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littérature compte rendu

Chez Rembrandt en compagnie de Comenius: Un regard bleu de Lenka Horňáková-Civade

16 août 2022 9 min. temps de lecture

Rembrandt et Comenius: deux personnages importants qui ont durablement marqué l’Histoire. Dans l’Amsterdam de la seconde moitié du XVIIe siècle, les chemins du peintre néerlandais et de l’humaniste tchèque se sont croisés. L’écrivaine française d’origine tchèque Lenka Horňáková-Civade imagine leur relation dans Un regard bleu, une fiction historique qui brosse, en arrière-plan, un tableau de l’Europe de l’époque, bouleversée par les guerres de religion.

Parmi les centaines d’œuvres d’art exposées à la galerie des Offices de Florence, la romancière et artiste-peintre d’origine tchèque Lenka Horňáková-Civade est interpellée par le portrait d’un vieillard au regard lumineux dans un fauteuil. L’homme lui est familier, tout comme la touche et la palette de l’artiste. Son intuition ne la trompe pas. Le tableau a été récemment attribué à Rembrandt (1606-1669) et il est communément admis qu’il s’agit d’un portrait de Jan Amos Komensky, dit Comenius (1592-1670), un grand humaniste parfaitement ancré dans la conscience collective tchèque.

Originaire des terres de l’actuelle République tchèque, Comenius était archevêque des Frères moraves, un mouvement réformateur influent né en Moravie et en Bohème, qui aspirait à retrouver la fraternité des premiers chrétiens. Les Frères élisaient leur propre clergé, rejetaient la hiérarchie officielle et dénonçaient l’intolérance religieuse. Ils prônaient l’importance de l’éducation et de la connaissance et traduisaient la bible en langue vulgaire. Entièrement dans cet esprit, Comenius était actif dans les domaines de la théologie, la linguistique et la pédagogie. Toute son œuvre est basée sur l’idée de la perfectibilité de l’homme et de l’humanité. Ses écrits, ses projets politiques et éducatifs avaient tous pour but la paix en Europe.

Une amitié fondée sur la recherche de l’universel

Un regard bleu nait au moment où Horňáková s’imagine les longues heures de pose dans l’atelier du peintre. L’existence de ces sessions, au cœur du roman, n’a rien d’improbable, Rembrandt et Comenius ayant habité longtemps le même quartier d’Amsterdam. L’idée centrale de l’écrivaine est que ces grands hommes aux passions et au passé à première vue si différents étaient tous deux habités par la recherche de la vérité, de l’universel. L’ombrageux et coléreux artiste Rembrandt suivait le chemin du particulier, de l’unique, afin de pouvoir s’exprimer sur l’essence de la condition humaine. Tandis que l’homme de lettres Comenius voulait, à partir d’une analyse holistique de la société, transformer celle-ci dans son intégralité par le biais de l’éducation.

Le roman s’ouvre sur l’un des moments les plus humiliants dans la vie de Rembrandt. En 1656, devant sa maison à Amsterdam, il observe les créanciers qui saisissent ses biens et la foule qui se jette dessus. Tandis qu’il se tient fièrement debout, et analyse avec venin la scène qui se déroule devant lui, il remarque un inconnu aux yeux bleu clair, si clairs qu’ils lui font penser à un aveugle, un poète aveugle, Homère. Ah, peindre cette tête… Un instant, la passion de son métier prend le dessus sur son orgueil blessé. À la fin de cette horrible journée, l’inconnu, qui s’avèrera plus tard être Comenius, rend à Rembrandt le pilon à broyer les pigments qu’il a sauvé de l’inventaire. Rembrandt reconnait la force du geste –oui, il reprendra la peinture–, mais n’est guère aimable avec l’étranger. Des années plus tard, par hasard, ils se rencontrent à nouveau: Rembrandt invite Comenius chez lui et commence son portrait sans essayer de briser la glace. Comenius accepte. Il y a comme un destin.

Horňáková nous raconte comment ces deux hommes âgés, aussi célèbres que solitaires, s’observent, se mesurent, se cherchent pour finalement se comprendre et se respecter. Le choix d’avoir fait des deux personnages principaux les narrateurs et d’espacer leurs rencontres dans le temps rend possible l’approche par touches successives. Des longs monologues intérieurs, de petites phrases provocatrices de Rembrandt et des courtes réponses de Comenius, puis les souvenirs, se suivent de manière saccadée.

En dessinant, Rembrandt réfléchit sur la beauté: «elle ne cherche pas à plaire, elle cherche à être, à être dans sa crudité et nudité, dans sa vérité». Au début, il s’intéresse surtout au visage de Comenius, dans lequel il voit le prototype d’un poète aveugle. Malgré cette obsession, Comenius tente d’informer le peintre de ses idéaux et ses projets. Presque malgré lui, Rembrandt va comprendre que son modèle est plus que le énième pieux protestant ou utopiste naïf. Qu’en plus d’être, comme lui-même, père et fils de meunier, ayant plusieurs fois tout perdu, Comenius s’impose par son érudition, sa persévérance et son réseau. Que les écrits politiques, pédagogiques et philosophiques de Comenius, les écoles qu’il a fondées, ainsi que le soutien qu’il organise pour les protestants persécutés de l’Europe centrale, sont reconnus partout en Europe et jusqu’en Amérique.

Le respect réciproque se double d’un lien sentimental, grâce au partage de leurs douloureux souvenirs et leurs doutes. Parfois, ils rient ensemble, arrivent à rompre leur solitude. Ensemble devant la mort, ils cherchent le sens, la vérité de la vie. Le dialogue s’installe.

Leurs échanges prennent fin avec la mort de Rembrandt. Dans l’atelier, Comenius se trouve seul à côté de la dépouille du peintre. Un tableau non fini représentant Siméon avec l’enfant Jésus se trouve à côté du lit de mort. Jamais Comenius ne s’est senti autant en harmonie avec celui qui, enfin, il ose appeler son «ami». Avec sa main –il perd la vue–, il retrace les sillons et les bosses du tableau encore humide et conclut: «La vie dans son essence, c’est la lumière. Tes blancs sont épais, ils respirent longtemps. Le noir est maigre. Nuancé, bien sûr, on ne peut pas bâcler les ombres du monde.»

En arrière-plan, l’écrivaine brosse un tableau de l’Europe du XVIIe siècle. Elle s’intéresse à la prospérité récente de la ville d’Amsterdam et au monde de l’art, et d’avantage encore aux conséquences de la terrible guerre de Trente Ans (1618-1648) déclenchée par la révolte des protestants tchèques qui seront par la suite écrasés par les seigneurs catholiques. Cinquante pour cent des Frères moraves ont été tués pendant la Contre-réforme et un exil massif a eu lieu. À cause des persécutions et massacres, Comenius aussi a dû fuir la Bohème et par deux fois la Pologne. Il a habité en Hongrie, en Suède, en Angleterre. Plusieurs fois, il a perdu des êtres chers, son foyer et ses biens. Pourtant, à chaque fois, il a retrouvé sa foi et sa motivation à penser et à faire advenir un monde meilleur.

Il a publié des traités sur l’enseignement, mais également des méthodes d’apprentissage par l’image. Il a fondé des écoles pour tous, pauvres et riches, garçons et filles. Selon lui, l’éducation de tous était la clé pour la paix en Europe. En 1656, il s’établit à Amsterdam où il est protégé et soutenu financièrement. Il y rédige et recompose ses manuscrits concernant la pédagogie (Didactica omnia), c’est la commune qui en finance l’édition. À partir d’Amsterdam, il a soutenu ses frères dispersés partout en Europe.

Comenius au patrimoine néerlandais

Au-delà de ses qualités littéraires, Un regard bleu invite les francophones à la redécouverte de Comenius. Bien qu’au XVIIe siècle sa méthode efficace de l’apprentissage du latin à l’aide d’images ait suscité l’intérêt des Français, les idées philosophiques et pacifistes qui en forment le socle leur sont restées relativement inconnues. Un clivage idéologique pourrait en être la cause. Comenius, convaincu que «les sentiments et la révélation nous instruisent, tout comme la raison», rejetait le dualisme de Descartes. Il n’était d’ailleurs pas resté en contact avec le père du cartésianisme après leur unique rencontre aux Pays-Bas. Pierre Bayle a qualifié les idées de Comenius de moyenâgeuses et ce dernier n’a même pas été mentionné dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Pourtant, par sa pensée pansophique, Comenius aurait préparé le monde protestant à accepter le rationalisme plutôt antichrétien des Lumières.

C’est seulement à partir de 1870 que l’importance de Comenius en tant que fondateur de la pédagogie moderne est plus officiellement reconnue par le monde français de l’éducation. Il y a quelques indicateurs que le vent tourne. Depuis 2000, deux de ses ouvrages ont été traduits en français et un autre a fait l’objet d’une réimpression1. Le programme européen de mobilité et de coopération des enseignants et élèves porte son nom, et l’Unesco reconnait Comenius comme son précurseur2. En Europe centrale, et plus particulièrement en République tchèque, presque chaque ville possède son école Comenius et son œuvre y est encore lue. Un film tchèque a en outre été produit en 2020 à l’occasion de la 350e anniversaire de sa mort.

Aux Pays-Bas, Comenius est considéré comme appartenant au patrimoine national, du fait qu’il a passé les quatorze dernières années de sa vie à Amsterdam. Il est enterré à Naarden, où, à côté de son mausolée, se trouve un musée qui lui est dédié. Quelques-uns de ses ouvrages ont été traduits récemment en néerlandais et une biographie lui a été consacrée.

Grâce à sa sensibilité d’artiste-peintre et écrivaine, Lenka Horňáková a su créer un double portrait fictif émouvant et intéressant. Dans un langage précis, poétique et imagé, elle s’est approchée de la réalité d’un peintre casanier et d’un homme de lettres fatigué d’avoir trop voyagé. Les belles pages consacrées au travail de Rembrandt prouvent qu’elle sait de quel sentiment naît un tableau. Par le prisme intime de l’atelier, l’écrivaine nous donne une impression de la vie familiale, économique, politique, religieuse et sociale du XVIIe siècle. Tout se tient. L’approche à la fois holistique et ancrée dans les détails de la vie quotidienne est en harmonie avec la vision du monde de son compatriote historique Comenius dont elle explique les idées avec une grande clarté.

Née en 1971 en République tchèque, Lenka Horňáková-Civade vit en France. Elle mène de front la peinture et l’écriture. Après avoir publié plusieurs romans en tchèque, elle s’auto-traduit désormais du français vers le tchèque et a reçu depuis 2016 plusieurs prix littéraires en France. Un regard bleu est son quatrième roman édité en France.

Lenka Horňáková-Civade, Un regard bleu, Alma éditeur, Paris, 2022.

Notes:

1. Les deux ouvrages récemment traduits en français sont: La grande didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous, Klincksieck, Paris, 2002, et La toute nouvelle méthode des langues, Droz, Genève, 2005. L’ouvrage La porte d’or de la langue française, d’abord paru en français en 1898, a été réimprimé en 2012 par Hachette livre, Paris.
2. On trouvera ICI un excellent document publié par l’UNESCO qui considère Comenius comme son précurseur.
3. Le film tchèque de 2021 commémore le 350e anniversaire de la mort de Comenius et traite en autres de sa rencontre avec Rembrandt.
Dorien-Kouijzer

Dorien Kouijzer

critique et journaliste culturel

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