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histoire

Trente ans après la chute du mur de Berlin, le récit d’un témoin oculaire

Par Geert van Istendael, traduit par Pierre Lambert
8 novembre 2019 6 min. temps de lecture

Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin s’effondrait. L’écrivain flamand Geert van Istendael était présent en tant que correspondant. Trente ans plus tard, le fossé entre l’Est et l’Ouest est loin d’être comblé.

Huit novembre 1989, vingt-deux heures trente. Je suis à Berlin pour la première fois, enfin à Berlin-Est, Hauptstadt der DDR, comme le répètent à l’envi les panneaux indicateurs de cette partie crépusculaire de l’Allemagne. Je suis envoyé par mon rédacteur en chef parce que les Allemands de l’Est sortent en masse dans les rues et que les vieux dirigeants communistes ne savent comment réagir. Ils n’abattront pas le Mur, précise-t-il, mais le parti unique a convoqué son comité central. Va donc voir ce qui se passe là-bas. Mon rédacteur en chef ne faisait qu’exprimer l’opinion générale, qui était aussi la mienne. Sauf distraction de ma part, aucun journal ouest-allemand ne prédisait l’écroulement imminent du Mur.

Le 9 novembre à 18 heures, je me rends dans la Mohrenstraße, où un gros bonnet du parti, Günter Schabowski, doit tenir une conférence de presse. Nous, correspondants étrangers, écoutons avec étonnement les questions véhémentes, presque agressives, des nombreux journalistes est-allemands présents. Schabowski ne se laisse toutefois pas démonter. Le pays traverse une période tourmentée, mais le socialisme viendra à bout des problèmes.

Quand Schabowski annonce tout à coup que la population est autorisée à sortir de la RDA par tous les postes-frontières. Après un moment d’hésitation, il ajoute deux mots: sofort, unverzüglich, immédiatement, sans délai. Le tout sur un ton donnant l’impression qu’il lit le bulletin météo. Pareil décalage entre le ton et la teneur d’une affirmation était tout à fait inédit pour moi et le restera. La communication officielle de Schabowski a bouleversé la destinée de son pays, de l’Europe et du monde entier. Le «socialisme réellement existant», pour reprendre l’expression préférée des dirigeants de Berlin-Est à Moscou, tombait dans les oubliettes de l’histoire. Cette même nuit, des foules compactes traversaient les postes-frontières placés sous haute surveillance pour rejoindre le Kurfürstendamm, l’Ouest si convoité.

Schabowski aurait fait cette annonce par erreur. Il aurait divulgué la nouvelle trop tôt. Mais cela ne s’est su que des mois plus tard. Deux miracles en un jour: Schabowski s’est trompé. Et pas un seul coup de feu n’a été tiré. Pourtant, les instructions de la police étaient on ne peut plus claires: tirer sur toute personne tentant de traverser la frontière. Mais aucun coup de feu n’a retenti. Sans doute le lieutenant-colonel Harald Jäger, responsable du poste-frontière de la Bornholmer Straße, est-il le véritable héros qui a ouvert une première brèche dans le Mur en laissant passer ses concitoyens sans recourir à la violence, contrairement aux ordres reçus.

Au cours des semaines précédentes, des dizaines de milliers d’Allemands de l’Est avaient rassemblé tout leur courage pour aller manifester dans la rue. Ils avaient défié la redoutable Volkspolizei pour crier en masse leur colère refoulée pendant des années, de Plauen à Schwerin en passant par Leipzig et Karl-Marx-Stadt. Pas un coup de feu n’avait non plus été tiré pendant ces semaines. Ce sont donc les Allemands de l’Est eux-mêmes qui ont donné le coup de grâce à leur État sclérosé. Personne d’autre.

Le chancelier démocrate-chrétien Helmut Kohl décide d’opérer sans attendre la réunification allemande. Il parvient à ses fins. Du moins en partie. Pourtant, une entreprise aussi titanesque aurait pu user les nerfs d’un poids lourd encore plus coriace que lui.

Des blessures profondes

Un pari réussi? Prenez le réseau routier. Il s’est incontestablement amélioré. Quiconque ayant sillonné autrefois les reliefs accidentés des Landstraßen est-allemandes vous le confirmera. Les centres-villes historiques ont été magistralement rénovés. En RDA, des queues interminables de gens attendaient des heures pour acheter quelques vivres; aujourd’hui, les produits s’entassent, attendant les consommateurs. Nier ces changements serait faire preuve de mauvaise foi.

Prenons maintenant une tâche beaucoup plus grande, colossale. L’économie étatique de tout un pays devait être privatisée. Soit douze mille entreprises employant plus de quatre millions de personnes.

Un pari réussi ?

Posez donc la question aux Allemands de l’Est. En quelques années, trois quarts des emplois ont disparu. Un coup de massue dont les effets se font encore ressentir de nos jours. En RDA, le chômage était inexistant. Tous les Allemands de l’Est à qui j’ai parlé après la Wende (le «tournant»), même les jeunes qui n’ont jamais connu l’ancien régime, disent la même chose. En RDA, tout le monde avait du travail. Sur ce point, ils estiment que le système communiste abhorré était bien plus efficace que le capitalisme.

Les gens ont fui en masse leurs villes natales. Dans les nouveaux länder, on parle de Schrumpfstädte (villes qui se rétrécissent), un phénomène qui affecte bon nombre de cités, vastes ou plus modestes. Magdebourg, par exemple, a perdu 20 pour cent de sa population depuis 1989, Francfort-sur-l’Oder plus de 30 pour cent, et cette baisse dépasse même les 40 pour cent dans une ville de province comme Schwedt-sur-l’Oder. La liste est très longue, sans compter les centaines de villages qui ont connu une évolution démographique similaire. Qui plus est, ces villages ont aussi vu disparaître leurs infrastructures de base: médecins de famille, écoles primaires, arrêts de bus, magasins. Et ainsi de suite. La vie s’y délite à vue d’œil.

Certes, le grand patron de toute l’Allemagne est depuis belle lurette une femme à poigne est-allemande et le précédent président fédéral, Joachim Gauck, était aussi un Ossi. Pas mal, d’accord. Mais à cela s’oppose un retard dans toute une série de domaines, et rien ne laisse présager que le fossé entre l’Est et l’Ouest sera bientôt comblé.

Dans la fonction publique des nouveaux länder, à l’exception des concierges et des préposés au café, on entend encore, après toutes ces années, de nombreuses personnes parler avec un accent bavarois ou wurtembergeois. Sur les cinq cents plus grandes entreprises, 463 ont leur siège social en Allemagne de l’Ouest. Soit 92 pour cent. Dans les universités, aucun des 81 recteurs n’est originaire de l’Est. Pas un seul. Le citoyen moyen s’en fiche-t-il? Peut-être. En revanche, ce dont il ne se fiche certainement pas, c’est qu’un Ossi gagne en moyenne 20 pour cent de moins qu’un Wessi.

Je n’ai jamais été surpris du vif succès remporté par le parti radical de gauche Die Linke à l’Est. Mieux que toutes les autres formations politiques, il a su appréhender les causes du malaise des Allemands de l’Est. Je ne suis pas davantage étonné que, lors des dernières élections régionales, un nombre aussi élevé d’électeurs ait sans hésiter abandonné la gauche radicale pour le parti d’extrême droite AfD. La droite radicale prétend, elle aussi, prendre à cœur le mécontentement qui couve chez les Allemands de l’Est.

Le mariage entre l’Est et l’Ouest aurait-il été célébré trop hâtivement? Quoi qu’il en soit, à l’époque, des millions d’Allemands de l’Est, soit une écrasante majorité, ont applaudi cette réunification rapide. Mais ce qui leur est tombé dessus par la suite leur a infligé des blessures profondes qui sont encore loin d’être cicatrisées.

Jugez-en plutôt: tout votre passé jeté aux ordures, plus de travail, des centaines de certitudes qui volent en éclats, de nouveaux dirigeants de l’Ouest qui succèdent à ceux de l’Est chassés par la population… On serait déboussolé pour moins que cela.

Geert van Istrendael

Geert van Istendael

écrivain - ancien journaliste

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