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histoire, société

Tous les chemins mènent à Tongres

Par Derek Blyth, traduit par Faculté de traduction de l’université de Mons
21 février 2025 13 min. temps de lecture Tour de Flandre

Lors de sa visite de la plus ancienne ville de Belgique, Derek Blyth a découvert un panneau de signalisation romain, une rivière perdue et une horde de collectionneurs d’antiquités.

Le dodécaèdre surdimensionné se trouve, sans panneau explicatif, à un coin de rue dans le centre de Tongres. La structure métallique a été modelée sur un objet mystérieux qui date de la période romaine et qui a été découvert aux abords des anciennes fortifications médiévales de la ville en 1939. Nul ne sait de quoi il s’agit ni d’où il a surgi. Cet objet constitue l’un des mystères les plus déroutants du monde.

J’ai vu le dodécaèdre pour la première fois lors de ma visite de Tongres dans les années 1990. À l’époque, la structure était l’attraction phare du Musée gallo-romain qui venait d’être rénové. Aujourd’hui, elle est tombée aux oubliettes. Le monde est passé à autre chose.

Tempus fugit, dirait-on. Cependant, certaines choses persistent, telles que le train omnibus qui fait le trajet entre Liège et Tongres, qui a toujours les mêmes bancs durs qu’à l’époque et qui, lentement, s’arrête à toutes les petites gares sur son itinéraire.

Et pourtant. Faites un bond de deux mille ans dans le passé et vous pourrez constater que Tongres était l’agglomération la plus affluente de la région. Atuatuca Tungrorum, la ville la plus ancienne de Belgique, a été fondée au 1er siècle av. J.-C. sur la voie médiane qui s’étendait du Rhin à la mer du Nord. Il fut un temps où tous les chemins de la région menaient à Tongres. Aujourd’hui encore, la chaussée reliant Tongres et Tienen suit le même tracé que l’ancienne Romeinse Weg, comme diraient les Flamands. La voie transperce le paysage en ligne droite, ce qui était déjà le cas près de deux mille ans auparavant.

La ville de Tongres s’est progressivement développée pour devenir une cité romaine imposante, munie de tous les attributs de la civilisation romaine, c’est-à-dire des remparts, un forum et un aqueduc. À titre de comparaison, Bruxelles se résumait à quelques huttes dans les marécages de la vallée de la Senne.

Tongres n’a pas été épargnée au cours de l’Histoire. L’ère glorieuse de la ville s’est terminée lorsque des envahisseurs francs ont réduit la cité en cendre au IIIe siècle de notre ère. Elle a été lentement reconstruite, mais n’a jamais retrouvé sa taille d’origine, si bien que l’on peut tomber sur des parties de l’ancienne fortification romaine dans les champs, au-delà des limites de la ville médiévale.

Tongres a goûté une deuxième fois à la gloire, au IVe siècle, alors que Bruxelles n’était encore qu’un marécage boueux. L’évêque de Cologne avait sélectionné l’ancienne cité romaine pour en faire le siège du premier évêché de Belgique. La première église des Plats Pays actuels a été construite sur les fondations d’une ancienne basilique romaine. Cependant, le premier évêque, saint Servais, s’est rapidement lassé de Tongres et s’est installé à Maastricht en 382 après J.-C.

Une autre catastrophe s’est ensuite abattue sur Tongres: les troupes de Louis XIV ont détruit 80% des bâtiments de la ville en l’incendiant. Un tableau à l’office du tourisme dépeint la cité en proie aux flammes. Cet incendie a marqué le coup de grâce pour Tongres, qui est aujourd’hui une ville oubliée à l’autre bout du pays, desservie, au mieux, une fois par heure par un train omnibus.

Néanmoins, ces trente dernières années ont vu s’installer un phénomène intrigant: la ville de Tongres s’intéresse à nouveau à son passé romain. Tout a commencé en 1994, lorsqu’une collection poussiéreuse de vestiges romains a été confiée à un nouveau Musée gallo-romain impressionnant. Le musée, situé à côté de la basilique, est devenu le premier musée belge à recevoir le Prix du musée européen en 2011.

À l’époque, le sous-sol du musée dans son entièreté était dédié au «secret du dodécaèdre». La décoration intérieure sombre évoquait l’une des villes antiques imaginées par Giovanni Battista Piranesi. Les visiteurs étaient mis au défi de formuler une hypothèse sur l’utilité de l’étrange objet en bronze à douze faces retrouvé sur plus d’une centaine de sites en Europe. «Nous espérons qu’un jour, quelqu’un visitera le musée et résoudra l’énigme», m’avait confié un conservateur lors de ma première visite.

Le dodécaèdre faisait peut-être partie d’un jeu ou servait d’outil pour mesurer la taille de tuyaux. Peut-être, comme l’a suggéré quelqu’un, s’agissait-il également d’un chandelier élaboré. Personne ne sait vraiment et, semble-t-il, personne ne s’en soucie non plus, puisque l’objet est désormais rangé et pratiquement oublié dans une vitrine.

Le musée aux allures de bunker, récemment agrandi et réaménagé, utilise désormais les dernières technologies numériques pour mettre en lumière sa collection d’objets anciens. Le visiteur se balade le téléphone à la main en écoutant de courtes explications en quatre langues. Durant le parcours, des interviews réalisées auprès du conservateur du musée sont affichées sur des écrans vidéo pour enrichir les explications.

Cependant, tout n’est pas numérique. Des spécialistes néerlandais ont reconstitué le visage d’un homme et de deux enfants, tous les trois été retrouvés dans une sépulture romaine à Tongres. Grâce à des analyses ADN, les chercheurs ont conclu que l’homme n’était pas apparenté aux deux enfants, qui sont quant à eux frère et sœur. Ci-dessous, vous trouverez des reconstitutions faciales étrangement réalistes qui permettent de ramener le passé à la vie.

Le Musée gallo-romain a été, un temps, le point d’attrait principal de Tongres. Cependant, les archéologues ont creusé dans les sous-sols de l’église gothique et ont excavé des vestiges romains, dont les fondations de la basilique civile, des thermes et des traces de deux maisons romaines.

Les fouilles ont permis de déterrer 45 000 tessons de poterie, 75 000 fragments de peintures murales et 67 boîtes d’ossements d’animaux. Un nouveau musée, le Teseum, expose une sélection captivante de ces découvertes.

Ce musée, soigneusement conçu par une équipe d’archéologues, de designers, de musiciens et d’ingénieurs informatiques, propose un audioguide des sites archéologiques souterrains baignant dans une semi-pénombre. L’audioguide met en lumière des détails étranges, tels qu’un puits dans lequel un citoyen romain a jeté une pièce d’or, une pierre romaine taillée par une Tongroise dans le but de protéger ses proches, et des fragments de tableaux muraux. Un fond musical inquiétant accentue l’atmosphère tendue liée au mystère.

Le tour s’achève de manière spectaculaire au milieu des fondations d’une villa romaine en ruine. À l’intérieur se trouvent les restes d’une poutre qui a été incendiée lors de la destruction de Tongres en 275 après J.-C. Le fond sonore reconstituant le bruit provoqué par l’incendie de la ville, les murs de briques fissurés et le bois noircis vous transportent à l’époque de la chute de l’Empire romain.

Tourner à gauche pour Cologne?

La ville a en outre mis en place une suite inspirante de trois promenades qui vous mèneront aux sites historiques (de même qu’une promenade exaltante destinée aux enfants). Les trois parcours, nommés Mijlpaalroute ou Route des bornes militaires, sont respectivement marqués par un disque circulaire métallique frappé de la lettre M dans l’une des trois couleurs.

La Mijlpaalroute tire son nom d’une borne octogonale romaine datant du IIe siècle de notre ère et qui fournissait des indications pour se rendre aux grandes villes romaines. La pierre est endommagée, ce qui explique la disparition de certains noms de cités, mais on peut distinctement y lire les appellations romaines de villes comme Bingen, Bonn et Soissons.

La borne militaire qui a été découverte à Tongres au XIXe siècle est aujourd’hui exposée au musée du Cinquantenaire à Bruxelles, tandis qu’une réplique se trouve à Tongres. Évidemment, comme vous vous en doutez, Tongres voudrait récupérer la borne authentique. Les autorités tongroises prétendent que la pierre a été prêtée au musée bruxellois et que cette dernière devrait désormais être restituée. La raison principale de cette requête est qu’un nouveau musée tout à fait splendide pourrait accueillir le vestige à Tongres.

«Il n’en est pas question», s’indignait le directeur du musée du Cinquantenaire en 1999. Bien qu’il ait octroyé le retour de la borne dans le cadre d’une exposition temporaire pour célébrer le nouveau millénaire, il a refusé de restituer la pierre de manière permanente, en affirmant que «tous les petits musées de Belgique commenceraient à exiger la restitution d’un objet».

La Mijlpaalroute marquée de rouge constitue l’itinéraire à suivre si vous désirez vous rendre aux fortifications romaines en périphérie de la ville. En descendant la rue principale, vous passerez devant l’énigmatique réplique du dodécaèdre et (la copie de) la borne milliaire romaine.

La plus insolite des surprises vous attend ensuite. Les fondements d’un temple immense ont été retrouvés sous un verger en 1964. Le temple était l’un des plus spacieux d’Europe. Situé sur une colline, il est visible de loin. Le site historique a été oublié pendant de nombreuses années jusqu’il y a peu, lorsque Patrick Dewael, alors bourgmestre de Tongres, a décidé de construire une réplique du niveau inférieur de ce bâtiment imposant ainsi que la base de chaque colonne. Repérer le temple n’est pas simple, car ce dernier est entouré de maisons. Cependant, l’envergure du bâtiment démontre le rôle significatif de Tongres sous l’Empire romain.

Le parcours rouge vous emmène du temple jusqu’aux remparts romains en silex brut. La fortification s’étendait sur plus de quatre kilomètres à l’origine et longe encore la ville aujourd’hui, en passant au-dessus des champs et en contournant une école et quelques jardins privés.

Le sentier vous conduit dans la douce campagne limbourgeoise où une source romaine porte le nom de l’historien Pline l’Ancien. Ce dernier a décrit dans son encyclopédie Histoire naturelle l’eau rougeâtre qui jaillit du sol de la région comme étant «un excellent remède contre les calculs rénaux et la roséole».

Le recyclage, tout un art

L’incendie de 1677 a détruit une grande partie de Tongres, mais son église gothique et une formidable collection d’art religieux ont réchappé au désastre. Cette collection fait aujourd’hui partie du Teseum. À l’intérieur de ce musée, vous pourrez découvrir des trésors anciens qui sont restés enfouis des siècles durant, comme des reliquaires détaillés contenant des fragments d’os appartenant à des saints, des certificats enroulés (qui garantissent l’authenticité des os) et des petites pierres provenant de la Terre sainte.

La collection comprend une magnifique Vierge en bois de noyer façonnée par un sculpteur maastrichtois. Avec ses longs cheveux ondulés, elle paraît très moderne, comme si elle sortait tout juste de chez le coiffeur.

La plupart des anciens bâtiments de la ville sont partis en fumée lors de l’incendie, mais le Begijnhof (béguinage), lui, a été épargné par les flammes. Ses résidentes sont vraisemblablement parvenues à persuader les troupes françaises de ne pas toucher à leurs maisons. Tout comme les autres béguinages flamands, il s’agit d’un quartier calme constitué d’allées pavées, de maisons en pierre bien tenues dotées de jardins secrets et de chats dormant sur leurs perrons.

Le reste de la ville de Tongres est caractérisé par un mélange de styles. On y retrouve quelques bâtiments de style classique, une ou deux maisons de type art nouveau et toute une série de bâtiments art déco. On dirait que rien n’est sacré dans cette ville où les habitants recyclent des matériaux de construction depuis près de deux mille ans. En effet, la basilique romaine a été transformée en église gothique; les murs de la ville ont été récupérés pour en faire des maisons; les anciennes colonnes ont été abattues afin de construire de nouvelles structures.

Il n’est donc pas surprenant de découvrir que l’office du tourisme de la ville se trouve à l’intérieur d’une petite chapelle baroque, qu’un ancien hôpital a été transformé en centre commercial et qu’un magasin Hema s’est glissé dans l’une des seules maisons épargnées par les flammes. Cela peut vous paraître étrange de tomber sur une vente de sous-vêtements bon marché dans une maison à colombages du XVIe siècle avec un magnifique escalier en spirale en bois, mais, comme l’a si bien dit Pline l’Ancien, «il n’y a pas de mortel qui soit sage à toute heure».

Sur la Grand-Place de Tongres, toute une série de terrasses de cafés animées surplombe une statue d’Ambiorix datant du XIXe siècle. Ambiorix, célèbre pour avoir mené l’insurrection locale contre les Romains, est représenté comme étant un coriace guerrier gaulois se tenant sur un dolmen préhistorique. Comme on peut s’y attendre, les enfants le confondent souvent avec Astérix.

Deux mille ans plus tard, Tongres s’accroche toujours à son identité romaine, ce que l’on peut observer dans certains noms de rues comme Caesarlaan et Legioenenlaan. Le principal centre administratif de Tongres, qui est ce que l’on pourrait appeler en néerlandais une Stadhuis, est plutôt connu sous le nom de Praetorium.

Même les hôtels ont choisi de porter des noms qui rappellent les racines romaines de Tongres. Par exemple, l’hôtel Ambiotel tire son nom d’Ambiorix, tandis que l’Eburon Hotel tient son nom de la tribu des Éburons, menée au combat par le sosie d’Astérix.

L’hôtel où j’ai passé la nuit, le magnifique Boutique Hotel Caelus VII tire son nom du dieu romain du ciel (et du numéro de rue de l’hôtel, le sept). L’hôtel se trouve dans une vieille maison au cœur de Tongres, dotée d’un escalier en spirale grinçant qui conduit aux étages supérieurs. Les chambres sont décorées de bureaux antiques, de miroirs, et des photos vintages ajoutent à leur charme. J’ai dormi dans la chambre 8, un coin douillet et isolé avec une vue parfaite sur le caelum depuis la fenêtre de toit.

Le passé romain de Tongres a également inspiré plusieurs œuvres contemporaines disséminées à travers la ville, dont une étrange série de trois faux tumulus construits en 2017 près de la fontaine de Pline. Cette œuvre, connue sous le nom de Troisième Paradis, a été réalisée par un duo d’artistes de la ville qui se fait appeler Le Prince-Evêque. Le duo a emprunté un concept développé par l’artiste conceptuel italien Michelangelo Pistoletto, et a ensuite modelé les collines en s’inspirant des monticules funéraires romains trouvés dans la région.

À la fin de l’année 2019, la ville a complété un projet ambitieux qui a duré deux ans, sur un site appelé De Motten, près du Begijnhof. Ce projet impliquait de déterrer une étendue longue d’un kilomètre de la rivière du Geer (recouverte de terre dans les années 1950) et d’y construire un nouveau parc aquatique. Patrick Dewael, qui était bourgmestre de la ville, a expliqué lors de la cérémonie d’ouverture: «Les Tongrois aiment râler tout le temps, mais ils sont au moins tous d’accord sur une chose: le centre de Tongres est devenu terriebel sjoon (sacrément beau).»

Chaque dimanche matin, Tongres s’éveille aux sons du plus grand marché d’antiquités d’Europe, qui s’étend à travers toute la ville. Le marché, lancé en 1976 par sept marchands d’antiquités de la ville, comprend 350 stands disséminés dans les rues étroites, le long des anciens murs médiévaux.

Une de mes amies françaises m’a dit: «Ici, tu peux trouver tout ce que tu veux si tu cherches assez longtemps. Peu importe quoi. Que ce soit un bureau Louis XV ou un cheval en peluche, on trouve tout à Tongres.»

Je pense qu’elle doit avoir raison. J’ai repéré une collection de jouets en métal, deux anges qui pourraient venir d’une église, une série de casques militaires allemands et une valise remplie de poupées. Je n’ai trouvé aucun cheval, mais peut-être n’ai-je pas cherché assez longtemps.

Même si les antiquités ne sont pas votre tasse de thé, flâner dans les rues de Tongres, c’est juste captivant. En journée, la ville est toujours remplie de touristes et d’acheteurs professionnels. Les gens viennent de Belgique, des Pays-Bas, de France et d’Allemagne pour visiter Tongres. Certains font même le chemin depuis l’Angleterre.

Une fois que vous aurez trouvé l’antiquité parfaite à ramener à la maison, vous pourrez vous rendre dans plusieurs cafés pour déguster une bière locale, comme le sympathique Café ‘t Poorthuis qui se situe à côté de la seule porte de la ville encore debout. À l’intérieur, le café propose un style chaleureux et rustique avec ses murs en pierre, ses tables en bois d’époque et ses portraits encadrés.

Grâce à son marché d’antiquités, Tongres redevient une destination prisée par les touristes. Une fois de plus, même si ce n’est que pour une journée, tous les chemins mènent à Tongres.

Depuis le 1ᵉʳ janvier 2025, suite à une fusion avec la ville voisine, Tongres est devenue Trongres-Looz.

Le site web de Visit Tongeren-Looz

Derek Blyth

Derek Blyth

journaliste

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