Reyersz & Dircxz, marchands internationaux dans une ville en plein essor: Amsterdam au XVe siècle
Amsterdam, 1485. Reyer Dircxz réside dans la Kalverstraat, mais, fidèle à l’héritage de son oncle Symon, c’est sur la mer Baltique qu’il s’illustre en tant que marchand. Amsterdam, alors entièrement catholique, est encore jeune: ses célèbres Oude Kerk et Nieuwe Kerk sont toujours en construction, la stabilisation de ses berges laisse à désirer, et ses maisons en bois ne font pas grande impression. Pourtant, Amsterdam est en passe de devenir une ville de premier plan. Et le commerce international mené par des marchands tels que Reyer Dircxz n’y est pas étranger.
En 1485, Symon Reyersz est un commerçant aguerri qui se rend annuellement à Dantzig (l’actuelle ville de Gdansk) pour affaires. Année après année, il suit le même itinéraire, séjourne dans le même établissement, rencontre les mêmes personnes et achète et vend, à peu de choses près, les mêmes produits.
Son neveu, Reyer Dircxz, est alors âgé de vingt et un ans. En plus de savoir lire et écrire, le jeune homme maîtrise les bases de la comptabilité et a, lui aussi, la fibre marchande. En 1485, il mène sa barque à Amsterdam, négociant avec des commerçants venus de la Baltique, concluant des ventes dans l’une des tavernes bondées de la Warmoesstraat, et correspondant avec son oncle lorsque celui-ci est en déplacement. Deux ans plus tard, il accompagne Symon à Dantzig pour se familiariser avec un voyage qu’il entreprendra rapidement seul, reprenant progressivement les activités de son oncle.
Carte panoramique d’Amsterdam par Cornelis Anthonisz, 1544. Au XVe siècle, la ville n’avait rien d’impressionnant, avec ses simples maisons en bois, généralement basses et dépourvues d’étage.© Koninklijk Oudheidkundig Genootschap, Amsterdam
L’Amsterdam de Symon Reyersz et Reyer Dircxz est en plein essor. De nombreuses marchandises y sont transbordées, et entre les brasseurs, les savonniers et les constructeurs de bateaux, l’artisanat y va bon train. La ville ne paie toutefois pas de mine. Elle porte encore les stigmates du grand incendie de 1452, et la monotonie de ses simples maisons en bois, généralement basses et dépourvues d’étage, n’est rompue que par les églises et quelques couvents.
Malgré son allure modeste, Amsterdam se fait peu à peu remarquer. Autour des années 1500, un auteur anonyme écrit d’ailleurs, dans sa brève histoire d’Amsterdam, que si cette dernière est la plus jeune des villes de Hollande, elle n’en est pas moins la plus réputée. Les activités marchandes d’Amsterdam s’étendent en effet de la mer Méditerranée (au sud) au littoral norvégien et à la mer Baltique (au nord), supplantant, d’après l’historien, celles des autres villes hollandaises en termes d’étendue, mais aussi de diversité.
Maximilien Ier ou Maximilien d’Autriche, portrait par Albrecht Dürer, 1519. Ce souverain a ordonné la construction d’un mur d’enceinte autour d’Amsterdam. © Kunsthistorisches Museum, Vienne
Si le succès d’Amsterdam tient en partie à son emplacement idéal en bordure de l’IJ (un bras de mer qui se jette dans le Zuiderzee), il est aussi dû à une administration qui fait la part belle au commerce et considère son port comme la clé de voûte de son économie. En 1477, le conseil de la ville –le Vroedschap– passe de vingt-quatre à trente-six membres. Quelques années plus tard, le souverain Maximilien d’Autriche ordonne la construction d’un mur d’enceinte autour d’Amsterdam. Les marchés y sont de plus en plus populaires, et l’affluence est telle que la foule engorge les artères, les ponts et les rues de la ville, tandis que les autorités tentent de mettre de l’ordre dans ce chaos.
Le commerce à l’étranger
Amsterdam doit sa position de pôle commercial aux efforts répétés d’innombrables marchands. Plus de cinq siècles plus tard, il ne subsiste malheureusement que peu de traces de leurs activités. Ce que nous savons aujourd’hui de la vie de Reyer Dircxz et de son oncle Symon, nous le tenons d’un livre de commerce qui a traversé les âges et dans lequel les deux marchands ont consigné les affaires qu’ils ont menées à Dantzig de 1485 à 1490. Ce carnet retrace les différentes transactions et sommes échangées, les entrées biffées correspondant aux opérations terminées. Parmi les biens mentionnés, on retrouve du drap, du bois, de l’huile, du vin, l’une ou l’autre cargaison de sel, mais surtout des céréales.
Page du livre de commerce de Reyer Dircxz. Il s’agit du plus ancien témoignage personnel indiquant que des marchands amstellodamois opéraient au sein d’un vaste réseau de contacts. © Stadsarchief Amsterdam
Le livre de commerce de Reyer Dircxz et de son oncle est le plus ancien témoignage personnel indiquant que des marchands amstellodamois opéraient au sein d’un vaste réseau de contacts. Ce document livre en outre une perspective unique sur les expéditions annuelles de ces commerçants. Les bateaux en partance pour la Baltique étaient chargés de produits qui n’y étaient autrement pas disponibles. Amsterdam assurait notamment un modeste export de drap, d’huile et de savon, mais aussi de vin français et de harengs.
Les marchands rapportaient ensuite des produits qu’ils savaient pouvoir écouler dans leur port d’attache: blé, bois, brai, goudron, peaux… Dantzig était une véritable plaque tournante. On y trouvait de la cendre, du brai et du goudron de l’arrière-pays, mais aussi des draps confectionnés à Poznań, en Grande-Pologne. Dantzig faisait également affaire avec la Hongrie, les Carpates et l’Orient par l’intermédiaire de villes de commerce telles que Lemberg et Cracovie.
Amsterdam assurait un modeste export de drap, d’huile et de savon, mais aussi de vin français et de harengs
Les activités d’Amsterdam et de Dantzig se complétaient de manière naturelle. Contrairement à Amsterdam, Dantzig faisait partie d’une association de cités marchandes baptisée «la Hanse». Pourtant, défendre le monopole de la Hanse ne l’intéressait que peu. Dantzig était plutôt partisane du libre-échange, étant en cela très semblable à Amsterdam. La ville avait donc tendance à se rebeller contre la Hanse dès que les ambitions du groupement allaient à l’encontre des siennes. Après la rupture entre Dantzig et Lübeck (la capitale de la Hanse), à la fin du XVe siècle, ces divergences d’intérêts sont d’ailleurs devenues de plus en plus fréquentes.
L’importance des céréales
Du temps de Reyer Dircxz, une petite centaine de navires faisaient chaque année le voyage d’Amsterdam à Dantzig. Parmi les différentes marchandises importées, les plus importantes étaient sans conteste le blé et les céréales en général. Lorsque Reyer et Symon ont débarqué à Dantzig au printemps, il était encore trop tôt pour les nouvelles récoltes. Mais les marchands n’auront pas manqué de se tenir informés de l’évolution des cultures locales. À l’époque, une ville entourée de champs de céréales était gagnante sur plusieurs tableaux, car, si les récoltes étaient bonnes, elle pouvait non seulement nourrir sa population, mais aussi vendre le surplus. Le vendre à la Hollande, par exemple. Une contrée où les dunes, les tourbières et les lacs laissent peu de place aux terres agricoles. Une situation problématique qui s’étendait par ailleurs à l’ensemble de l’Europe, où la demande en blé et en seigle était extrêmement forte.
La Hollande a longtemps dépendu des céréales importées du sud de la Flandre et du nord de la France, surtout après la détérioration de ses terres arables. Les guerres avec la France ont toutefois mis un terme à ces échanges. En 1477, le roi de France a même ordonné la destruction des champs situés autour des villes frontalières de Douai et de Valenciennes dans le but d’affamer la Hollande, la Zélande et la Flandre. La Hollande s’est donc logiquement mise en quête de canaux plus stables. Les volumes exportés depuis l’est de l’Angleterre étaient bien souvent trop faibles, et le rayonnement de la Zélande, d’Utrecht et des vallées du Rhin et de la Meuse était tout au plus régional. C’est donc la Baltique qui est devenue le nouveau grenier de l’Europe. Sur le temps qu’ont duré les carrières de Reyer et de son oncle Symon, le commerce de céréales avec Dantzig a quintuplé, alors que Riga et Reval (l’actuelle Tallinn) étaient également d’importants ports d’exportation, tout comme, dans une moindre mesure, Elbing et Königsberg.
Du temps de Reyer Dircxz, une petite centaine de navires faisaient chaque année le voyage d’Amsterdam à Dantzig
Les circonstances politiques expliquent aussi pourquoi les marchands de la Baltique avaient tant de grain à vendre. L’exportation de céréales en Europe centrale tournait en effet au ralenti depuis la chute de Constantinople, en 1453. Privés de la possibilité d’écouler leurs produits via la mer Noire, de nombreux marchands se sont tournés vers les pays du nord. Les bateaux passaient principalement par la Vistule, une rivière née dans les Carpates (à la frontière avec l’actuelle Slovaquie) qui serpentait sur plus de mille kilomètres en direction du nord pour se jeter dans la mer près de Dantzig. Des rivières de Biélorussie et d’Ukraine y affluaient en outre par l’est. L’élan qu’a connu Amsterdam au XVe siècle est donc étroitement lié à ce contexte politique international.
La couronne impériale pour Amsterdam
Pour Reyer Dircxz, Dantzig avait tout d’une ville portuaire d’envergure mondiale, surtout en comparaison avec Amsterdam. Cette dernière comptait alors moins de dix mille habitants, soit plus de trois fois moins que Dantzig. Et si les navires amstellodamois constituaient une belle flotte commerciale, le prestige de la ville était loin d’égaler celui de villes libres d’Empire telles que Hambourg, Brême, Lübeck et Dantzig. Ces villes libres étaient directement subordonnées à l’empereur et arboraient, pour le montrer, le symbole de la couronne impériale.
Les autorités d’Amsterdam ne sont toutefois pas restées les bras croisés, et, en 1489, Maximilien (bien que n’étant pas encore empereur) a accordé à la ville, en échange d’un prêt, le droit d’ajouter la couronne impériale à son blason. Amsterdam est ainsi devenue la première ville hollandaise à recevoir cet honneur. Elle a pu bénéficier de ce privilège spécial car elle n’avait pas encore d’«armoiries dignes de ce nom» et parce que le commerce maritime assuré par ses bourgeois lui conférait, à l’échelle européenne, une position à laquelle nulle autre ville hollandaise ne pouvait prétendre.
Maximilien accorde la couronne impériale à Amsterdam, médaille par Pieter van Abeele, 1655. Amsterdam a été la première ville hollandaise à recevoir cet honneur. © Rijksmuseum, Amsterdam
Pour Reyer et Symon, ce dernier point revêtait toute son importance. La couronne était une marque d’influence. Elle commandait le respect. Avec tous les privilèges dont elle jouissait déjà, Amsterdam s’était depuis longtemps élevée au-dessus de l’autorité du comté de Hollande, mais à travers cet ajout à son blason, elle s’est enfin hissée à la hauteur de ses principales concurrentes. La couronne impériale a notamment pu être apposée sur les documents officiels de la ville ainsi que sur tous les congés et les sauf-conduits des marchands et des bateaux. Les têtes pensantes d’Amsterdam semblent avoir machiné cette ruse pour offrir, d’un seul coup, un tout nouveau statut à leur ville. Le fait que la fameuse couronne n’était pas tout à fait impériale n’était qu’un détail. Un détail auquel les historiens ne se sont intéressés que bien plus tard.






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