Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Le jeu «décomplexé»: le théâtre flamand vu de France
© St. Steffels
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Le virus de la scène
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Le jeu «décomplexé»: le théâtre flamand vu de France

Dans les années 1980 et 1990, la puissance d'innovation du théâtre flamand a fait grande impression en France. Tant d'années après la «Nouvelle Vague flamande», les metteurs en scène et compagnies flamands sont-ils toujours très demandés? Le critique français Jean-Marc Adolphe décrit l'influence du théâtre flamand d’aujourd’hui dans l’Hexagone.

«Après la disparition des artistes les plus importants, tels que Rubens en 1640, et la fin de la guerre de Quatre-Vingts Ans, l'importance culturelle des Flandres a décliné», peut-on lire sur Wikipédia. Bon, 1640, c’est un peu loin, et l’encyclopédie en ligne ne précise pas quand aurait pris fin ce «déclin». Quatre siècles plus tard, on peut continuer d’admirer les chefs-d’œuvre qu’ont légués les grands peintres flamands qui ont, à l’époque, rayonné sur toute l’Europe, mais on peut aussi conjuguer au contemporain un espace géographique et politique que les Français ont toujours un peu de mal à situer.

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Un pays dont les structures restent jacobines, malgré les lois de décentralisation des années 1980, a ainsi du mal à comprendre le fédéralisme qui prévaut en Belgique, tout autant qu’à saisir l’importance du multilinguisme. Mais, sur ce point, l’appréciation que l‘on peut avoir en France d’une réalité flamande a grandement évolué ces quarante dernières années, et la production artistique et littéraire n’y est pas pour rien.

Avec des écrivains néerlandais tels Cees Nooteboom et Hella S. Haasse, les auteurs flamands Hugo Claus (qui a commencé à être traduit et édité en France en 1985), Tom Lanoye, Erwin Mortier ou encore Pieter Aspe ont été les fers de lance de l’introduction en France d’une littérature de langue néerlandaise. Autre secteur d’influence: le cinéma. En 2012, le producteur Dirk Impens confiant à Télérama: «à la fin des années 1980, la danse et le théâtre flamands avaient le vent en poupe, mais le cinéma? C'était une honte d'avouer qu'on travaillait dans ce secteur. On reconnaissait un film flamand à ses paysans, ses chevaux et son public invisible.» Une nouvelle génération est arrivée et plusieurs films de jeunes réalisateurs flamands ont rencontré au début des années 2010 un succès d’estime.

La «Nouvelle Vague flamande»: moins visible qu’auparavant

Toutefois, en France ce sont les arts de la scène (danse et théâtre) qui témoignent encore le mieux de la vitalité artistique flamande. Certes, nous n’en sommes plus au milieu des années 1980, où l’irruption concomitante des premières pièces d’Anne Teresa De Keersmaeker, de Jan Fabre, de Jan Lauwers et de Wim Vandekeybus, conduisit à parler de «Nouvelle Vague flamande», pour laquelle s’enthousiasmèrent critiques, directeurs de théâtres et de festivals.

En janvier 1987, la revue Alternatives théâtrales, pourtant francophone, consacrait à ces artistes émergents un numéro spécial, titré «L’Énergie aux limites du possible». C’est bien cela qui, en effet, attirait alors l’attention: du Pouvoir des folies théâtrales de Jan Fabre, de Fase puis Rosas danst Rosas d’Anne Teresa De Keersmaeker, d’Incident puis Need to know de Jan Lauwers jusqu’aux chorégraphies survoltées de Wim Vandekeybus rythmées par la musique de Thierry de Mey, une même physicalité semblait à l’œuvre, inventant dans son élan des ressources dramaturgiques inédites.

Il est permis de penser que la vigueur de la scène flamande, depuis les années 1980 jusqu'à aujourd'hui, a servi d'aiguillon pour le paysage théâtral français

Théâtre (parfois sans texte), danse (parfois avec texte) et musiques mêlés sans complexe: une telle hybridation de formes est venue secouer les habitudes, particulièrement en France où théâtre et danse étaient encore singulièrement cloisonnés. Certains conservatismes n’ont d’ailleurs toujours pas abdiqué: ainsi peut-on expliquer la virulente bronca de la critique théâtrale (et d’une partie du public) en 2005, lorsque Jan Fabre fut «artiste associé» du Festival d’Avignon. «C'est peut-être l'époque qui veut ça: que dans un lieu consacré au théâtre, on n'en trouve pas», écrivirent ainsi deux éminents critiques!

Aujourd’hui, à part Anne Teresa De Keersmaeker, à qui le Festival d’Automne a consacré en 2018 une large rétrospective, avec une dizaine de pièces, les artistes qui ont incarné dans les années 1980 cette «Nouvelle Vague flamande» ne sont hélas plus guère visibles sur les scènes françaises. On a ainsi du mal à comprendre la relative désaffection qui touche Jan Lauwers et le travail de la Needcompany, alors même qu’en 2004 La Chambre d’Isabella avait joui au Festival d’Avignon d’un considérable succès critique et public. En guise d’explication, rappelons que, tout au long des années 1990, le Théâtre de la Ville, à Paris, a été sous l’impulsion de son directeur, Gérard Violette, l’infatigable promoteur de la scène flamande. Le metteur en scène Emmanuel Demarcy-Mota, qui lui a succédé en 2008 à la tête du Théâtre de la Ville, a fait valoir d’autres priorités (un partenariat avec le Berliner Ensemble et un festival, Chantiers d’Europe, essentiellement tourné vers les pays d’Europe du Sud).

Les Français découvrent d’autres noms

Les scènes sont heureusement multiples et la vie théâtrale en France est beaucoup moins dominée par Paris qu’elle ne le fut dans le passé. Les trente-huit Centres dramatiques nationaux, répartis sur tout le territoire hexagonal, témoignent de cette dissémination de l’activité de création et de diffusion. Hélas, dans leur majorité, ceux-ci restent relativement hermétiques à ce qui se joue au-delà des frontières franco-françaises.

Prenons l’exemple du Théâtre national de Strasbourg, pourtant situé dans une capitale européenne et aujourd’hui dirigé par Stanislas Nordey, pressenti pour prendre la succession d’Olivier Py au Festival d’Avignon: sur vingt-quatre «artistes associés», un seul non-Français, le dramaturge allemand Falk Richter. Et sur les dix-neuf spectacles présentés lors de la saison 2019-2020, aucune mise en scène européenne! À Strasbourg, il faut alors se tourner vers le Théâtre du Maillon, dont la programmation est plus cosmopolite. Y ont ainsi été accueillis, ces deux dernières années, la compagnie Peeping Tom (particulièrement plébiscitée en France) et les chorégraphes Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero, ainsi que la jeune performeuse et metteure en scène néerlandaise Emke Idelma.

À la frontière du théâtre, de la danse et de la performance, Miet Warlop jouit également en France d’une excellente réputation depuis Mystery Magnet, en 2012. Elle est tour à tour invitée par des centres chorégraphiques, des festivals pluridisciplinaires comme Actoral à Marseille, ou encore un centre d’art contemporain comme le palais de Tokyo. Ce qui plaît dans son style? Quelque chose d’«à la fois foutraque et profondément organique», écrivait Le Monde. Si elle n’est en rien rattachée à la «Nouvelle Vague flamande» des années 1980-1990, Miet Warlop perpétue d’une certaine manière ce qui en a fait le succès en France: un peu «foutraque», c’est-à-dire mélangeant allègrement les genres, avec une grande liberté de composition et de jeu; et surtout «profondément organique», c’est-à-dire jouant sur toutes les ressources expressives du corps en action.

Mais cette idée d’un théâtre essentiellement physique, qui ne soit pas fondé sur le texte, ne caractérise évidemment pas toute la production scénique flamande et néerlandophone. Au milieu des années 2000, la France a commencé à découvrir et aimer le travail de Guy Cassiers, régulièrement invité au Festival d’Avignon depuis la création de Rouge décanté en 2006. Pour Fabienne Darge, dans Le Monde, «Guy Cassiers ne cesse de révolutionner le théâtre en douceur, avec ce que les technologies les plus pointues de l’image et du son peuvent lui apporter».

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Longtemps méconnu en France, Ivo Van Hove s’est lui aussi imposé ces dernières années. Après avoir créé en 2015 Antigone de Sophocle avec l’actrice-star Juliette Binoche, il a été invité par la Comédie-Française à créer Les Damnés, d’après Visconti (Festival d’Avignon 2016), puis Electre / Oreste d'Euripide, en 2019. Pour le quotidien Les Échos, «tout commence par une lecture acérée des œuvres. (…) Tous ses spectacles sont autant de chocs esthétiques, spectaculaires, rares. Ivo Van Hove excelle dans la direction d'acteurs, vive, ardente, qui fait parfois appel à la performance, mais qui nécessite beaucoup d'intériorité». Ces quelques lignes en disent beaucoup… sur ce qui est parfois reproché à l’art de la mise en scène made in France, qui reste souvent attaché à un certain naturalisme. Y aurait-il, en matière d’interprétation des textes et de direction d’acteurs, une «école flamande» qui en imposerait?

Sans doute est-il exagéré de vouloir généraliser, mais enfin, ce sont bien de tels arguments qui sont mis au crédit des collectifs d’acteurs qui ont depuis quelques années déjà conquis le public français. La compagnie Marius, en revisitant l’œuvre de Marcel Pagnol, a contribué à remettre à l’honneur un auteur totalement délaissé, même parmi des compagnies de théâtre amateur. Même redécouverte avec Les Enfants du paradis de Jacques Prévert. Et la critique de saluer «un jeu décomplexé et tonique» qui crée «un décalage savoureux».

Dans un registre dramaturgique pourtant différent, les mêmes mots viennent peu ou prou qualifier le collectif De KOE. À propos de Relèvement de l'Occident, BlancRougeNoir, présenté en mai 2016 au Théâtre Garonne à Toulouse, la revue Mouvement distinguait «un théâtre de strates, [qui] jongle entre les différents plans, des profondeurs à la surface» et qui «se construit chaque soir dans un rapport complice et immédiat aux spectateurs».

Aiguillon pour le théâtre en France

Ce jeu décomplexé, d’une grande liberté de ton, qui n’hésite pas à faire preuve d’auto-dérision et témoigne parfois d’une vivifiante truculence, qui joue sur plusieurs registres et crée la proximité avec les spectateurs: voilà qui caractérise encore le collectif tg STAN, dont le succès en France ne se dément pas depuis que le Théâtre de la Bastille, conjointement au festival d’Automne, l’a invité pour la première fois en 2001 avec Les Antigones. Dans un pays où l’institution théâtrale est très forte, parfois peu propice aux pas de côté, tg STAN est venu apporter un grand souffle de fraîcheur, en même temps que l’esprit du collectif déjouait le côté assez patriarcal de la figure du metteur en scène. Ce serait beaucoup dire de prétendre que tg STAN a pu faire école en France, mais tout de même: c’est bien dans sa foulée que plusieurs collectifs de théâtre sont apparus sur la scène française.

Comme l’écrivait le magazine Pariscope: «La compagnie flamande tg STAN semble avoir lancé en France cette nouvelle donne, en proposant un théâtre fondé sur l’acteur, où les rôles s’échangent parfois à même le plateau, où le spectacle donne l’air de se construire à vue, dans l’instant même. Le résultat n’en est que plus vivant».

La filiation est assumée dans le cas de L’Avantage du doute, un groupe qui s’est formé en 2003 à la suite d’un stage dirigé par tg STAN au Théâtre Garonne à Toulouse. Créé en 2008, Tout ce qui reste de la révolution, c’est Simon, a marqué par sa façon toute générationnelle de questionner les utopies et les luttes des années 1968-1970. C’est aussi le cas du collectif Les Possédés, créé en 2002 par Rodolphe Dana qui dit avoir été «séduit et influencé par l’approche ludique, pleine d’humour des textes classiques, de tg STAN».

Bien d’autres collectifs se sont formés ces dernières années, en Flandre et ailleurs: In Vitro, Superamas, DRAO et F71, auxquels il faut encore ajouter le T.O.C. (Théâtre obsessionnel compulsif) de Mirabelle Rousseau et, last but not least, les Chiens de Navarre, un collectif emmené par le metteur en scène Jean-Christophe Meurisse, qualifié par Les Inrockuptibles de «plus insolente compagnie théâtrale de France et de Navarre».

Dans un pays où l’institution théâtrale est très forte, parfois peu propice aux pas de côté, tg STAN est venu apporter un grand souffle de fraîcheur

Une telle ébullition aurait sans doute fini par advenir. Il est cependant permis de penser que la vigueur de la scène flamande, depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, a servi d’aiguillon pour le paysage théâtral français.

La question qui se pose aujourd’hui est celle du renouvellement. Qui, après Jan Fabre, Jan Lauwers, Guy Cassiers, Ivo Van Hove et tg STAN? En 2019, le Théâtre de la Bastille à Paris, lieu historique d’introduction de la scène flamande, a présenté les travaux émergents de trois jeunes artistes, Timeau De Keyser, Hannah De Meyer et Bosse Provoost, soutenus par le Toneelhuis d’Anvers, dirigé par Guy Cassiers, dans le cadre du programme P.U.L.S. (Project for Upcoming Artists for the Large Stage). Il reste à souhaiter qu’une telle dynamique se poursuive lorsque les théâtres pourront à nouveau accueillir du public, et que «l’engorgement» dû aux nombreuses créations et tournées reportées ne vienne pas perturber la nécessité des échanges internationaux.

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