Lors d’une visite à Alost (Aalst en néerlandais), Derek Blyth découvre un cortège carnavalesque qui aime choquer, un prêtre qui a affronté des patrons d’usine et une bibliothèque utopique.
On dirait une peinture psychédélique de Brueghel. La place devant la gare d’Alost était remplie de fêtards qui buvaient des bières, lançaient des confettis et jouaient des instruments de la famille des cuivres. Ils portaient des déguisements colorés et chantaient à tue-tête. Les fenêtres des boutiques étaient protégées par des planches de bois comme si une émeute pouvait éclater à tout moment.

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Il y a quelques années, lorsque j’ai dit à une amie flamande que je comptais me rendre au f d’Alost, celle-ci m’a répondu que je devais me préparer à subir un choc. Elle ne plaisantait pas. Une fois par an, Alost perd la tête. Personne ne peut vraiment l’expliquer, mais cette modeste ville industrielle de 85 000 habitants au nord de Bruxelles possède l’un des carnavals les plus excentriques du monde. Il comprend un cortège de personnages géants qui flottent dans les airs et raillent sans merci les événements politiques de l’année écoulée, ainsi qu’un défilé d’hommes vêtus de jupes et de collants résille.

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Je m’attendais à quelque chose de plus ordonné, comme l’Ommegang de Bruxelles. Un défilé haut en couleur, avec des personnes costumées, quelque chose du genre. Après tout, l’événement a été inscrit sur la liste du «patrimoine culturel immatériel mondial» de l’UNESCO en 2010, et un panneau en fait la promotion sur l’autoroute quittant Bruxelles par le nord. Je me suis dit que ça avait l’air amusant. Cependant, le carnaval d’Alost a un côté sauvage et anarchique. Il ne convient peut-être pas à tout le monde, mais il est tout de même fascinant à observer.
Depuis le Moyen Âge, le carnaval est célébré dans la Flandre catholique. Il marque le début du Carême, les 40 jours de jeûne qui précèdent Pâques. Cependant, Alost a réinventé la fête au XIXe siècle. Son carnaval était organisé par les magasins et les cafés afin de stimuler l’économie locale pendant les sombres journées d’hiver, mais il a également servi à rassembler une communauté brisée par l’industrialisation.

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Le cortège principal comprend d’énormes personnages volants qui sont tirés dans les rues pavées par de vieux camions et des tracteurs. Chacun d’entre eux est décoré par l’une des 70 et quelque sociétés carnavalesques locales, avec des personnages géants qui se moquent des événements de l’année écoulée. Il peut s’agir d’un homme politique qui se fait gentiment ridiculiser ou d’une célébrité qui a fait l’actualité, ou encore d’un problème de société qui se doit d’être souligné.

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Le carnaval est perçu par tous comme un prétexte pour relâcher la pression, laisser parler son côté extravagant et bousculer les interdits en l’espace de trois jours. L’ordre social est totalement bouleversé, le bouffon devient roi et on peut se moquer du patron. Au cours de la deuxième journée, des Ajuintjes (petits oignons) sont jetés du balcon de l’hôtel de ville. Il s’agit non pas de vrais oignons, mais de petites sucreries. Ils appellent cela Ajuinenworpen, littéralement «lancer d’oignons».
La journée la plus folle est celle du Mardi gras. Des hommes par milliers défilent dans les rues, habillés comme des femmes, et ne se limitent pas à une simple robe et un peu de rouge à lèvres. Ces Voil Jeanetten («Sales Jeannettes», en français) revêtent toutes sortes de costumes bizarres, de fausses poitrines et des manteaux de fourrure avec des accessoires tout aussi loufoques, tels que de vieilles poussettes, des cadavres de harengs dans des cages à oiseaux et des abat-jour vintages.

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Les Voil Jeannetten sont apparues au XIXe siècle, au temps où les travailleurs d’Alost n’avaient souvent pas assez d’argent pour s’acheter des costumes de carnaval. Alors, ils improvisaient en pillant les placards de leurs femmes et en y ajoutant des absurdités comme des parapluies cassés. Certains poussent des landaus remplis de bouteilles de bière qu’on peut entendre s’entrechoquer ou portent des pots de chambre remplis d’un mélange de spéculoos et de bière.
Les Jeannetten commencent généralement à boire tôt le matin. Mon amie m’avait prévenu, ça peut être animé, mais les règles sont les règles. Vous pourriez recevoir un hareng mouillé en pleine face, mais c’est ça l’esprit du carnaval.

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Heureusement, ces célébrations ne durent que trois jours. Elles se couronnent par une cérémonie appelée popverbranding, ou «brûlage de poupée», au cours de laquelle un personnage est mis à feu; il change tous les ans. Puis le feu s’éteint et le lendemain, tout le monde dans cette ville industrielle calme retourne au travail, comme si le carnaval n’avait jamais eu lieu.

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C’est censé être un moment jovial, mais ce n’est pas toujours le cas. Il arrive que la plaisanterie tombe à plat et que la colère monte. L’opinion publique a trouvé qu’en 2019 Alost était allée trop loin. L’une des sociétés carnavalesques a érigé un char transportant des effigies géantes caricaturales de banquiers juifs. Cela devait être un clin d’œil humoristique aux problèmes financiers de la société, mais le monde ne l’a pas vu de cet œil.
Le carnaval a été accusé d’antisémitisme. Des appels ont été lancés pour retirer Alost du programme de l’UNESCO. Puis, le maire a provoqué la surprise générale en demandant que sa ville soit retirée de cette liste. L’événement figure toujours sur le site de l’UNESCO, mais a été barré d’un trait. On peut dire qu’il est supprimé, d’une certaine façon.
Têtu est le mot qui me vient à l’esprit. Ou du moins, pas politiquement correct, même si, entretemps, le groupe responsable du char incriminé et la ville ont ouvert le dialogue avec la communauté juive et mené une réflexion sur les limites de la satire et de l’humour.
En m’asseyant dans le train, je me suis demandé: «Pourquoi aller à Alost?»
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C’est par une froide journée de décembre que je suis descendu du train. La ville possède une impressionnante gare datant du XIXe siècle, conçue par Jean-Pierre Cluysenaar à l’image d’un château médiéval. Elle donne sur une place où se trouvent quelques vieux hôtels et cafés. J’ai demandé à quelques passants des conseils sur des activités à faire à Alost, mais la plupart du temps, ils étaient plutôt perplexes à l’idée que j’aie eu envie de venir ici. Ils m’ont dit que Gand était plus sympa.

© Station hotel
Le nom Alost pourrait porter à croire qu’il s’agit d’un plan marketing pour qu’elle apparaisse dans les premiers résultats dans la liste des villes belges par ordre alphabétique, avant même Anvers. Elle serait connue pour quelque chose, au moins. Désormais, elle est connue pour de mauvaises raisons. Essayez de faire une recherche sur Google et vous verrez.
Cependant, j’ai lu un message inspirant dans un petit livret publié par l’office de tourisme. Celui-ci promettait: «Aalst vergeet je nooit», soit «Vous n’oublierez jamais Alost». Les deux dernières lettres d’Alost sont inclinées, comme si elles allaient tomber. Il s’agit d’une référence à une croyance populaire selon laquelle un Alostois est nen hoek af – «est légèrement fou».
La conseillère communale au tourisme, Caroline De Meerleer, a écrit une brève présentation de sa ville. «Cher voyageur, vous avez bon goût, ça ne fait aucun doute. En prenant ce livret, vous avez prouvé votre intérêt pour la différence, et votre ennui lorsque vous visitez les bonnes vieilles destinations touristiques. Vous avez la volonté de découvrir des lieux nouveaux et encore méconnus.»
Je commençais à apprécier Alost.
Je me suis arrêté un instant pour regarder l’hôtel de la Gare. Faisant face à la gare, il avait l’air en piteux état. Les avis publiés sur les sites de réservations laissaient entendre qu’il serait préférable de trouver un autre endroit pour dormir. Peut-être plus dans le centre, le Towerhotel, l’hôtel Keizerhof ou encore les Appartements de Georges et Madeleine, intimes et contemporains.
Je me suis mis en route en direction du centre, en quête d’une preuve du mélange unique des éléments d’Alost. Il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver quelque chose d’intéressant. En 2017, la ville a installé une grande bande métallique en plein milieu de la rue commerçante Kattestraat (rue du Chat). On peut y lire des mots en dialecte local pour amuser les enfants. Ceux-ci traitent tous de chats: katjen verlos, ketjen achterien et katjen aloe. Et pour ceux qui ne s’y retrouveraient pas, vous trouverez des illustrations sur les boîtes électriques qui indiquent les règles pour jouer aux différents jeux de chat.

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Je commençais à être d’accord avec Caroline. Alost avait l’air d’être différente des autres villes. J’ai finalement atteint la Grand-Place. Et elle avait tout ce qu’il fallait: un hôtel de ville, une statue de quelqu’un de connu (note: vérifier le nom plus tard), un beffroi (faisant partie du patrimoine mondial de l’UNESCO, en tout cas pour l’instant), quelques cafés avec des terrasses couvertes, tout ce qu’il faut pour être une parfaite place flamande.
Je me suis faufilé à l’intérieur du café Het Paviljoen devant l’hôtel de ville. Les gérants, Didier et Evie, le décrivent sur leur site web comme étant «un café convivial avec une atmosphère familiale». Leur carte offre une sélection de 69 bières, dont la Safir, la bière locale, lancée à Alost en 1939, mais désormais brassée par le géant multinational AB InBev à Louvain.
Il était trop tôt pour une bière, donc j’ai commandé un café et je me suis rendu sur le site de l’office de tourisme pour en savoir plus sur la place. On peut y voir que l’étroit hôtel de ville au style gothique est le plus ancien du Plats Pays. Il date de 1225, bien que le bâtiment d’origine ait brûlé en 1380, puis que celui de remplacement ait été détruit au cours d’une foire en 1879 à cause d’un feu d’artifice perdu. Il est donc moins ancien qu’ils le prétendent.
À côté a été construit le beffroi en 1460, une devise y a été inscrite par le roi Philippe II d’Espagne: Nec Spe Nec Metu (ni espoir ni crainte).

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La statue devant l’hôtel de ville représente Dirk Martens, imprimeur local qui a ramené l’invention de Gutenberg en Belgique et l’a utilisée pour imprimer les travaux d’Érasme et Thomas More.
Il a commencé à pleuvoir lorsque je suis sorti du café, une pluie froide d’hiver. Pourtant, même par mauvais temps, cette place flamande reste un espace urbain, humain et accueillant. Il s’agit, dans le meilleur des cas, de l’endroit où on souhaite se marier, faire la fête, voir un ami, manger des frietjes, ou acheter un kilo d’oignons –ou devrais-je dire d’ajuinen.
Je voulais jeter un œil à la nouvelle bibliothèque communale qui a ouvert ses portes en 2018. J’ai été interpellé par son nom: Utopia, ou utopie. Un rappel que Dirk Martens a publié la première édition d’Utopia de Thomas More il y a plus de cinq siècles. À cette époque, il travaillait à Louvain, mais Alost s’est approprié le titre du livre pour sa bibliothèque.
Je me suis demandé si je pouvais demander à quelqu’un: «Pouvez-vous me dire où se trouve l’utopie?». Mais j’ai plutôt cherché sur le plan de mon téléphone, comme toute personne sensée. La bibliothèque se trouve sur une petite place, en face d’une rangée de maisons d’ouvriers aux couleurs vives. Il aurait pu s’agir de l’île colorée de Burano pas loin de Venise, ou de Nyhavn à Copenhague, ou peut-être même d’Utopia, l’endroit parfait.

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Le nom Utopia est inscrit en grosses lettres en néon au-dessus de l’entrée de la bibliothèque, à côté d’une carte de l’île fictive copiée de la première édition de Dirk Martens. À l’intérieur, la bibliothèque est parsemée de clins d’œil au célèbre petit livre de Thomas More.
Le bâtiment en lui-même semble avoir été façonné à l’image d’Utopia. Conçu par l’entreprise néerlandaise KAAN, il s’agit d’un grand bâtiment, lumineux et spacieux, offrant une vaste cour intérieure, d’élégantes étagères et un café des plus attrayant. Ce complexe englobe une ancienne École royale des cadets du XIXe siècle. Celle-ci étant maintenant occupée par une académie des arts du spectacle. Les fenêtres donnent directement sur l’intérieur de la bibliothèque, il est donc possible d’apercevoir un étudiant jouer du violon ou des danseurs dans la salle de répétitions.

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La bibliothèque offre un programme inspirant. Vous pouvez y organiser des réunions, jouer à des jeux de société ou écouter une critique musicale, passer en revue vos vinyles préférés. Le directeur Arnoud Van der Straeten a confié lors d’une interview avec un journal néerlandais qu’Utopia était devenue le salon de la ville.
Cependant, je n’étais pas à la recherche d’une utopie, mais de l’âme d’Alost. Il semblerait que le meilleur endroit à visiter soit le musée ‘t Gasthuys – Stedelijk, le musée de la ville. L’ancien hospice ‘t Gasthuys sur la vieille place du Marché aux poissons se trouvait à quelques pas. Consacré à l’histoire de la ville et de ses habitants, ce bâtiment médiéval a été rénové avec goût, avec des murs blanchis à la chaux, des sols carrelés et un jardin d’herbes aromatiques clôturé. C’est un endroit calme et reposant.

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L’Enfer se déchaîne au premier étage, où deux grandes salles sont consacrées au carnaval. Il est possible de se balader parmi les masques, les costumes et les accessoires de scène loufoques. Une partie est consacrée aux Voil Jeanetten et à leurs landaus ridicules, fausses poitrines et cages à oiseaux. Une autre salle déborde de photos rappelant les trois jours de chaos surréalistes.
Puis, changement d’ambiance. Une salle silencieuse au deuxième étage est consacrée au peintre alostois du XXe siècle Valerius De Saedeleer. J’étais captivé par ses peintures mystiques et subtiles de paysages flamands qui auraient presque pu être réalisées par Brueghel. Il lui manquait juste un corbeau perché sur une souche d’arbre. En regardant par la fenêtre, mon regard s’est arrêté sur une statue de l’artiste sur la place dehors. Un grand homme heureux.

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Le musée consacre également une pièce entière au prêtre jésuite local, Adolf Daens, qui a attisé la colère de l’Église catholique à la fin du XIXe siècle pour avoir milité en faveur d’un salaire minimum, du suffrage universel et de l’abolition du travail infantile. La nouvelle de Louis Paul Boon, un écrivain alostois, ainsi qu’un film et une chanson ont tiré leur inspiration de la vie du prêtre. Le musée offre aussi sa propre version de l’histoire de Daens à travers des articles de journaux, des photos et des jeux, dont une version du jeu de société «Qui est-ce?» dans laquelle il faut identifier un ami ou un ennemi du célèbre prêtre d’Alost.
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C’était l’heure d’aller manger. Il n’est pas difficile de trouver de quoi se restaurer à Alost, de trouver de la bière non plus. L’office de tourisme aime à dire que la ville possède 345 restaurants et bars. J’ai terminé dans un petit snack-bar appelé De Soeptrein dans une étroite ruelle pavée. C’est un espace convivial, avec trois marmites en fer qui bouillonnent sur le comptoir. Ils m’ont servi une soupe à la tomate avec une grosse tranche de pain, mets réconfortant par une froide journée d’hiver.
Je me suis alors mis en route pour Sint-Martinuskerk, la magnifique église gothique consacrée à Saint-Martin. Le bâtiment est actuellement en pleine rénovation. Les travaux ont débuté en 2003, mais ne seront pas finis avant 2027. Entre-temps, il est possible d’emprunter un couloir temporaire qui traverse la cour et vous permet d’admirer le chœur de l’église, déjà restauré. En semaine, il est même possible de voir un ouvrier retoucher les peintures ou restaurer un retable endommagé. Si vous voulez en savoir plus, le site de Visit Aalst détaille les étapes la restauration.

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L’église est l’heureuse détentrice d’une peinture de Rubens: une œuvre des plus singulières nommée De Pestlijders ou littéralement, Les Martyres de la peste, qui a été condamnée par les riches et puissants marchands de houblon d’Alost. En travaillant sur sa peinture, Rubens s’est certainement inspiré de sa première femme, victime de la peste.
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Je savais désormais qu’Alost avait été une importante ville industrielle. Elle s’est fortement développée au cours du XIXe siècle, lorsque son industrie reposait principalement sur le textile, les collants en nylon et la bière. Aujourd’hui encore, Alost est dominée par l’industrie et notamment par l’entreprise Tereos, imposante et menaçante, qui produit du sucre et de l’amidon aux portes de la vieille ville. Elle surplombe la modeste cité ouvrière, sur une ancienne île nommée Chipka, dont s’émane une épaisse fumée qui monte jusqu’au ciel et qui répand ses odeurs dans la ville.
Nombre de vieilles usines ont mis la clé sous la porte. Certaines ont été détruites, d’autres transformées en résidences ou en complexes créatifs. L’une des plus intéressantes est l’usine abandonnée de Cirmoné, qui doit son nom à un curieux ciment appelé «ciment orné», décoré de verre brisé. De nombreuses petites entreprises ont pris possession de l’intérieur au style industriel des années 1920 pour en faire un magasin de vélos, un barbier hipster, une boulangerie au levain, et le restaurant De goeie gasten qui emploie des gens en situation de handicap. Vous pouvez vous y promener pour profiter d’un bon repas, ou y passer une journée pour participer à un atelier de jardinage et assister à un concert.

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Sarah est la gérante de Drift, un magasin spécialisé en décoration de plantes qui avait pignon sur rue dans le complexe Cirmoné avant de prendre ses quartiers dans le centre. Il y a quelques années, elle a exprimé ses idées dans une lettre à ses clients, et elles semblent presque utopiques. «On aime le son d’une petite branche qui se casse dans le silence de la forêt, l’éclat de l’or et du bronze, la fragilité de la mousse et la dureté de la pierre.» Sur son site web, elle est un peu moins poétique. Elle dit: «mets les mains dans le cambouis».
L’intérieur de l’usine est illuminé par des lampes circulaires faites à partir de roues de vélos. Il y a un circuit de vélos en bois à l’intérieur. La thématique du vélo est poussée au point où, même dans les toilettes, des photos nostalgiques des héros du cyclisme belge couvrent les murs.
On m’a dit que si je voulais prendre un bon café, il fallait que j’aille à Philimonius. Le café se trouve dans un petit chemin avec des petits magasins indépendants. L’intérieur a un style hipster avec des meubles rétro, un comptoir à la fenêtre où l’on peut se percher et un petit espace librairie et papeterie. Les riverains affirment qu’ils servent le meilleur café de la ville.

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J’ai commencé à comprendre qu’Alost était en pleine période de transition, d’une ville industrielle sinistre à un lieu sympa et culturel. On y a construit un magnifique centre culturel appelé De Werf, et créé un nouveau parc urbain sur le site d’une ancienne usine dont on a transformé la cheminée en mur d’escalade.
La ville a aussi présenté un nouveau plan de circulation qui favorise les vélos et les piétons (même s’il y a un énorme parking à côté de la gare pour ceux qui viennent en voiture). Et elle a fait construire Utopia, bien entendu.
La ville montre avec fierté sa nouvelle identité dans un nouveau film de sept minutes projetées dans un cinéma à 360 degrés. Il montre les lieux touristiques, les réserves naturelles et l’usine Cimorné et finit avec le carnaval qui chamboule tout.
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J’avais une heure de libre avant mon train pour Bruxelles. Juste de quoi en apprendre plus sur l’écrivain du coin, Louis Paul Boon. Un peu plus tôt, j’avais repéré une statue de Boon à l’extérieur de la bibliothèque. Elle montrait l’auteur, assis sur une chaise, penché en avant, comme s’il était en pleine conversation. La chaise en face était vide, comme si elle attendait que quelqu’un s’asseye.

© Jo Boon / heirs Boon

Dans la bibliothèque, la vie de Boon est illustrée sur une ligne du temps. Elle montre la déprimante petite maison où il est né en 1912, l’auteur en tenue militaire, et les couvertures de ses nombreux romans. Son œuvre la plus connue est Kapellekensbaan, La Route de la chapelle.
Ce roman expérimental, qui a été publié pour la première fois en 1953, suit l’histoire d’Ondine, une jeune fille qui vit dans un bidonville sur la route de la Chapelle (Kapellekensbaan) d’Alost. Dans une société qui a abandonné toute forme de moralité ou de justice sociale, la jeune fille rêve de devenir riche. Le magazine Elsevier écrit que c’est «l’épopée la plus percutante sortie en Flandre de ce siècle».
Mis à part sa fiction subversive, l’auteur est aussi connu pour son immense collection de photos érotiques. Préservée dans une archive qu’il a baptisée De Fenomenale Feminateek (La Bibliothèque féminine phénoménale), celle-ci contenait 22 600 images soigneusement organisées en quatorze volumes.
Le monde littéraire a eu du mal à accepter l’obsession de Boon. En 2004, la maison d’édition Meulenhoff a présenté une petite sélection d’images de Boon, mais le gouvernement provincial a interdit une exposition prévue à Anvers en 2008 sur base de «valeur artistique limitée». Dix jours plus tard, lors d’un festival littéraire à Gand, une sélection de photos a été présentée. Anvers a alors changé d’avis l’année suivante sur l’interdiction et a organisé sa propre exposition.

La publication de sa parodie pornographique Mieke Maaike’s obscene jeugd (La jeunesse obscène de Mieke Maiike) a été la source de problèmes en 1972. C’est l’histoire d’une adolescente qui est obsédée par le sexe; le roman a connu vingt-trois éditions, le transformant en classique de la littérature érotique flamande. Ce roman érotique n’a pas aidé à rétablir sa réputation déjà ternie.
Pourtant, Boon a frôlé le prix Nobel de la littérature en 1979. On l’a invité à l’ambassade suédoise de Bruxelles, potentiellement pour lui dire qu’il l’avait gagné. Il aurait été le premier auteur néerlandophone (et le seul, à ce jour) à obtenir ce prix prestigieux. Malheureusement, il est mort sur son secrétaire le 10 mai 1979, et le prix est allé au poète grec Odysseus Elytis.
Dans le train pour rentrer à Bruxelles, je me suis rendu compte que Louis Paul Boon résume bien l’esprit d’Alost. C’était un rebelle, un anarchiste, un militant. On peut ajouter à ça, un pornographe. En bref, une personne complexe, mais il faut dire que la ville d’Alost est tout aussi complexe.
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