Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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Un mausolée pour l’Europe: «Grand Hotel Europa» d’Ilja Leonard Pfeijffer
© Stephan Vanfleteren
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compte rendu
Littérature

Un mausolée pour l’Europe: «Grand Hotel Europa» d’Ilja Leonard Pfeijffer

Ilja Leonard Pfeijffer (°1968) construit depuis une quinzaine d'années une œuvre abondante faite de prose, de poésie et de théâtre. Alors qu'il est une véritable star des lettres néerlandophones, aucun de ses romans n'avait encore été traduit en français. Les Presses de la Cité sont venues pallier ce manque en faisant paraître début 2022 la traduction française Grand Hotel Europa.

Tandis qu’il s’installe dans un hôtel au lustre suranné, le Grand Hotel Europa, un écrivain du nom d’Ilja Leonard Pfeijffer fait mémoire de son histoire d’amour avec Clio, dont le prénom convoque d’emblée une filiation à la mémoire et une relation intime à l’Histoire. En ces quelques lignes de résumé affleurent tout à la fois la thématique de l’ouvrage, son drame, ainsi que sa portée symbolique: l’identité européenne n’a de sens et d’épaisseur qu’en lien avec son colossal passé.

Dans une langue baroque et foisonnante, bien rendue par la traduction de Françoise Antoine, et à laquelle ne nous ont guère habitué la plupart des écrivains bataves, Ilja Leonard Pfeijffer –le romancier, et par conséquent le narrateur du même nom– semble explorer l’essence de cette Europe qu’il parcourt du nord au sud, d’ouest en est. Lui, le natif des Pays-Bas, vit à Gênes depuis de nombreuses années, ville portuaire confrontée à l’usure d’un temps monolithique et aux migrations plurielles.

Roman à thèse, aussi bien enquête sociologique que collection de témoignages plus ou moins fictifs, l’œuvre de cinq cents pages est moins impressionnante par le système exposé, plutôt simple du fait de ce symbolisme qui enferme toute compréhension possible en ces signes –l’Europe se meurt de son passé, faute d’avenir–, que par les variations d’une réflexion à la forme volontairement prodigieuse, à l’intelligence revendiquée, assumée. Ilja Leonard Pfeijffer collige avec talent tout ce qui peut étayer son affirmation fondamentale, laissant sciemment de côté toutes les potentielles contradictions.

À l’instar de Venise, autrefois Euphémos ayant le don de s’élever au-dessus des flots et désormais engloutie, centimètre après centimètre, par les impitoyables eaux, l’Europe mourante, agonisante, est submergée progressivement par des hordes redoutables de barbares, non ceux venus d’Afrique (ceux-là pourraient constituer un avenir possible), mais originaires de son propre sein, de l’autre côté de l’Atlantique ou encore des confins de l’Orient: les touristes.

malin, Ilja Leonard Pfeijffer décline l'Europe sous de nombreuses formes

L’Europe ne se résume pas au seul continent, ni même à la ville de Venise: malin, Ilja Leonard Pfeijffer la décline sous de nombreuses formes; celle d’une quête d’un hypothétique dernier Caravage, qui est le contraire de toute esquisse d’une exploration du présent; celle d’un hôtel à l’emplacement incertain, à la longue tradition européenne et désormais soumis à une projection étrangère pour faire plus «européen» encore, à coups de rénovations dignes des meilleures publicités, comme on le voit partout dans nos villes si standardisées, et survivre ainsi à sa décrépitude; celle d’un narrateur obsessivement porté sur les ruines, les rites et ces lieux immémoriaux dont il ne peut se séparer, ainsi qu’il le confesse à sa bien-aimée: «où chaque paysage, chaque ville et les joues de chaque femme ont mûri derrière le craquelé, où le passé est tangible comme la pierre, et les rues, lisibles comme un palimpseste, là où les noms sont des échos, où tous les empires d’antan ont passé comme des saisons, là où tout a déjà maintes fois été beaucoup mieux et beaucoup plus beau qu’aujourd’hui […], c’est là que je peux respirer et aimer.» Toutes ces figures sont les symboles d’une Europe vieille et fatiguée, dont les rides attirent dans leurs sillons des troupeaux de vacanciers en manque d’authenticité.

Véritable star des lettres septentrionales aux Pays-Bas, Ilja Leonard Pfeijffer construit depuis près d’une quinzaine d’années une œuvre protéiforme: recueils de poésie, pièces de théâtre, romans, articles, essais… Son anthologie de la poésie néerlandaise, en 2016, a bâti durablement sa réputation. Deux ans plus tard, le présent roman, le tout premier traduit en langue française, a dépassé les 250 000 exemplaires, l’installant au panthéon des écrivains à succès de son pays.

https://www.youtube.com/embed/t1bK2n71Whc

Ce triomphe peu commun tient probablement au mélange des genres: histoire d’amour, jeu de piste artistique, considérations sociologiques, réflexions historiques et désabusement littéraire, le tout porté par une ironie proche de la désespérance. C’est un roman brillant –et que l’auteur sait être brillant, conscient de son talent et s’amusant d’une réflexivité à toute épreuve. Il est parfois étonnant que, à l’exception des chapitres se déroulant dans l’hôtel, le récit regorge de lumière, notamment méditerranéenne, alors même que la voix qui le prononce se fait chant mortuaire, jusqu’à composer un cénotaphe scripturaire. La mort de l’Europe advient sur un bûcher de sable et de mots.

Ilja Leonard Pfeijffer se fait ainsi le contempteur d’une époque qui n’en finit plus de sombrer sous les selfies filtrés et vulgaires d’un monde en villégiature permanente. Rien du temps présent ne trouve grâce à ses yeux, symbolisé par l’artificielle ville d’Abu Dhabi. Il ne tire d’éternité d’aucun transitoire, ne dégage de poésie d’aucun vivant, par définition précaire et fugace, brisant un à un les fils de la transmission pour incarner, via son narrateur, le crépuscule de toute tradition. Après moi le déluge, aurait-il pu conclure.

Ilja Leonard Pfeijffer, Grand Hotel Europa, trad. par Françoise Antoine, éditions Les Presses de la Cité, 2022.
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