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littérature

Pour l’écrivaine Fleur Pierets, littérature et activisme vont de pair

Par Anne van den Dool, traduit par Françoise Antoine
29 avril 2025 21 min. temps de lecture

De l’œuvre de l’écrivaine, artiste et performeuse Fleur Pierets émane le profond désir d’un monde égalitaire où tout le monde puisse vivre dans sa pleine dignité. Le terreau dans lequel elle puise: une grande connaissance livresque, mais aussi une relation amoureuse passionnée qui s’est finie trop tôt.

Êtes-vous romancière ou poétesse, danseuse ou chanteuse, actrice ou metteuse en scène? Cette question doit régulièrement la mettre en difficulté car, bien qu’elle avoue avoir toujours voulu être écrivaine, Fleur Pierets (°1973) avait déjà plusieurs productions artistiques à son actif avant ses débuts en littérature.

C’est en fondant Et Alors? Magazine avec sa partenaire Julian P. Boom qu’elle accède pour la première fois à la notoriété. De cette revue en ligne, faisant la part belle aux interviews de musiciens, artistes plasticiens, écrivains et performeurs queers, vingt numéros sont parus depuis 2014. Plus tard, le couple gagne encore en popularité grâce au projet 22, une performance artistique qui prévoit que les deux femmes se marient dans tous les pays autorisant le mariage entre personnes de même sexe.

Pour enfants et adultes

Hélas, Julian P. Boom décède après le quatrième mariage, une tragédie qui forme la trame du premier livre, autobiographique, de Fleur Pierets, publié sous le titre Julian en 2019 et dont la traduction française par Françoise Antoine vient de paraître aux éditions La Croisée.

En 2022, sur une commande du Museum of Modern Art (MoMA) à New York, paraît le livre pour enfants en deux volumes, Love around the World et Love Is Love, dans lequel elle relate la même histoire d’amour, adaptée pour un jeune lectorat.

En 2023, en collaboration avec Noëmie Willemen et Rachida Aoulad, elle s’attelle à son premier livre d’images en néerlandais, Alle dagen sneeuw (Tous les jours de la neige), racontant l’histoire d’une petite snowboardeuse qui se demande pourquoi elle est moins applaudie que les garçons.

La même année paraît Heerlijk Monster (Monstre exquis), où l’on suit une écrivaine anonyme errant à travers les États-Unis, le livre Carol de Patricia Highsmith sous le bras –le premier roman d’amour lesbien qui finisse relativement bien–, à la recherche des endroits fréquentés par les personnages de son livre fétiche. Récemment, enfin, Fleur Pierets a ajouté Beton à sa bibliographie, une exploration sur le mode de l’essai de différentes formes de douleur, de solitude et de peur –des sentiments qui tenaient déjà un rôle majeur dans ses autres œuvres.

Membre de la communauté queer

Dans l’œuvre écrite ou performée de Fleur Pierets, la sexualité lesbienne est centrale. Après un mariage de dix ans avec son collègue écrivain Jeroen Olyslaegers, Fleur Pierets a mis un point final à sa vie hétérosexuelle en tombant éperdument amoureuse de Julian P. Boom, un sentiment qu’elle explore de manière approfondie dans son autobiographie. Du même coup également, elle faisait partie d’un nouvel ensemble: la communauté queer.

Fleur Pierets réfléchit, en mots et performances, à la position encore et toujours subordonnée qu’occupe la communauté LGBTQ+ dans la société

Ce changement, elle l’a saisi à bras-le-corps pour réfléchir, en mots et performances, à la position encore et toujours subordonnée qu’occupe la communauté LGBTQ+ dans la société. Comme elle l’a montré à travers le projet 22, les représentants de cette communauté restent victimes de discriminations et de restrictions de libertés dans une grande partie du monde, et cela, même dans des pays insoupçonnés. En effet, la maltraitance des queers n’est pas toujours commise ouvertement, mais bien plus souvent de façon subtile –par des regards hostiles lorsque deux personnes de même sexe marchent dans la rue main dans la main ou par une réaction déçue lorsqu’un jeune LGBTQ+ fait part à ses parents de son orientation sexuelle.

Précédents littéraires

Sans doute est-ce son entrée tardive dans la communauté queer qui donne à Fleur Pierets cette distance critique avec laquelle elle aborde la thématique dans son œuvre littéraire. Dans tous ses ouvrages, elle invoque régulièrement d’autres écrivains et académiques pour donner de la force à son argumentaire. Heerlijk Monster en est le meilleur exemple: dans ce livre, Carol y revient continuellement en tant que sous-texte pour montrer comment les femmes dans l’Amérique des années 1950 devaient se déclarer leur flamme par de subtiles œillades.

Dans son récit de deuil Julian, elle recherche également le soutien de ses prédécesseurs littéraires, d’Oliver Sacks à Guy de Maupassant, en passant par Tennessee Williams et Virginia Woolf. Nombre de textes qu’elle cite parlent d’amour et de perte –et plus spécifiquement d’amours impossibles aux yeux du monde extérieur, que ce soit en raison d’une importante différence d’âge ou parce que les deux partenaires sont du même sexe.

Plaidoyer pour l’égalité des droits

Au fil de l’œuvre de Fleur Pierets, ces sous-textes acquièrent une place grandissante. Ainsi Beton se compose-t-il presque uniquement de réflexions sur l’œuvre d’autres personnes –qu’il s’agisse du récit d’événements réels, de textes littéraires ou d’œuvres d’art. Par le biais d’associations, Fleur Pierets nous parle par exemple de Niki de Saint Phalle, célèbre pour ses sculptures de femmes voluptueuses, du film Melancholia de Lars von Trier ou encore du livre Femmes invisibles de Caroline Criado Perez, montrant combien les décisions prises dans ce monde le sont sur la base de normes masculines –depuis les airbags moulés sur le corps masculin à la décision d’éteindre l’éclairage public la nuit dans certaines grandes villes, accroissant le danger pour les femmes qui sortiraient la nuit.

Ainsi se tisse un réseau d’histoires qui se lit comme un plaidoyer pour l’égalité entre les sexes et le récit de plusieurs années de deuil. L’écho indirect de la perte de Julian demeure perceptible dans Beton sous la forme de réflexions sur le sens de la vie… ou sur son absence de sens. Tout comme dans Julian, Fleur Pierets médite sur ce qui fait que la vie vaut encore la peine d’être vécue lorsqu’elle vous prive, du jour au lendemain, de ce qui faisait votre plus grand bonheur.

C’est un courant sous-jacent qu’on ne peut non plus ignorer dans Heerlijk Monster. Durant son voyage, le personnage principal noue une relation avec la jeune Niko, qui va même l’accompagner pour un bout de voyage. Malgré des affinités évidentes, l’écrivaine tient son amante à distance, craignant le lien intime qu’elles pourraient développer. Cela explique également les références continuelles à des aventures d’un soir qui –partant probablement de la même peur– ne prennent jamais leur essor vers une relation plus profonde. Ainsi la question est-elle posée de la forme que peut prendre une vie amoureuse lorsqu’on perd son grand amour.

Texte et images, réalité et fiction

Nombre de livres de Fleur Pierets sont une combinaison de texte et d’image –non seulement les livres pour enfants, mais également ceux pour adultes. Dans Beton, les descriptions d’œuvres d’art sont étayées çà et là par des illustrations, et chaque chapitre de Heerlijk Monster est introduit par une photo granuleuse renvoyant à un lieu ou à un moment de l’histoire, comme une main de femme sur un volant ou une chaise dans un diner américain. Fleur Pierets n’a toutefois pas effectué elle-même ce voyage, a-t-elle avoué dans une interview au quotidien néerlandais Het Parool: elle a écrit le livre durant la pandémie de coronavirus, en se baladant sur Google Maps.

Réalité et fiction s’enchevêtrent dans l’œuvre de Fleur Pierets

Sur la couverture de Heerlijk Monster, on ne trouve aucune mention du genre littéraire auquel appartiendrait le livre, un choix délibéré, a révélé Fleur Pierets dans la même interview. «Ce n’est pas une autobiographie, car 80% de ce qui se passe dans ce livre n’est pas réel. La narratrice est écrivaine et a perdu son épouse, mais notre ressemblance s’arrête là. Ce n’est pas non plus un roman, car la matière est trop personnelle pour cela.»

C’est un bel exemple de la façon dont réalité et fiction s’enchevêtrent dans l’œuvre de Fleur Pierets. La lecture de Heerlijk Monster gagne considérablement en profondeur lorsqu’on connaît l’histoire sous-jacente de la relation intense vécue avec Julian P. Boom et de la mort tragique de cette dernière. C’est également vrai pour Beton, où l’on trouve l’explication des pensées maniacodépressives amenant la narratrice à consulter un thérapeute. Le style de Fleur Pierets favorise ce flou: naturel et sans fioritures, où chaque phrase sonne vrai.

Plaidoyer pour l’activisme

Dans son œuvre, qui ne cesse de s’étoffer, Fleur Pierets approfondit quelques grands thèmes de notre époque: l’égalité des droits entre les hommes et les femmes et le rôle de l’amour dans nos vies. Que ce soit dans ses écrits ou ses performances, elle se pose en activiste et n’hésite pas à afficher son opinion personnelle, tout en encourageant le lecteur à monter lui-même au créneau. Ainsi écrit-elle dans Beton, en réponse à la guerre que le bourgmestre de sa ville natale avait déclarée à tout ce qu’il trouvait woke: «[…] Et je réfléchis au sujet sur lequel je vais lancer les hostilités. Jusqu’à ce que mon opinion soit aussi importante que la sienne. Car d’ici là, la question n’est pas de savoir pourquoi je suis activiste. La question est de savoir pourquoi vous ne l’êtes pas.»

Même l’héroïne de son livre pour enfants Alle dagen sneeuw saisit l’occasion de s’opposer à la norme dominante: avec les autres filles de son équipe, elle décide de se battre pour obtenir du jury des compétitions de snowboard le même traitement que les garçons. «Ensemble, les amis ont contribué à bâtir un monde meilleur», lit-on en conclusion, une intention présente dans chacune des œuvres de Fleur Pierets. Tant ses performances que ses écrits témoignent de cette aspiration à un monde égalitaire, une passion nourrie tant par ses prédécesseurs artistes que par ses expériences personnelles.

Julian de Fleur Pierets, traduction française de Françoise Antoine (titre original: Julian, Amsterdam, Das Mag Uitgeverij, 2019), Paris, éditions La Croisée, 2025. Lisez-en un extrait ci-dessous.
Lisez aussi, plus bas, un extrait de Heerlijk Monster de Fleur Pierets dans une traduction inédite signée Noëlle Michel.

 

Extrait de Julian

Mon histoire d’amour préférée, c’est la nôtre. Elle a débuté à Amsterdam le 9 décembre 2010, et a fait le tour du monde sous la forme d’un projet artistique. J’allais symboliquement épouser ma femme dans chaque pays où le mariage homosexuel était autorisé. Une performance qui célébrerait les nations ayant légalisé le mariage pour tous, tout en mettant en lumière le fait que c’était encore impossible dans une très grande majorité de lieux. L’art ouvrant les esprits, nous espérions sensibiliser un maximum de personnes à l’égalité des droits.

Au début de notre aventure, en 2017, les pays dans lesquels nous pouvions nous marier étaient au nombre de 22. Et c’est d’ailleurs ainsi que nous avons baptisé notre projet : « 22 ». « Imagine ! nous enthousiasmions-nous. Imagine qu’un pays vienne s’ajouter à la liste pendant notre périple et que notre exposition puisse rassembler des images de 23 pays au lieu de 22 !» L’idée nous réjouissait. Nous voulions créer une capsule temporelle d’un monde en mouvement et en constant progrès. Et en effet, durant notre voyage, Malte, l’Allemagne et l’Australie ont rejoint l’inventaire de nos destinations. Nous avions les deux pieds dans le changement.

Les cérémonies de mariage étaient filmées. À la fin, une installation vidéo et photo voyagerait dans tous les pays que nous avions visités. Il y aurait également un livre et un documentaire sur le making of. Nous avions élaboré un plan pour les cinq années à venir. Jamais auparavant nous ne nous étions projetées aussi loin. Nous vivions notre rêve.

Ma femme est morte le 22 janvier 2018. Nous nous étions dit oui dans quatre pays. En fermant les yeux, elle a éteint la lumière autour d’elle.

(…)

J’essaie de me rappeler la personne que j’étais, le jour où je l’ai rencontrée.

Paumée et bruyante sont les deux mots qui me viennent à l’esprit.

J’avais été mariée dix ans à l’écrivain Jeroen Olyslaegers, et les séquelles de cette rupture me rongeaient encore de l’intérieur. La fin de mon mariage m’avait jetée dans un gouffre émotionnel plus profond que je ne l’avais imaginé. Je pensais que tout se résoudrait si j’étais seule. Mais le manque de liberté était dans ma tête, pas dans ma relation. Ce fut une dure leçon. Le divorce a débouché sur une série interminable de transformations et de changements d’identité, au gré des circonstances et de mes partenaires éphémères. Je cherchais à tâtons mon chemin dans l’existence et accordais beaucoup d’importance au fait que les gens m’apprécient. Ma vie était une spirale épuisante m’entraînant vers le bas, et je m’enfermais moi-même dans cette quête éperdue de liberté. Je faisais la fête et buvais comme un trou. À l’époque, ça me paraissait une bonne idée.

 «Qui es-tu ? demande la chenille dans Alice au pays des merveilles.
– Je… je ne sais pas très bien, monsieur, pour l’instant, répond Alice. Je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin, mais je crois avoir changé plusieurs fois depuis.»

Quand j’ai rencontré Julian, j’avais trente-sept ans et quarante-deux déménagements à mon actif.

«Je n’y peux rien, c’est génétique », disais-je souvent. Et je pointais ma mère du doigt, ma mère célibataire qui s’autoproclamait atteinte de déménagite aiguë. Dès ma prime enfance, nous n’avons fait que déménager d’une maison à l’autre. Les premiers mois dans un nouveau lieu, tout allait bien. Tout était excitant et la maison devait être redécorée. Après six mois, en revenant de l’école, je constatais que des meubles avaient changé de place. Cela commençait par petites touches: des cadres au mur remplacés, un nouveau tapis, un vase passé de la table à l’armoire. Ensuite, c’était le canapé qui se retrouvait à la place de la table et le buffet de cuisine dans la chambre à coucher. Si elle avait pu, ma mère aurait chaque fois vendu et racheté à neuf tout le mobilier, mais nous n’avions pas l’argent pour cela. Lorsque la fréquence des modifications atteignait un rythme à rendre jaloux bon nombre de décorateurs d’intérieur, je savais qu’il était temps de faire mon balluchon. La récurrence du schéma donnait une certaine prévisibilité à ma vie. Quand nous visitions une nouvelle maison qui lui plaisait, elle regardait la cuisine et s’écriait : « C’est là que je vais cuisiner!» Façon de parler.

Des années plus tard, elle m’a demandé si j’avais toujours mangé à ma faim. Je ne me souvenais pas d’avoir jamais manqué de nourriture, mais je ne me souvenais pas non plus de ce qu’elle avait bien pu nous préparer. Je me rappelle juste qu’à l’adolescence, nous mangions parfois uniquement ce qui nous plaisait à ce moment-là : des flocons d’avoine avec des morceaux de banane, plusieurs jours d’affilée. Ou du couscous avec du maïs en conserve et de la feta. Jusqu’à ce qu’on en ait assez. L’un de ses petits amis a perdu quinze kilos en emménageant chez nous quelques mois.

Parfois, je rêvais d’une maison rien qu’à moi, où je pourrais m’établir. Avec des chaises et des armoires en béton.

À dix-huit ans, je suis partie vivre seule. Six mois plus tard, je déplaçais les meubles.

Monstre exquis

Au cours d’un voyage, j’ai entendu, dans un festival où je donnais une conférence, une histoire qui ne m’a plus lâchée: lors de son intervention, Linda Dern a raconté avoir voulu sauter d’un pont le 3 avril 1957, à l’âge de dix-sept ans. Son intention était de partir sans tambour ni trompette. Ce jour-là, elle irait à l’école comme d’habitude. Il faudrait se lever, se brosser les dents et, puisqu’on était mercredi, mettre ses livres d’histoire et de mathématiques dans son sac. En bas, dans la cuisine, elle boirait un verre de jus d’orange et feindrait d’avaler une bouchée des abominables céréales du petit déjeuner. Elle jetterait un dernier coup d’œil à la maison familiale. À son salon, où elle avait regardé la télévision en compagnie de ses parents la veille au soir. Au canapé marron, à la moquette marron et aux tableaux marron accrochés aux murs marron. Comme si on l’avait abandonnée dans une fosse septique. Elle était dans la merde jusqu’au cou, et personne pour lui donner la permission d’en sortir.

Comme toujours, Linda se rendrait à l’école et assisterait aux cours. Le mercredi, elle avait un groupe d’étude, de sorte que ses parents ne s’attendaient pas à la voir rentrer avant huit heures. Après les leçons, elle laisserait son sac à dos dans son casier et marcherait jusqu’à l’Ambassador Bridge, le pont suspendu qui relie la ville de Détroit au Canada. Là, elle sauterait.

On était en période d’après-guerre dans le Michigan, autrement dit, un contexte globalement idyllique pour les familles américaines blanches et hétérosexuelles classiques. Mais d’après la loi, Linda était une criminelle. Les homosexuels passaient alors pour des agents pathogènes : la jeune fille était non seulement malade, mais aussi contaminée et contagieuse.

Ce 3 avril 1957, elle partit de l’école à pied et passa devant la droguerie, comme elle l’avait fait des centaines de fois sans prêter attention aux boîtes d’éponges Brillo ni aux bombes de shampooing sec dans la vitrine. Néanmoins, ce jour-là, elle jeta un œil au tourniquet métallique blanc garni de livres de poche, à l’intérieur. La couverture de celui du milieu représentait deux femmes. L’une était allongée à plat ventre sur un lit, les cheveux étalés sur l’oreiller. Près d’elle était penchée une femme sublime au regard sensuel, une main posée sur le dos de la première.

Très appréciés à l’époque, les romans de pulp fiction se déclinaient en des dizaines de sous-genres: policier, mystère, horreur, humour… jusqu’aux romans lesbiens. Ces derniers figuraient parmi les plus populaires car, comme l’avait formulé un jour un éditeur: «On a deux femmes pour le prix d’une.»

Ils étaient écrits par des hommes sous pseudonyme féminin. À partir de 1940, on imprima ces livres de poche bon marché par millions pour distraire les soldats au front. L’un des plus vendus à l’époque, Women’s Barracks (Garnisons de femmes), racontait des histoires d’officières butch (1) qui avaient des aventures avec leurs subordonnées. Bien qu’interdit dans différentes villes pour cause d’obscénité, il s’en écoula deux millions et demi d’exemplaires.

Ces romans n’avaient jamais été destinés à tomber entre les mains des femmes, mais lorsque cela se produisit, ce fut comme si on avait ouvert les vannes. Les lectrices aussi se mirent à écrire ce genre de livres, en visant spécifiquement les femmes isolées qui vivaient dans de petits villages, leur apprenant ainsi qu’elles n’étaient pas les seules homosexuelles au monde. Ces ouvrages ont marqué un tournant dans l’histoire du lesbianisme, et l’exemplaire que Linda vit au rayon des livres de poche le jour de son suicide était l’un d’entre eux. Elle demeura plantée là, immobile, avec une unique certitude: il fallait qu’elle se procure ce livre. Surmontant sa honte et sa timidité, elle régla son achat et sortit à toute allure du magasin.

J’ai observé la femme d’un certain âge sur scène, impatiente, comme le reste du public, de connaître la fin de l’histoire.

Linda a retiré ses lunettes métalliques et s’est frotté les yeux. Même depuis ma place, je pouvais distinguer leur couleur d’eau limpide ; ses paupières rose clair trahissaient son manque de sommeil.

«Je suis allée m’asseoir dans un parc et je l’ai lu d’une traite, a-t-elle poursuivi. Pendant dix-sept ans, je m’étais sentie coupable. Dix-sept ans!» Elle haussa la voix pour appuyer ses propos: «Ce jour-là, je suis rentrée à l’heure pour le dîner. Au-dessus de mon assiette de saucisse aux petits pois et aux pommes de terre braisées, j’ai regardé mes parents et compris que je les avais dépassés. Parce que je savais enfin qui j’étais.»

Le roman sur lequel Linda était tombée, Odd Girl Out (Une fille à part), était de la main de la «reine de la pulp fiction lesbienne», Ann Bannon. Ce fut le deuxième livre de poche le plus vendu en 1957. Bannon l’écrivit à l’âge de vingt-deux ans. Jeune femme au foyer habitant dans la banlieue de Philadelphie, elle était alors fraîchement diplômée et n’avait aucune idée de ce qui se passait dans le monde. Des millions de femmes menaient la même vie, à ceci près qu’Ann Bannon écrivait des histoires d’amour lesbiennes sous pseudonyme. On était au milieu des années cinquante et le monde s’apprêtait à faire un bond en avant en matière de droits humains, et plus spécifiquement des femmes et des homosexuels, mais ces progrès n’étaient pour l’heure qu’un vœu pieux. À l’époque, chacun devait trouver sa place dans l’ère hostile du maccarthysme et sa vision rigide des normes sociales. Bannon se souvenait des filles qui lui avaient plu à l’université et des femmes qu’elle avait rencontrées à New York, avec leur identité et leurs préférences sexuelles déroutantes. Se promenant dans les parcs, un bras autour de la taille, ou main dans la main.

Cependant, en dépit de l’excitation procurée par ces moments volés, il était angoissant d’écrire à propos des lesbiennes, dans les années cinquante. Omniprésents, la répression d’État, les préjugés contraignants et les rôles sociaux figés imprégnaient toute la société.

Si les autrices de ces livres s’en sortaient, c’était sans doute parce qu’on ne les prenait pas au sérieux. Les critiques littéraires ne se penchaient pas sur la pulp fiction dans les pages littérature du New York Times. On les ignorait totalement, «ce qui présentait des avantages, nota Bannon en personne dans la préface de l’une de ses nombreuses réimpressions. Cela nous donnait l’opportunité de parler de sujets que les autres écrivains n’abordaient pas. Nous pouvions prendre des risques, être subversives, nous pencher sur l’attrait honteux, séduisant, irrésistible et délicieux du “sexe qui n’osait pas dire son nom”. En un sens, nous étions des têtes brûlées, protégées par nos noms de plume inconnus, perçus comme non légitimes, méjugés.»

Par conséquent, les livres échappaient au contrôle des autorités, mais pas à l’attention de millions de lectrices qui achetaient leurs exemplaires en gare ou dans des kiosques. Ou, comme Linda, à la droguerie.

L’animatrice de la rencontre a indiqué que le livre de Linda, Histoire de la pulp fiction lesbienne, était disponible à la sortie; je me suis dirigée vers la cafétéria. Dans la salle encore déserte, j’ai agité la main en direction de la serveuse solitaire qui empilait des tasses et des soucoupes en attendant l’arrivée du public.

Linda a pris place sur la chaise en face de moi. Tandis que j’allais lui chercher un café, les spectateurs du festival entraient les uns après les autres, formant une longue file d’attente devant le buffet. La lumière des néons leur donnait un teint verdâtre. À la table située à notre droite, une femme en tailleur jaune tentait de piquer sa fourchette dans une tranche d’ananas en conserve. La tranche ne cessait de lui échapper, si bien qu’elle a fini par laisser tomber.

J’ai regardé Linda qui, de l’autre côté de la table en formica, remuait son café additionné d’un morceau de sucre. Elle avait assisté à ma propre conférence le matin, et je l’avais invitée à boire un verre. Maintenant qu’elle me faisait face, soudain, je ne savais plus quoi dire.

«Est-ce que vous avez fini par en parler à vos parents? ai-je demandé après un silence.

— Oui, a acquiescé Linda: mon père m’a mise à la porte. Avec le recul, je crois qu’il n’aurait pas pu me faire de plus beau cadeau, car cela m’a poussée à chercher d’autres personnes comme moi.

— Où les avez-vous trouvées?

— À New York. J’ai quitté Détroit pour rejoindre une communauté de femmes à Greenwich Village. On s’y refilait des centaines de romans de pulp fiction. Pas nécessairement pour leur valeur littéraire, mais parce qu’ils constituaient une sorte de mode d’emploi pour la vie lesbienne. Ils nous donnaient le droit d’exister.

— Je n’arrive pas, à notre époque, à imaginer l’effet que ces livres ont pu avoir sur la vie de centaines de milliers de personnes.»

Ma tirade m’a paru un peu mélodramatique, Linda a souri. Nous avons considéré un moment en silence l’assiette d’ananas abandonnée sur la table d’à côté.

«Vous avez lu Carol?» a-t-elle demandé.

J’ai secoué la tête.

«Le roman de Patricia Highsmith a marqué un tournant, a-t-elle poursuivi. C’était le tout premier à raconter une histoire de lesbiennes qui finissait bien, il a donné une lueur d’espoir à de nombreuses femmes homosexuelles isolées, mais aussi à des hommes. Pour tous ceux qui étaient piégés dans une sombre spirale infernale, ce fut un phare dans la nuit.»

Linda s’est levée et a fouillé dans ses affaires. Elle en a sorti un exemplaire de Carol, qu’elle a posé sur la table. Corné de toutes parts, il semblait avoir un siècle.

«Je le traîne avec moi depuis si longtemps que je ne peux me rappeler la première fois où je l’ai fourré dans mon sac, dit-elle en souriant. Gardez-le. C’est peut-être à vous de prendre le relais. Pour moi, il a fait son temps.»

Son geste m’a touchée. Après l’avoir remerciée chaleureusement, je lui ai demandé si elle était heureuse.

«Les débuts furent très difficiles, à Détroit entre 1950 et 1960, a-t-elle répondu en me tapotant doucement la main. Mais tout est bien qui finit bien. J’ai rencontré quelques femmes merveilleuses et j’ai eu la chance d’être aimée par certaines en retour. J’ai eu une belle vie.»

Après son départ, à la tombée de la nuit, j’ai regagné mon motel à pied. Dehors flottait un parfum d’automne et d’herbe fraîchement tondue, avec une pointe de feuilles mouillées en décomposition.

(1) Identité utilisée dans la sous-culture LGBTQIA+ pour décrire quelqu’un, généralement une femme lesbienne, qui a une apparence associée au genre masculin.
La traduction de cet extrait du roman Heerlijk monster (Amsterdam, Das Mag uitgeverij, 2022) par Noëlle Michel a été réalisée avec le soutien de Flanders Literature.
Anne van den Dool

Anne van den Dool

journaliste indépendante, autrice

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