un montage complexe de mouvements, de musique et de citations philosophiques, Vandevelde porte un regard acéré sur l’influence de notre culture visuelle, omniprésente dans la société d’aujourd’hui.

La création chorégraphique en Flandre et à Bruxelles s’ouvre également vers une plus grande implication des publics. Certains chorégraphes issus de la nouvelle génération souhaitent accéder à un rapport plus direct avec les spectateurs. Benjamin Vandewalle, par exemple, aime utiliser la ville comme décor. D’autres chorégraphes font de la danse un instrument social, rendant cette forme d’art plus tangible pour le public. Une évolution qui se reflète également dans les arts du spectacle en général, mais certainement dans la danse, dont les codes ne sont pas toujours facilement lisibles, la participation du public est devenue une clé importante pour faire tomber les barrières. Ce travail participatif est souvent intergénérationnel et ancré localement. Avec Invited (2018), le chorégraphe Seppe Baeyens, par exemple, a collaboré avec des habitants de Molenbeek (commune de l’agglomération bruxelloise). Pendant deux ans, il a travaillé avec eux sur une cocréation qui a abouti à une performance impressionnante dans laquelle l’ensemble du public participant a été invité à danser.

Citons également le spectacle The Common People (2014) de Jan Martens, qui réunit un groupe d’amateurs des plus bigarrés. La chorégraphe Vera Tussing joue, elle, avec la proximité et le toucher dans son travail. Dans The Palm of Your Hand (2015), le public forme un cercle autour des danseurs, qui finissent par «danser» une partition intime tous ensemble.

Un autre exemple remarquable est Platform K, une organisation qui crée des spectacles professionnels de danse avec des artistes handicapés. Ce qui relie toutes ces initiatives, c’est qu’elles démantèlent le concept classique de virtuosité. Ce ne sont plus les capacités techniques d’un danseur qui sont la priorité, mais la particularité de son langage unique.

Depuis quelques années, une nouvelle génération de chorégraphes s’installe dans le paysage artistique en Belgique et à l’étranger. Ils forment ce qu’on pourrait appeler une seconde «Vague flamande». Parmi eux, on retrouve Lisbeth Gruwez et son partenaire artistique Maarten Van Cauwenberghe qui ont créé la compagnie Voetvolk. Leurs créations, d’envergure et de format divers, connaissent succès sur succès et donnent un nouvel élan à la danse flamande. Jan Martens, Peeping Tom, Daniel Linehan, Claire Croizé ou encore Femke Gyselinck (par ailleurs longtemps assistante chorégraphique d’Anne Teresa De Keersmaeker) contribuent également à faire émerger une œuvre importante en ce début de siècle.

Le cas de l’artiste Alexander Vantournhout est unique. Après avoir étudié dans une école de cirque, il a suivi une formation de deux ans à P.A.R.T.S. Depuis l’autoportrait Aneckxander (2015) jusqu’à sa création plus récente Through the Grapevine, l’association du mouvement chorégraphique et de l’acrobatie lui permet de créer des spectacles tout aussi touchants qu’efficaces et d’attirer un public de plus en plus nombreux.

Enfin, on ne saurait donner un aperçu de la création en danse contemporaine flamande sans mentionner le Koninklijk Ballet van Vlaanderen (Ballet royal de Flandre), basé à Anvers et Gand. Pendant de nombreuses années, les ponts qui reliaient le Ballet royal de Flandre et la scène de la danse contemporaine étaient rares. Le Ballet royal de Flandre a longtemps été considéré comme une île inatteignable dans le monde de la danse flamande et bruxelloise. Pour en attester, en 2011, lorsque Anne Teresa De Keersmaeker a accepté pour la première fois que sa pièce Rain (2001) soit dansée par une compagnie autre que Rosas, l’honneur est allé au Ballet de l’Opéra de Paris, et non au Ballet royal de Flandre.

Cela en dit long sur cet isolement, ce qui peut s’expliquer d’un point de vue non seulement artistique, mais aussi financier. Historiquement, le Ballet royal de Flandre a pu compter sur des subventions gouvernementales le rendant autosuffisant en tant qu’institution artistique officielle de la Communauté flamande, une position exceptionnelle que la compagnie occupe encore partiellement aujourd’hui.

Le Ballet royal de Flandre avait besoin d’un nouveau souffle, et c’est le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui qui a été invité à assumer cette tâche. Ce chorégraphe flamando-marocain se définit comme un bâtisseur de ponts. En plus de son travail au sein de Eastman, la compagnie qu’il continue de diriger en parallèle avec le Ballet royal de Flandre, il a déjà chorégraphié des opéras, des films, une comédie musicale avec Alanis Morissette et plusieurs clips vidéo pour Beyoncé. Il collabore avec la Martha Graham Company et réalise, bien qu’il n’ait pas de formation en ballet, des créations pour de nombreux ballets internationaux. Avec lui, le Ballet royal de Flandre a ouvert une voie vers le renouveau.

Malgré son riche potentiel d’artistes et ses créations, la scène chorégraphique flamande et bruxelloise reste cependant sous-financée et fragile si on la compare avec celle d’autres pays européens, comme la France ou l’Allemagne, où les budgets pour la danse ont augmenté ces dernières années. La situation sanitaire actuelle a rendu la précarité du secteur encore plus préoccupante, et il faut espérer qu’un plan de relance pour la culture, donc aussi pour la danse contemporaine, permettra de conserver la richesse de ce paysage chorégraphique.

Gageons toutefois que les artistes sauront répondre à cette crise, comme ils l’ont toujours fait, de manière créative et engagée. Car cela reste la force des créateurs d’aujourd’hui, cette propension à réagir au monde globalisé qui les entoure et à nous offrir des moments collectifs et des expériences artistiques qui nous font voir le monde sous un jour meilleur.

Goeury

Matthieu Goeury

coordinateur artistique du centre d’arts Vooruit à Gand

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