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littérature

Une jeune étoile au firmament

Par Carl De Strycker, traduit par Kim Andringa
19 mars 2019 7 min. temps de lecture

En peu de temps, la poétesse Charlotte Van den Broeck a acquis une grande notoriété en néerlandophonie. Elle réunit un certain nombre de tendances de la poésie actuelle et les porte à leur sommet.

Dès la parution de son premier recueil Kameleon
(Caméléon) en 2015, Charlotte Van den Broeck (° 1991) fut considérée comme la nouvelle révélation de la poésie flamande et saluée avec enthousiasme par des institutions littéraires diverses. Dans les mois qui suivirent, Kameleon remporta le prix Herman De Coninck du premier recueil; son auteure partit en tournée avec deux autres jeunes poétesses en vogue, Maud Vanhauwaert et Ellen Deckwitz, dans le cadre du spectacle littéraire populaire Saint Amour; la maison flamando-néerlandaise deBuren l’invita à participer à une résidence d’écrivains à Paris, et elle fut sélectionnée pour deux projets européens prestigieux visant à promouvoir la poésie flamande à l’étranger: New Voices et Versopolis.

Parmi les résultats concrets de ce dernier projet d’échange figure le contrat signé après sa participation au Ledbury Poetry Festival, entérinant la traduction anglaise de l’ensemble de son œuvre poétique. La consécration fut entière lorsque le Fonds flamand des lettres décida de l’inviter à faire l’ouverture de l’édition 2016 de la Frankfurter Buchmesse, où la Flandre et les Pays-Bas étaient à l’honneur, en compagnie d’Arnon Grunberg, une des sommités de la littérature néerlandophone d’aujourd’hui. C’était la première fois qu’une auteure aussi jeune et peu chevronnée – une débutante, en somme – recevait cet honneur. Le même organisme de subvention l’invita ensuite à écrire l’essai qui sera publié à l’occasion de la Journée mondiale de la poésie, fin mars 2019.

Charlotte Van den Broeck est une invitée prisée, aussi bien sur scène et dans les médias (même un journal populaire comme Het Nieuwsblad
consacra une critique à sa poésie, et l’hebdomadaire Humo, principalement dédié aux mondes de la télévision et de la musique pop, publia un entretien) que par les organisateurs. Le Felix Poetry Festival d’Anvers lui demanda d’écrire un Plaidoyer pour la poésie, publié dans le quotidien sérieux De Standaard; elle fut «poète attitrée» du festival Théâtre-sur-mer 2017 à Ostende, publiant en cette qualité neuf poèmes parus dans la revue de poésie Het Liegend Konijn (Le Lapin menteur); et pour un projet artistique dans le petit village de Beernem en Flandre-Occidentale, elle en écrivit onze autres, réunis avec des poèmes et des dessins de Lies Van Gasse dans une publication spéciale, Ooghoek (Coin de l’œil). Un palmarès impressionnant pour une poète révélée au public il y a seulement quatre ans, et qui n’a pour l’instant que deux recueils à son nom.

Comment expliquer cet intérêt d’une ampleur peu commune pour un poète? Il me semble que cela tient à l’association d’une présentation orale particulière (Charlotte Van den Broeck dit ses poèmes par cœur, en les accompagnant d’une gestuelle subtile et sensuelle) avec une thématique poétique classique (la question de la place d’une jeune femme dans le monde postmoderne, le doute existentiel et les péripéties amoureuses) et une expression contemporaine. Réunissant ainsi un certain nombre de tendances de la poésie actuelle, elle les porte à leur sommet.

Les poèmes de Charlotte Van den Broeck sont généralement longs et narratifs, écrits dans un langage courant et composés d’associations d’images qui témoignent d’une faculté d’observation aiguë et originale. Elle se montre proche en cela de poètes telles que Delphine Lecompte et Maud Vanhauwaert; ces dernières tendent cependant plutôt vers le drolatique, tandis que Charlotte Van den Broeck donne à ses poèmes une charge philosophique associée à une tonalité volontiers mélancolique. La lecture ou l’écoute de sa poésie doivent à la fois constituer une expérience et amener à une prise de conscience. Elle se réclame d’une conception de la poésie largement partagée, qu’elle formule comme suit dans son Plaidoyer pour la poésie, en se référant au philosophe Gaston Bachelard:

Il affirme que dans la lecture de la poésie, ou dans le contact avec des images poétiques, agissent deux principes qui font que le poème peut interpeller le lecteur, l’émouvoir, ou même le saisir tout entier. D’une part, il parle de résonances: l’image poétique résonne avec nos propres émotions et de ce fait parle aux sentiments. D’autre part, l’image doit nous toucher en profondeur avant de pouvoir résonner en surface. C’est ce que Bachelard appelle le retentissement: lorsque l’image retentit en nous, elle exprime quelque chose qui se trouve au fond de nous. […] Je crois profondément à cette manière d’expression. […] Comme si, en lisant le poème, je reconnaissais quelque chose en moi que j’ignorais auparavant.

Découverte et consécration

Dans son premier recueil, Kameleon, Charlotte Van den Broeck raconte son passage à l’âge adulte. Le poème qui ouvre le recueil nous présente un regard enfantin, candide: quand son grand-père dit de Bucarest qu’on y trouve «une superbe collection de putes», elle croit «qu’une pute, [c’est] un peu comme la tour Eiffel», et elle lui reproche «de ne m’en avoir jamais / rapporté une miniature en souvenir.» L’ignorance et l’innocence dont est encore empreint ce premier poème se perdent peu à peu dans ceux qui suivent. Bien que ses «cheveux de fille [volent] en de longues tresses, cheveux de fille / qui ne sont pas encore atout, mais fardeau au jeu / en courant elles sont comme des fouets», les enfants semblent avoir «fini de jouer» – ils en ont assez; devenus trop grands, ils portent désormais un autre regard sur la réalité. Plusieurs éléments dans les poèmes revêtent une charge sexuelle, et après la découverte émerveillée du monde, c’est désormais l’autre qui devient intéressant. Enfin, la première section se termine par un poème relatant les premiers émois amoureux.

La découverte de la sexualité est l’objet de la deuxième section, intitulée «Discovery Channel». Plusieurs poèmes célèbrent avec enthousiasme une corporalité qui culmine parfois dans l’animalité des rapports sexuels. Cependant, en même temps qu’a lieu la révélation du moi en tant qu’être sexualisé, la pudeur fait son apparition et la candeur disparaît. En définitive, ce passage à l’âge adulte apportera aussi la conscience de la rupture concomitante du lien symbiotique entre l’enfant et sa mère. Dans le troisième cycle, «L’Origine», la jeune fille sexualisée a cessé d’être «fille de», pour devenir une femme autonome. L’indépendance et la liberté que cela entraîne s’accompagnent toutefois d’une solitude existentielle.

Les grandes attentes du public après l’accueil très positif de Kameleon et les lectures et commandes prestigieuses qui avaient suivi, ne furent pas déçues par la publication en 2017 de Noctambulations, bien que la forme de ce second recueil puisse sembler moins structurée. Le poème-titre est dédié à l’une des idoles littéraires de la poète: l’auteur néerlandais Remco Campert (° 1929), dont le célèbre poème «Lamento» lui a clairement servi de modèle. Son influence se fait également sentir dans le reste du recueil: les formulations hésitantes, qui posent une affirmation pour ensuite la moduler ou l’infirmer, les ellipses, le ton, le style parlé – il ne fait pas de doute que Charlotte Van den Broeck a lu de près l’œuvre de Campert.

Le thème de Noctambulations est la place de l’individu dans un univers postmoderne suragité. Fréquemment, comme dans «The Age of Aquarius» ou «Soif», le lecteur rencontre un personnage exposé à une multitude de stimuli, avide de prendre part à ce monde, mais qui en subit aussi le contrecoup. Dans des passages plus contemplatifs se pose cependant la question de ce qui se cache sous la surface. C’est alors que l’on comprend que nous avons beau essayer de faire partie du monde, en définitive nous sommes seuls. Si l’option d’une disparition radicale pour échapper à ce sort est momentanément envisagée, le poème qui clôt le recueil et dans lequel il est question de construire un bateau, se termine sur la question: «où aller?» La possibilité d’une fuite se révèle illusoire.

Le recueil s’ouvre sur un cycle profondément mélancolique qui raconte la fin d’un amour de jeunesse. C’est un sujet très sentimental auquel plus d’un poète s’est brûlé les doigts, mais, sous la plume de Charlotte Van den Broeck, la problématique est analysée avec autant de lucidité que de tendresse. Le cycle est intitulé «Huit, ∞», où la lemniscate symbolise évidemment l’infinitude, mais aussi un 8 tombé à la renverse, figurant l’échec du couple et mettant à mal le mythe de l’amour éternel. Les poèmes – un pour chaque année de la relation – de douze lignes chacun racontent la relation en rétrograde: ils évoquent à travers des images fortes des souvenirs de moments intenses, mais aussi la transformation du lien en entrave et le deuil qui accompagne sa rupture. Ce cycle, qui rassemble et concentre les éléments caractéristiques de l’œuvre poétique de Charlotte Van den Broeck, en constitue aujourd’hui le sommet. Tout cela donne à présager que les espoirs placés en elle ne seront pas déçus.

CDS

Carl De Strycker

directeur du Poëziecentrum de Gand

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