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arts, société

La criminalité artistique, pas une priorité

Par Dominique Soenens, traduit par Raphaëlle Foucart
5 novembre 2025 11 min. temps de lecture

Le vol spectaculaire au musée du Louvre à l’automne 2025 a fait grand bruit partout dans le monde. Aux Pays-Bas, les vols d’œuvres d’art sont nombreux sans pour autant faire les manchettes de la presse internationale. En Belgique, ce type de larcin serait moins répandu, mais le pays est connu comme un maillon du commerce illégal international d’œuvres d’art. Une chose est certaine, dans les Plats Pays, la criminalité artistique est loin d’être la priorité de la police et des responsables politiques.

Les Pays-Bas ont entamé l’année 2025 avec un vol d’œuvres d’art effarant. Équipés d’explosifs, des voleurs se sont introduits non sans violence dans le musée régional de Drenthe à Assen au mois de janvier. Des pièces archéologiques en or prêtées par la Roumanie y étaient exposées, notamment trois bracelets ainsi qu’un casque en or de quelque 2 500 ans. Ces artéfacts archéologiques sont probablement perdus à jamais. En effet, les auteurs ou leurs commanditaires les ont sans doute fait fondre.

«Si une œuvre de Van Gogh était volée, il serait très probable que nous la retrouvions», explique Lex Boon, journaliste néerlandais et auteur du livre De gestolen Van Goghs (Les Van Gogh volés, Meulenhoff, 2024), dans lequel il retrace le vol de 48 œuvres de ce peintre connu du monde entier. «J’ignore pourquoi ces œuvres ont été volées à Drenthe, mais j’ose espérer que les voleurs l’ont fait en raison de la grande valeur historique et artistique du casque. L’or ne vaut plus que 70 000 euros».

Dans l’intervalle, des suspects ont été arrêtés, mais les œuvres volées n’ont toujours pas été retrouvées. Le vol commis à Assen est l’un des nombreux vols d’œuvres d’art marquants perpétrés aux Pays-Bas, durant lesquels les criminels sont parvenus à s’emparer d’ouvrages importants. Ces dernières années, il y a eu le vol de deux sérigraphies d’Andy Warhol à Oisterwijk en novembre 2024, le vol d’une œuvre de Van Gogh au musée Singer Laren en 2020, le vol d’une œuvre de Frans Hals à Leerdam la même année, le vol audacieux de six tableaux dans une galerie à Eindhoven, ainsi qu’un vol de bijoux lors de la foire d’art TEFAF à Maastricht en 2022. Lors de ce dernier cambriolage, les visiteurs –­stupéfaits–­ ont vu les voleurs dérober, sous leurs yeux ainsi que ceux des agents de sécurité et devant les caméras de surveillance, 27 millions d’euros de bijoux. Plus loin dans le passé, il y a également eu le vol d’œuvres de Picasso, Monet, Matisse, Freud, Gauguin et Meijer de Haan au Kunsthal de Rotterdam, ainsi que le vol de 24 tableaux et de 70 pièces d’argenterie ancienne au musée Westfries à Hoorn.

Moins de vols dans les musées belges

Des vols d’œuvres d’art d’une telle ampleur surviennent moins souvent en Belgique, selon les experts et responsables politiques. En 2018, une galerie à Knokke a été la cible d’un cambriolage à la voiture-bélier, au cours duquel une œuvre d’une valeur de plus de deux millions d’euros a été dérobée, ainsi que des alliances, des manuscrits, des sculptures, des photographies, des porcelaines et des pièces d’orfèvrerie. En 1997, un précieux trésor d’argenterie a été volé au musée Art & Histoire de Bruxelles. Cet événement est considéré par certains comme le plus grand vol d’œuvres d’art jamais commis dans ce pays. L’auteur n’était autre que Stéphane Breitwieser, un jeune serveur français qui, en l’espace de six ans, a sévi dans 172 musées européens. En 2013, des malfaiteurs se sont emparés d’œuvres d’Ensor, d’Adriaen Brouwer et de Kees van Dongen exposées au musée et jardins van Buuren à Uccle. Toutefois, le vol d’œuvre d’art le plus marquant en Belgique est sans aucun doute le vol de «Les Juges intègres», un panneau de L’Adoration de l’Agneau mystique de Van Eyck, en 1934, qui fait encore aujourd’hui l’objet de nombreuses spéculations.

«J’ai l’impression que cela arrive plus fréquemment aux Pays-Bas qu’en Belgique», indique Richard Bronswijk, spécialiste en criminalité artistique auprès de la police néerlandaise. «Aux Pays-Bas, les musées ont été la cible de nombreux cambriolages, ces dernières années. Il s’agit généralement d’œuvres célèbres, ce qui attire beaucoup l’attention des médias. En même temps, la base de données d’Interpol sur les œuvres d’art volées compte davantage d’enregistrements belges, ce qui contredit légèrement cette impression».

Arthur Brand, un enquêteur néerlandais de renommée mondiale spécialisé dans la criminalité artistique, collabore régulièrement avec les services de police. Il a permis de retrouver plusieurs œuvres d’art volées, parmi lesquelles la bague d’Oscar Wilde, un tableau de Picasso ainsi qu’une œuvre de Van Gogh. Il estime que les vols d’œuvres d’art sont bien plus nombreux aux Pays-Bas qu’en Belgique. «Mais en comparaison avec l’Allemagne et l’Angleterre, il n’y en a pas tant que ça aux Pays-Bas. Pour une raison que j’ignore, les malfaiteurs belges s’intéressent moins aux œuvres d’art. Mais il y en a toujours, évidemment!»

Les vols spectaculaires font couler beaucoup d’encre, mais ils touchent généralement des particuliers et des églises, car la sécurité y est souvent reléguée au second plan. L’ampleur du problème reste toutefois floue. La police belge ne divulgue aucun détail quant au nombre de vols d’œuvres d’art. Selon Richard Bronswijk, il est question de mille vols par an aux Pays-Bas. Toutefois, il ne s’agit pas des derniers chiffres, la police néerlandaise ayant cessé ses relevés en 2018-2019. «Mais je ne pense pas que ces chiffres aient fortement évolué depuis».

Désintérêt de la police

Aussi spectaculaires que soient certains vols d’œuvres d’art, la vérité sur l’approche adoptée dans les deux pays est décevante. Dans les Plats Pays, la criminalité artistique n’est pas une priorité majeure. Et l’indifférence de nombreux agents de police n’aide pas non plus. Janpiet Callens, ancien enquêteur spécialisé dans le trafic d’art à la police fédérale belge: «Un jour, je suis allé récupérer Olympia de René Magritte dans un commissariat de Bruxelles. C’est un tableau d’une valeur de 1,2 million d’euros. Il avait été volé au musée René Magritte de Jette, mais avait ensuite été retrouvé. Les policiers m’ont simplement laissé repartir avec un Magritte sous le bras, en pleine rue, au beau milieu du quartier chaud… “Ne vous inquiétez pas, m’ont-ils dit, ce n’est qu’un tableau.Culture et police ne font pas toujours bon ménage. Les policiers se concentrent principalement sur le crime organisé et n’ont pas conscience de la valeur culturelle, historique –­et surtout économique–­ du domaine artistique». D’après Janpiet Callens, les hautes sphères de la police se montrent peu concernées par la criminalité artistique.

Son successeur, Lucas Verhaegen –­qui, comme Janpiet Callens, est aujourd’hui à la retraite–­ le confirme. Lucas Verhaegen a dirigé la cellule Art et Antiquités de la police fédérale jusqu’en 2022. Personne ne lui a succédé. Entretemps, une nouvelle cellule a vu le jour. Elle est censée s’occuper des vols d’œuvres d’art, mais plusieurs sources affirment qu’il ne faut pas trop se faire d’illusions. «Quelqu’un gère encore la base de données des œuvres d’art volées ­–qui s’appelle“ARTIST”–­ et transmet toutes les informations à la base de données d’Interpol», explique Lucas Verhaegen. «Mais la personne qui dirige cette cellule n’est pas une spécialiste du domaine et a tout un tas d’autres tâches à effectuer».

Richard Bronswijk reconnaît le récit de ses anciens collègues de la police. «Aux Pays-Bas, c’est un peu la même chose qu’en Belgique: il y a des hauts et des bas. Entre 2000 et 2007, personne au sein de la police nationale ne s’occupait de la criminalité artistique. Lorsque la personne responsable de ce volet-là a pris sa retraite, c’en était fini. Par la suite, le monde politique aux Pays-Bas a insisté pour qu’une cellule soit recréée. La police y a consenti à contrecœur. Aujourd’hui, je m’en occupe à temps plein, avec l’aide d’une personne qui gère le volet administratif à temps partiel. Nous avons un point de contact pour les affaires de criminalité artistique dans chacune des dix zones de police des Pays-Bas. Mais là aussi, il s’agit d’un poste à temps partiel. Ce n’est pas une organisation officielle. Nous ne faisons pas partie de l’organigramme de la police néerlandaise. En Europe, ce type de criminalité devient une priorité, mais chez nous, cela ne se traduit pas encore par des mesures concrètes».

Pourquoi si peu d’intérêt de la part de la police et des autorités? Richard Bronswijk avoue qu’il n’en connaît pas vraiment la raison. «Je pense que c’est lié à la culture. Par exemple, l’Italie, la France et l’Espagne accordent une grande importance à ce sujet. En Europe de l’Est, la Bulgarie et la Roumanie investissent aussi bien plus dans la protection du patrimoine culturel ainsi que dans la lutte contre la criminalité artistique. Ce n’est visiblement pas le cas de la Belgique et des Pays-Bas. C’est regrettable. J’en parlais souvent avec Lucas Verhaegen: nous avons le sentiment d’être un peu mis à l’écart au sein de la police. Mais lorsque l’on a peu de moyens, il faut faire preuve de créativité. Nous faisons partie de GRACE, un projet lancé par l’université de Gand, auquel participent des policiers belges, des acteurs du monde de l’art et de la culture, ainsi que des universitaires. Nous échangeons nos connaissances et nos expériences. Nous faisons la même chose aux Pays-Bas: nous collaborons avec des experts et des professionnels du secteur».

Lucas Verhaegen, ancien enquêteur spécialisé dans le trafic d’art: En Belgique, pour la loi, cela ne fait aucune différence que vous voliez un paquet de chips ou une œuvre de Rubens

Les Pays-Bas connaissent peut-être davantage de vols d’œuvres d’art que la Belgique, mais cette dernière est tout de même connue comme un maillon important du commerce illégal international d’œuvres d’art. Lucas Verhaegen: «En Europe, nous sommes un maillon faible en matière de trafic illicite d’art et d’antiquités. Cela s’explique notamment par notre structure étatique et notre législation: la gestion de l’art et de la culture relève des compétences régionales, et les règles des différentes régions ne sont souvent pas harmonisées. Par exemple, les procédures d’obtention des permis d’exportation diffèrent entre la Communauté française et la Communauté flamande. Certains en profitent: si ça ne passe pas en Flandre, ils essaient à Bruxelles ou en Wallonie. Les sanctions sont également très légères. En Belgique, cela ne fait aucune différence que vous voliez un paquet de chips ou une œuvre de Rubens: pour la loi, c’est la même chose, il n’y a pratiquement pas de sanctions. En France, en revanche, on tient compte de la valeur artistique ou historique de l’œuvre».

Difficile pour les petits musées

Qu’en est-il des musées? Comment se protègent-ils des vols d’œuvres d’art? Renate van Leijen, spécialiste de la sécurité du patrimoine au Service néerlandais du patrimoine culturel (Rijksdienst voor het Cultureel Erfgoed), explique qu’il est difficile d’en parler de manière générale. «Il existe pas mal de différences, qui dépendent de plusieurs facteurs: le nombre de collaborateurs rémunérés et de bénévoles, leur niveau de formation, la collection, les expositions organisées et –­point crucial–­ le budget disponible. Par exemple, les Pays-Bas comptent 34 musées nationaux. Ils gèrent la collection de l’État et ont, à ce titre, un devoir de conservation, ce qui implique qu’ils doivent disposer d’une politique et d’un plan de sécurité. En outre, il existe environ 500 musées enregistrés, qui doivent eux aussi respecter certaines règles, bien que celles-ci soient moins strictes».

Ibrahim Bulut, consultant flamand spécialisé dans la sécurité des musées et également impliqué dans le projet de recherche GRACE, souligne l’importance du budget disponible. «La sécurité coûte de l’argent et ce n’est souvent pas la priorité. Même si nous notons malgré tout une amélioration. L’accent est davantage mis sur la sécurité, à présent. Pourquoi? Parce que la valeur des œuvres volées augmente, et que des organisations criminelles s’en prennent spécifiquement aux musées. Dans les grands musées situés à Gand, Bruxelles, Bruges et Anvers, les mesures de sécurité sont très efficaces. Comme aux Pays-Bas, on observe que les musées publics disposent généralement de cahiers des charges très détaillés en matière de sécurité».

Arthur Brand, enquêteur spécialisé dans la criminalité artistique, sait que la situation est souvent difficile pour les petits musées. «Tout d’abord, certains musées se trouvent dans de vieux bâtiments, comptant par exemple de nombreuses fenêtres, ce qui les rend plus difficiles à sécuriser. Sans parler du fait que les responsables ont également moins d’argent à consacrer à la sécurité. Mais même les grands musées peuvent être difficiles à protéger, car ils occupent de vastes bâtiments comportant de nombreuses zones vulnérables en ce qui concerne les risques d’intrusion. En outre, les voleurs agissent de manière de plus en plus audacieuse. La sécurité du musée régional de Drenthe était sûrement aux normes, mais la question est la suivante: est-elle encore suffisante? C’est une préoccupation que partagent actuellement de nombreux musées».

Faible taux de résolution

Il est impossible d’attribuer un chiffre précis au préjudice économique et social annuel causé par la criminalité artistique, mais une chose est sûre: les œuvres volées sont très rarement retrouvées. Selon les calculs du FBI, le taux de récupération se situe entre 2 et 6%, tandis que l’Art Loss Register ­–la plus grande base de données privée d’œuvres d’art volées au monde–­ fait état d’un taux de restitution d’environ 15% pour les œuvres de grande valeur, et ce, après 25 ans.

Arthur Brand estime qu’à l’échelle mondiale, 7 à 8% des vols d’œuvres d’art sont résolus. «Ce n’est pas beaucoup, mais ce n’est pas vraiment surprenant. Il n’y a tout simplement pas suffisamment de moyens. Il existe même très peu de bonnes bases de données permettant aux marchands d’art de vérifier les œuvres ayant été dérobées. Interpol en possède une, mais elle n’est pas à jour. Il m’est déjà arrivé d’envoyer un e-mail pour signaler qu’une œuvre répertoriée dans leur base de données était proposée à la vente lors d’une enchère. Ils m’ont répondu: “Oh, cette œuvre a été retrouvée il y a dix ans. Nos excuses.”»

Janpiet Callens : Les policiers m’ont simplement laissé repartir avec un Magritte d’une valeur de 1,2 million d’euros sous le bras, en pleine rue...

Aux Pays-Bas, le taux de résolution est encore plus faible –­environ 5% –­, explique Richard Bronswijk: «Il s’agit surtout de vieilles affaires, des choses volées il y a 30 ans et qui refont surface. Grâce à l’Art Loss Register ou aux Carabiniers, nous recevons souvent des signalements d’œuvres proposées aux enchères et enregistrées chez nous comme volées».

Selon Richard Bronswijk, le principal problème reste le manque de moyens d’enquête: «Quand un événement comme celui d’Assen se produit, on déploie tous les moyens possibles. Dans ce genre de cas, on peut en faire beaucoup –­parfois même plus que dans une enquête pour meurtre, pour ainsi dire. Mais un vol d’art “ordinaire” est traité comme un simple cambriolage domestique. La capacité d’enquête de la police aux Pays-Bas est, tout comme en Belgique, extrêmement limitée. Une plainte finit souvent au fond d’un tiroir. Il y a très peu d’investigations. Voilà le gros problème dans nos pays».

Dominique Soenens

journaliste (d’enquête) freelance

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