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histoire, langue

Marnix dans les Marolles: un intellectuel du XVIe siècle comme symbole du multilinguisme de demain

Par Philippe Van Parijs, traduit par Willy Devos
20 avril 2022 7 min. temps de lecture Labo BXL

Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde (1540-1598) était un savant et diplomate qui joua un rôle important dans l’histoire des Plats Pays. Il était aussi, à son époque déjà, un fervent défenseur du multilinguisme. Philippe Van Parijs, une autorité pour tout ce qui concerne Bruxelles et l’usage des langues, estime qu’il est parfaitement légitime que le nom de Marnix soit aujourd’hui accolé à un projet visant à promouvoir le multilinguisme à Bruxelles.

Rue Haute 225, à proximité de la place du Jeu de balle, est établie l’école fondamentale communale numéro 7 de la Ville de Bruxelles. Elle fut ouverte en 1897 lors du maïorat du libéral progressiste Charles Buls désireux d’offrir aux nombreux jeunes illettrés du quartier populaire la possibilité de suivre l’enseignement primaire. C’est toujours une école fondamentale francophone, mais depuis sa fusion, en 1975, avec l’école fondamentale communale numéro 15 pour jeunes filles (rue Haute 107), face à la maison où Bruegel a peint ses deux célèbres tours de Babel, elle s’appelle École Baron Steens, d’après Louis Steens, qui était échevin à l’époque où les écoles furent créées.

Une niche sur la façade de l’école fondamentale au numéro 7 abrite une statue impressionnante d’un homme vêtu à l’ancienne. Au-dessus figure son nom: Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde. Celui-ci était un intellectuel et un personnage politique du XVIe siècle, né à Bruxelles en 1540, fils de Jacques de Marnix de Toulouse (un village en Franche-Comté) et de Marie de Sainte-Aldegonde, originaire de Mont-Sainte-Aldegonde (un hameau situé à mi-chemin entre Morlanwelz et Binche, dans la province de Hainaut). La famille possédait une maison à côté du palais des Princes d’Orange, à l’emplacement de l’actuelle Bibliothèque royale, ainsi qu’une résidence située dans ce qui s’appelle depuis lors, et pour cette raison précisément, la rue de Toulouse, dans le quartier où siège le Parlement européen.

Philippe de Marnix effectua des études à Louvain, à Padoue, à Dole ainsi qu’à Genève, où il figurait parmi les tout premiers étudiants de Jean Calvin. Par la suite, il devint, avec les comtes d’Egmont et de Hornes, un des principaux conseillers de Guillaume d’Orange, l’un des trois aristocrates de premier plan de Bruxelles et ultérieurement le chef de la rébellion contre le régime espagnol. En 1575, il aida Guillaume à recruter les premiers professeurs de l’université de Leyde et, en 1576, il fut corédacteur de la Pacification de Gand, le premier document officiel qui accorde une forme de liberté de religion. Il serait également l’auteur du Wilhelmus, l’hymne national des Pays-Bas.

Peu de temps avant qu’il soit assassiné, en 1584, Guillaume d’Orange nomma Marnix «bourgmestre extérieur» d’Anvers, responsable de la défense de la ville. C’est en cette qualité qu’en 1585 Marnix négocia avec Alexandre Farnèse, le chef de l’armée espagnole, la reddition d’Anvers, un événement décisif pour la scission définitive entre les provinces qui, par la suite, deviendraient respectivement les Pays-Bas et la Belgique. Marnix s’installa par la suite en Zélande, où il traduisit une partie de la bible du grec et de l’hébreu vers le néerlandais. Il mourut à Leyde en 1598.

Un intellectuel polyglotte

Voilà qui suffit sans doute à expliquer qu’aussi bien la Belgique que les Pays-Bas ont émis un timbre-poste à l’effigie de Marnix, mais pas que sa statue orne la façade d’une école bruxelloise, et encore moins qu’il puisse avoir aujourd’hui encore une signification particulière pour l’avenir de Bruxelles. L’inscription sous la statue, Ratio instituendae juventutis, donne cependant une indication. C’est le titre d’un bref «traité sur l’éducation de la jeunesse» que Marnix écrivit en 1583 à la demande d’un frère de Guillaume d’Orange et qui fut publié à titre posthume en 1615. C’est aussi -du moins peut-on le supposer- le titre du livre ouvert que la statue de Marnix tient entre ses mains depuis 1897. Marnix se trouve dès lors à cet endroit non seulement comme symbole de la pensée progressiste et de la lutte pour la liberté, mais également en tant que figure ayant un message à transmettre concernant l’enseignement.

L’opuscule était écrit en latin, ce que l’on est en droit d’attendre de la part d’un intellectuel du XVIe siècle. Mais Marnix a également publié des ouvrages en néerlandais (Den Byencorf der H. Roomsche Kercke, La Ruche de l’Église catholique, 1569) et en français (Tableau des differens de la religion). Ce n’est pas tout. Selon Paolo Rinaldi, un collaborateur d’Alexandre Farnèse qui avait fait la connaissance de Marnix lors des pourparlers de paix concernant Anvers à Beveren-Waes, c’est «un noble respectable, sage, amène, éloquent, expérimenté et d’une intelligence aiguë; il est très bien initié au grec, à l’hébreu et au latin. Il comprend et écrit couramment l’espagnol, l’italien, l’allemand, le français, le flamand, l’anglais et quelques autres langues encore, mieux que quiconque dans ces régions». Plus de la moitié de sa correspondance qui a été conservée était écrite en français, 30% en latin, 10% en néerlandais et le reste en italien, en allemand, en espagnol et en anglais1.

Ce multilinguisme remarquable justifie à lui seul que le nom de Marnix ait été choisi en 2013 lors du lancement du Plan Marnix pour un Bruxelles multilingue, une initiative citoyenne visant à promouvoir l’apprentissage de différentes langues par toutes les couches de la population bruxelloise, en accordant une priorité au français, au néerlandais et à l’anglais (le latin du XXIe siècle!), et à encourager la transmission de toutes les langues maternelles.

Mais il y a plus. Car que trouve-t-on dans l’opuscule que le Marnix des Marolles tient entre ses mains? Entre autres un fervent plaidoyer pour l’apprentissage des langues étrangères dès le plus jeune âge, ainsi que ce qui peut être considéré comme le premier plaidoyer connu pour l’apprentissage par immersion: «Il est extrêmement important de soutenir les parents qui font de leur mieux pour apprendre à leurs enfants deux langues ayant une prononciation et un vocabulaire différents. Les enfants s’habituent de la sorte à deux prononciations différentes et pourront ultérieurement s’exprimer couramment dans les dialectes de n’importe quelle langue étrangère […]. Les parents ne doivent pas oublier d’apprendre à leurs enfants dès le jeune âge, si possible, deux langues différentes afin d’éviter qu’ils ne s’habituent qu’à un seul accent dans lequel ils finiraient par se sentir confinés. Pour cette raison, j’estime qu’il est important que des Allemands apprennent, dans leurs jeunes années, non seulement l’allemand, mais également le français, l’italien ou un dialecte latin. Ils éviteront de la sorte de truffer de germanismes une autre langue parce qu’ils connaissent uniquement l’allemand. Je veux en outre que de jeunes Français apprennent, outre la langue française, également la langue belge, allemande, anglaise ou italienne […]. Plus tard, quand ils seront un peu plus âgés, je souhaite qu’ils se rendent à l’étranger et qu’à cet effet, ils apprennent le plus possible de langues des étrangers, et plus particulièrement celles qui sont importantes pour les relations et le commerce avec leurs compatriotes2

son opuscule peut être considéré comme le premier plaidoyer connu en faveur de l’apprentissage par immersion

Selon la partie du titre complet du livre (Ratio instituendae juventutis principium ac nobilium puerorum) qui a été omise dans l’inscription figurant sous la statue, tout ceci ne s’adresse qu’à des princes et à des enfants de la noblesse. Mais le bourgmestre Charles Buls voyait les choses d’une autre manière. Cela fait plus d’un siècle que Marnix nous attend nuit et jour avec son livre entre ses mains, peut-être ouvert précisément à cette page, sur la façade d’une école fondamentale située dans l’un des quartiers les plus pauvres de Bruxelles. Pendant tout ce temps, il a indubitablement caressé l’espoir que l’on comprenne enfin que non seulement l’enseignement en général, mais aussi l’apprentissage précoce de plusieurs langues ne doit pas rester un privilège des enfants les plus favorisés, mais qu’une telle opportunité peut et doit également être offerte aux enfants des Marolles.

A-t-il enfin été entendu? Peut-être que oui. Depuis l’été 2019, le gouvernement de la Région Bruxelles-Capitale compte parmi ses membres un ministre pour la Promotion du multilinguisme de Bruxelles, un multilinguisme considéré comme un atout pour tous les Bruxellois, mais également comme un ingrédient du noyau de l’identité bruxelloise. Que signifie concrètement cette promotion? Selon le ministre: «La promotion auprès de la population bruxelloise dans son ensemble de la capacité de communiquer en français, en néerlandais et en anglais, combinée avec la reconnaissance de l’importance et de la plus-value de l’apprentissage et de la transmission des nombreuses langues parlées à la maison dans notre capitale cosmopolite, et avec l’objectif d’assurer une bonne maîtrise d’au moins une des langues de l’école³.»

Cette attention au message de Marnix-Buls attendue depuis si longtemps a-t-elle déjà abouti à quelque résultat perceptible dans ce quartier? À 500 mètres de la statue de Marnix se trouve une autre école fondamentale où, en septembre 2020 –et pour la toute première fois dans une école fondamentale de la Ville de Bruxelles–, a été mis en place un enseignement néerlandais-français en immersion. Le nom de cette école? L’école Charles Buls.

Notes
1. Rudolf De Smet, “Taal, context en conventie in Marnix’ correspondentie” (Langue, contexte et convention dans la correspondance de Marnix), dans H. Duits & T. Van Strien éds., Een intellectuele activist. Studies over leven en werk van Philips van Marnix van Sint-Aldegonde (Un activiste intellectuel. Études sur la vie et l’œuvre de Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde), Uitgeverij Verloren, Hilversum, 2001, p. 37-50.
2. Ratio instituendae juventutis, première publication en 1615. Édition latine (établie par Jean Catrysse), Universidad Central de Venezuela, Caracas, 1959, p. 29 et 109. Traduction française: Traité d’éducation de la jeunesse, ARSCIA, Bruxelles, 1959, p. 35 et 91.
3. Voir le site Internet https://betalky.brussels
La version originale néerlandaise de ce texte a été publiée dans 75 inspirerende plaatsen in Brussel, Halewijn, Anvers, 2021.
Philippe Van Parijs Library 2 c Sven Cirock

Philippe Van Parijs

philosophe, professeur invité à l’UCLouvain et à la KULeuven, Robert Schuman Fellow à l’Institut universitaire européen (Florence)

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