Quand la prospérité de Gand passait par l’esclavage
Les Pays-Bas méridionaux sont la preuve qu’à l’époque moderne, il ne fallait pas nécessairement avoir de colonies pour se lancer dans le commerce d’esclaves. Dans cet extrait du livre Wereldsteden van de Lage Landen (Métropoles des Plats Pays), l’historien Stan Pannier s’intéresse à la manière dont l’entreprise gantoise Romberg & Consors s’est spécialisée dans la traite transatlantique des esclaves, et aux bénéfices que la ville de Gand a pu tirer de cette activité.
Gand, le 27 mars 1783. Joseph Faure n’attend aucune visite. Pourtant, quelqu’un tambourine à sa porte. Serait-ce un nouvel élève venu faire appel à ses services? Il faut dire que Faure est professeur d’espagnol et qu’il a publié, dans la Gazette van Gendt (un journal très populaire dans la ville de Gand et sa périphérie), une annonce dans laquelle il affirme pouvoir apprendre la langue à n’importe quel enfant en trois mois. Mais ce n’est pas un jeune Gantois avide de savoir qui l’attend sur le perron. Le visiteur n’est autre que François Carpentier, l’un des marchands qui dirigent l’entreprise Romberg & Consors depuis quelques années. Carpentier lui présente un document à traduire et, contre toute attente, il ne s’agit pas d’une banale charte-partie ou d’une anodine missive destinée à un contact espagnol. Non, ce que Faure a entre les mains n’est rien de moins qu’une autorisation spéciale délivrée par le roi d’Espagne en personne: une accréditation pour le commerce d’esclaves.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Gand avait le vent en poupe. La capitale du comté de Flandre prospérait notamment grâce à la politique économique instaurée par Bruxelles et Vienne. Depuis le Traité de Rastatt, signé en 1714, la région appartenait à la branche autrichienne de la monarchie de Habsbourg. Sous ce nouveau règne, le système de douanes avait été avantageusement remanié, les taxes locales avaient disparu, et l’industrie jouissait de toutes sortes de nouveaux privilèges. Grâce au soutien qu’elles recevaient, les autorités locales et régionales ont aussi pu améliorer, kilomètre par kilomètre, les réseaux de voies terrestres et navigables des Pays-Bas autrichiens.
L'hôtel de ville de Gand et le détail de la toile Allegorie op de handel van Gent (Allégorie du commerce gantois) de Pieter van Reysschoot, exposée à l'hôtel de ville. © Stad Gent / Historische Huizen Gent, collectie Stadhuis
L’un des principaux symboles de cette «révolution infrastructurelle» est la création de la Coupure, un canal dont la construction s’est achevée en 1752, deux ans à peine après le premier coup de pelle. Le but de ce projet était de faciliter le transit entre Gand et Bruges et, par extension, d’opérer un rapprochement avec Ostende, le plus grand port des Pays-Bas méridionaux. Au Moyen Âge, Gand avait un excellent accès à la mer, mais la fermeture de l’Escaut pendant la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) a brusquement changé la donne. Avec l’ouverture de la Coupure, la mer du Nord était de nouveau à portée de main, et les navires les plus imposants –des colosses de trois cents tonnes– pouvaient à nouveau rallier Gand sans encombre.
Dans leurs efforts visant à encourager le commerce, les autorités gantoises ont également construit le Pakhuis, un grand entrepôt installé sur le Korenmarkt où les commerçants pouvaient stocker leurs marchandises. Ce bâtiment situé au cœur de la ville accueillait également la Chambre de commerce qui a décidé, dans les années 1780, de faire décorer ses locaux et d’organiser pour ce faire un concours mettant les artistes de l’académie locale au défi de produire une œuvre sur le thème du «commerce florissant de Gand». Le jury a voté à l’unanimité pour le peintre gantois Pieter van Reysschoot et son Allegorie op de handel van Gent (Allégorie du commerce gantois). Au centre de la toile trône une Vierge symbolisant la ville de Gand. À côté d’elle se trouve Mercure, le dieu du commerce, tandis qu’une statue de Neptune, le dieu de la mer, domine la scène. La figure centrale est flanquée d’une femme asiatique et d’un homme africain, et au bas du tableau s’empilent des marchandises venues d’ailleurs –notamment des défenses en ivoire.
Aujourd’hui exposée à l’hôtel de ville de Gand, cette allégorie aux tons rococo illustre parfaitement les rêves de richesse exotique des marchands du XVIIIe siècle. D’ailleurs, si ce tableau n’avait pas été destiné à orner un bâtiment public, il aurait très bien pu être peint pour une entreprise en particulier. Une entreprise née moins de deux ans plus tôt, en 1780. Une entreprise qui organisait des expéditions coloniales pour rapporter à Gand de l’ivoire d’Afrique et des humains réduits en esclavage: Romberg & Consors.
L’humain comme fonds de commerce
Romberg & Consors était la branche gantoise d’une entreprise florissante fondée dans les années 1750 par Frédéric Romberg, un négociant basé à Bruxelles qui a su faire fortune aux Pays-Bas autrichiens. Cette succursale était gérée par trois associés: Pierre François Schepers, marchand aguerri, François Carpentier, un peu plus jeune mais tout aussi entreprenant, et Georg Friedrich Bapst, benjamin du trio. Leurs bureaux se trouvaient sur le Kouter, place de renom et cœur économique de la ville. Alors que Romberg, leur patron, investissait principalement dans le commerce avec l’Europe continentale, l’insatiable ambition de Schepers, Carpentier et Bapst était plutôt tournée vers l’Atlantique.
Contrairement à leurs voisins, les Pays-Bas autrichiens n’avaient ni territoire d’outre-mer, ni compagnie coloniale approuvée. Une entreprise jouissant d’un octroi impérial avait certes brièvement existé un demi-siècle plus tôt –la Compagnie d’Ostende–, mais elle avait surtout commercé avec l’Inde et la Chine, et ne s’était pas directement impliquée dans l’économie atlantique. Si cette absence d’impérialisme sanctionné laisse à penser que les Pays-Bas méridionaux étaient totalement coupés du système colonial, la réalité est tout autre. Dans les faits, de nombreuses marchandises de facture flamande circulaient dans la zone atlantique, et les citoyens aisés s’offraient volontiers des parts dans des compagnies commerciales étrangères. Le commerce direct (mais toujours sans privilège officiel) était également possible, mais il fallait pour cela que les puissances européennes ouvrent leur économie aux entreprises étrangères –ce qu’elles ont fait pendant la guerre d’indépendance des États‑Unis.
Engelbert van Siclers, Le Kouter de Gand en 1763 © STAM
Après les premiers coups de feu échangés entre colons américains et troupes britanniques, le 15 avril 1775 près de Lexington, dans le Kentucky, le conflit s’est vite envenimé. La France, l’Espagne et les Provinces-Unies ont alors choisi d’intervenir, contrairement aux Pays-Bas méridionaux, qui se sont soigneusement tenus à l’écart des hostilités. Cette neutralité leur assurait en effet une position de choix. À cette époque, chasser et piller les navires marchands de l’ennemi faisait partie intégrante des stratégies de guerre. Les routes commerciales sont donc rapidement devenues le terrain de jeu des corsaires, et l’approvisionnement des colonies européennes s’en est ressenti. Or, lorsque l’offre s’amenuise, les prix flambent. Une situation qui ne pouvait que profiter aux navires neutres.
Des navires neutres comme ceux de Romberg & Consors. À partir de 1781, l’entreprise gantoise s’est mise à armer de petits vaisseaux pour les envoyer vers l’Afrique et, plus tard, vers la colonie française de Saint-Domingue. Au printemps 1782, les trois associés sont allés encore plus loin, obtenant du roi d’Espagne une licence spéciale qui les autorisait à vendre des personnes réduites en esclavage à Cuba –le fameux document présenté à Joseph Faure. Au total, Romberg organisera quatorze expéditions vers l’Afrique au départ des Pays-Bas méridionaux –dont près de la moitié depuis Gand. Cette prédominance flamande se reflète d’ailleurs dans les noms de différents navires, par exemple le Comte de Flandre, l’États de Brabant et l’Hippocampe flamand.
Portrait de Friedrich von Romberg (Frédéric Romberg), 1819© collection privée / Wikipédia
Équiper un navire de traite n’était pas bon marché. Romberg & Consors trouvait les fonds nécessaires auprès de bailleurs étrangers et des nobles et bourgeois des Pays-Bas méridionaux. Mais l’élite de Gand n’était pas non plus en reste. Les années de paix et la conjoncture économique favorable avaient en effet considérablement accru la richesse des Gantois et, devant la chute constante des taux d’intérêt sur les produits d’investissement classiques tels que les obligations, la grande bourgeoisie du XVIIIe siècle se tournait de plus en plus vers les actions émises par des entreprises commerciales –des investissements certes très risqués, mais qui pouvaient aussi rapporter gros. De plus, la ville n’avait jamais assisté à l’armement de navires destinés à voguer vers l’Afrique, et ce spectacle suffisait souvent à donner aux bourgeois l’envie de faire partie de l’aventure. D’ailleurs, la correspondance de Romberg & Consors montre que les trois associés offraient volontiers des visites de leurs vaisseaux aux actionnaires potentiels.
L’argent récolté était ensuite réinjecté dans l’économie. Les bateaux étaient de véritables entreprises flottantes, et de nombreuses choses devaient être chargées à bord avant qu’ils puissent lever l’ancre. Pendant bien longtemps, les historiens qui étudiaient l’impact de l’esclavage colonial sur l’économie européenne ne se sont intéressés qu’aux profits dégagés par les marchands, sans tenir compte des chaînes d’approvisionnement. Depuis quelques dizaines d’années, les chercheurs délaissent toutefois cette approche restrictive au profit d’études plus complètes qui laissent entrevoir un impact dont leurs prédécesseurs étaient loin de soupçonner l’ampleur.
les liens entre l’économie de la ville et le commerce atlantique dataient d’avant la création de Romberg & Consors mais ils se sont considérablement renforcés lorsque le commerce de personnes réduites en esclavage a commencé à s’organiser directement depuis Gand
Notons que les liens entre l’économie de la ville et le commerce atlantique dataient d’avant la création de Romberg & Consors. La toile gantoise était par exemple prisée en Zélande, où la Middelburgsche Commercie Compagnie (MCC, compagnie de commerce de Middelburg) l’utilisait pour confectionner les voiles de ses navires de traite ou pour compléter leur cargaison. Des textiles étaient également exportés vers l’Espagne, d’où ils partaient ensuite pour les colonies. Mais ces liens se sont considérablement renforcés lorsque le commerce de personnes réduites en esclavage a commencé à s’organiser directement depuis Gand.
Pour commencer, il a fallu transformer les navires. Pour pouvoir rejoindre l’Afrique ou les Caraïbes, les bateaux devaient en effet être doublés, une opération qui consistait à parer leur coque d’une enveloppe protectrice –généralement en cuivre– pour la préserver des tarets. Il s’agissait là d’un investissement considérable. Le capitaine du Comte de Flandre, vaisseau destiné à l’achat d’ivoire africain, a par exemple déboursé 1 505 florins auprès d’un constructeur local –soit environ six fois le revenu annuel d’un ouvrier qualifié.
Cela dit, les factures du Comte de Flandre qui ont survécu à l’épreuve du temps montrent de nombreuses autres dépenses. Pieter Francis Trinconi, le peintre qui réalisera quelques années plus tard les inscriptions des noms de rues à Gand, a appliqué une couche de peinture sur le bateau. Un certain Finck a vendu plusieurs armes à feu à Romberg & Consors. Vercruyssen a fourni une boussole. Servaes a chargé du bois à brûler à bord. L’entreprise a également acheté de médicaments à Coppens, pharmacien de la Veldstraat, et a fait le plein de vivres (bière, thé, biscottes…) auprès de nombreux autres commerçants. Le professeur Faure, dont nous avons déjà parlé, a travaillé sur la traduction des documents espagnols, et le notaire Buyck a passé différents actes pour Romberg & Consors. Enfin, la formation d’un nouvel équipage profitait évidemment aux marins engagés, mais aussi aux aubergistes de la Predikherenlei qui les accueillaient en attendant le départ.
Pieter Benedictus De Maere, Vue sur le Korenlei et le Graslei de Gand, 1791 © STAM Gand
Au total, le Comte de Flandre, faisant à peine 80 tonnes, a fait les affaires de pas moins de dix-sept corps de métier. Sa comptabilité montre ainsi toute l’étendue des relations entre l’esclavagisme et l’économie locale. Mais ce n’est pas tout. Les autres navires de traite de Romberg ont laissé sur la ville de Gand une empreinte économique bien plus grande encore. Tous plus volumineux que le Comte de Flandre, ils menaient des expéditions de plus grande envergure, et chaque aspect du voyage s’en trouvait décuplé: il fallait plus de marins, plus de vivres et plus de marchandises à échanger. Et une fois de plus, les commerces locaux étaient en première ligne. Daniel Wicard, patron d’un café du Korenmarkt, a pris part au voyage en tant que personne de confiance de l’entreprise. Le docteur Jan Baptist Vervier a quant à lui été enrôlé comme médecin de bord, avec la mission supplémentaire de trouver une île africaine que l’État pourrait exploiter. Le point de vue du gouvernement était on ne peut plus clair: le commerce d’esclaves mené par Romberg était «à tous égards avantageux au Paijs» –et cela valait assurément pour Gand.
Des chaînes sur le Kouter
En fin de compte, l’ambitieux plan échafaudé par Romberg & Consors depuis le Kouter a scellé le sort de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants vivant à l’autre bout du monde. Les navires en partance de Gand, Bruges et Ostende ont transporté environ 2 500 esclaves de l’Afrique jusque La Havane et d’autres ports des Caraïbes. Des centaines de personnes ont perdu la vie pendant ces traversées, terrassées par la maladie ou les privations. Des milliers d’autres ont peut-être péri pendant l’embarquement ou bien avant encore, lorsqu’elles ont été arrachées de leurs terres natales et emmenées sur la côte africaine.
Pour les citoyens gantois, cette misère humaine n’était qu’une ombre vague et lointaine… ou peut-être pas si lointaine que cela! Le 19 décembre 1783, Pierre François Schepers a payé la somme de 800 livres françaises pour faire venir un Africain réduit en esclavage du Havre jusqu’à Gand. L’homme était arrivé au Havre sur l’États de Brabant, parti de Gand presque deux ans plus tôt. Des recherches ont également révélé que de nombreux Africains vivaient dans des villes portuaires de la côte atlantique telles que Nantes, Amsterdam ou Londres. Idem à Anvers pendant l’âge d’or de la ville, au XVIe siècle.
Des recherches ont révélé qu’au XVIIIe siècle, de nombreux Africains vivaient dans des villes portuaires de la côte atlantique
En réalité, bon nombre de marchands utilisaient des esclaves africains comme domestiques, mais aussi et surtout comme des preuves vivantes de leur réussite commerciale. Au XVIIIe siècle, la ville de Gand faisait partie de ces endroits où exhiber des vêtements coûteux, des calèches raffinées et des maisons luxueuses était le meilleur moyen de souligner un rang social élevé. Aussi consternant que cela soit, Schepers estimait sans l’ombre d’un doute que disposer de son esclave personnel était une bonne façon d’étaler sa réussite entrepreneuriale.
Nous ne savons rien de plus sur cet homme, mais sa présence à Gand symbolise à elle seule la portée mondiale des activités commerciales de la ville –des activités par la force desquelles des matelots, des petits commerçants et des professeurs se sont, pour un bref moment, retrouvés impliqués dans la traite des esclaves menée en Afrique occidentale et à Cuba, et dans l’impitoyable économie des plantations de l’Atlantique.
Cet article est une version légèrement modifiée et traduite d’un chapitre de l’ouvrage Wereldsteden van de Lage Landen. Stadsgeschiedenis van Nederland en België, paru aux éditions Atlas Contact.








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