Amitav Ghosh fait sortir la géopolitique planétaire d’une coque de noix de muscade
Sur les îles Banda, au XVIe siècle, les Néerlandais ont perpétré un génocide pour obtenir le monopole de la noix muscade. À partir de cette épice venue de l’archipel des Moluques, l’écrivain indien Amitav Ghosh, lauréat du prestigieux prix Erasmus en 2024, plonge dans le passé colonial des Pays-Bas pour tracer des liens fascinants entre colonisation, crise écologique et capitalisme.
Dans son essai La malédiction de la muscade, Amitav Ghosh raconte l’histoire du fruit du muscadier, un arbre qu’on trouvait en début du XVIe siècle essentiellement sur les îles Banda dans la mer des Moluques en Indonésie. Dans «cette parabole de la planète en crise», pour reprendre le sous-titre de la version originale anglaise, il suggère que la noix de muscade était pour les Bandanais un élément appartenant à une vaste entité combinant l’esprit vivant des plantes, des animaux, de l’eau, des humains, des événements. Pour les Européens, cette même noix ne possédait d’autre signification que celle d’une denrée inerte, génératrice de profit.

Afin d’obtenir le monopole de l’exploitation et du commerce de la muscade, l’armée néerlandaise, sous les ordres de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), n’a pas hésité à commettre un massacre sur l’île Banda Besar. Strate par strate, Ghosh épluche, telles les différentes couches de cette noix qu’il décrit avec délicatesse, les évènements extrêmement violents de la nuit fatale du 21 avril 1621, puis le repeuplement des nouvelles plantations par des colons et des esclaves.
Toutes les sources de Ghosh confirment qu’un génocide puis un écocide y ont été commis. Alors qu’en Europe, les récits utopiques décrivant un monde idéal gagnaient en popularité, le cruel gouverneur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), Jan Pieterszoon Coen, mettait en place sur les îles Banda une dystopie inspirée par le capitalisme racial.
Après avoir évoqué des faits historiques similaires dans le reste du monde, Ghosh établit que la conquête de Banda n’a pas seulement joué un rôle important dans la constitution de l’Empire colonial néerlandais et de la richesse de la République des sept Provinces unies des Pays-Bas, mais également dans l’histoire mondiale. Les violences commises sont en effet emblématiques du mode d’opération de l’impérialisme colonial jusqu’à nos jours.
Colonialisme, rationalisme et capitalisme
Deux visions du monde se sont affrontées autour de la petite noix de muscade: celle, vitaliste, des Bandanais et celle, rationnelle et mécanique, des colonisateurs. C’est cette dernière qui s’imposera main dans la main avec le capitalisme.L’auteur suggère un lien entre les longs séjours de Descartes aux Pays-Bas, première puissance coloniale de pointe au XVIIe siècle, et sa contribution à l’envol de la pensée rationaliste moderne.
Aux Pays-Bas, l’autocritique face aux massacres de 1621 a cependant toujours été présente, tel un fleuve souterrain qui a refait surface après 1860. Cette année-là paraît Max Havelaar de Multatuli, un roman engagé à grand retentissement qui dénonce l’oppression des Javanais par l’administration coloniale néerlandaise. Une telle perspective critique, écrit Ghosh, était à ce moment de l’histoire complètement absente chez les élites anglo-saxonnes et francophones. Il me semble que Ghosh voit dans Max Havelaar un peu trop une critique anticoloniale de principe, là où en réalité Multatuli ne critiquait que certaines failles de l’administration coloniale responsables d’excès. Il est cependant certain que Max Havelaar témoigne, tant dans sa forme que dans son contenu, d’une grande sensibilité à la culture vitaliste des Javanais qu’il oppose à la mentalité purement commerciale et matérialiste de ses compatriotes.

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Se basant sur des analyses scrupuleusement documentées de l’histoire de la colonisation et de la géopolitique actuelle en relation avec la crise du climat, Amitav Ghosh fait le constat que l’époque de l’impérialisme colonial, berceau de l’anthropocène, est loin d’être révolue. Depuis la fin du XVIe siècle, écrit-il, la logique colonisatrice occidentale détermine toujours la politique globale et expose la terre entière au même genre de menaces existentielles qu’ont connues les Autochtones et que connaissent aujourd’hui les peuples de la forêt d’Inde et d’Amazonie ainsi que, de façon indirecte, les victimes des catastrophes naturelles. En confrontant des récits d’Autochtones et de migrants climatiques avec l’histoire officielle, l’écrivain démontre que ceux qui souffrent de l’inégalité structurelle sont aussi les premières victimes des catastrophes naturelles.
Cette prédisposition trouve, selon Ghosh, ses racines dans l’idéologie de l’impérialisme colonial, qui, basée sur la violence et la servitude, a formé le lit du capitalisme –et non l’inverse comme Lénine a prétendu. Génocide, écocide, asservissement et discrimination sont toujours allés de pair avec l’appropriation des terres et des êtres par la guerre permanente qu’on appelle colonisation de peuplement. Malheureusement, les élites Indiennes, Brésiliennes, Chinoises et Indonésiennes, pour nommer que les plus grands, appliquent également ce modèle en se basant sur les inégalités existantes. À Ghosh de conclure que le modèle de la colonie d’implantation est devenu planétaire.

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Entretemps, poursuit-il, vu la rapidité avec laquelle se suivent les catastrophes, la terre commence à réagir violemment à cinq siècles de maltraitance. Tant que la nature serait considérée comme une matière morte à exploiter, on continuera à s’enfoncer dans la crise et aucun continent n’arrivera à s’en soustraire, d’autant plus que la réponse purement technologique et la culpabilisation des individus –par l’empreinte carbone par habitant– ne s’avère pas adéquate.
Le respect pour la terre vivante dans tous ces aspects –humain, animal, végétal, minéral, spirituel– lui semble la condition préalable à l’émancipation des citoyens de l’industrie énergétique et la sortie de la crise écologique. Cette conviction inscrit Ghosh dans le mouvement «Gaïa», nom donné au système fragile et complexe par lequel les phénomènes vivants propre à la terre garantissent son équilibre. Cependant, aux racines de l’anthropocène proposées par la théorie concernant Gaïa de Bruno Latour, à savoir l’économie, l’éthique et la théologie, Ghosh propose d’ajouter la violence coloniale, une racine concrète moins évidente à déceler pour les occidentaux.
Représenter les forces de la terre
Les tribus autochtones des Amériques, ayant survécu aux projets coloniaux bien que toujours menacés, pourraient aider l’humanité à retrouver le lien avec la terre. Les réactions à la transformation –Ghosh parle de la «terraformation»– de leurs continents forment une source très riche dans la matière. Pour nous aider à représenter la dimension vivante des paysages que le filtre «progressiste» occidental fait paraître comme bruts et inutiles, Ghosh propose de retourner aux écrits pré-modernes et aux contes et légendes que nos ancêtres se sont racontés pendant des siècles.

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Le roman, l’essai et la science, nés avec le rationalisme et l’individualisme des Lumières, se prêtent mal à la représentation du non-humain en général et, en particulier, des forces bienveillantes et effrayantes de la Terre, telles les catastrophes naturelles. Si les témoignages de contact avec les esprits des forêts, des rivières, du soleil, des montagnes et des personnes décédées viennent en très grandes parties des peuples autochtones, par l’intermédiaire ou non de leurs chamans, certains Occidentaux, dont des colons, ont également été réceptifs à ces présences.
Dans ce contexte, Ghosh évoque les romans néerlandais Les forces des ténèbres de Louis Couperus (titre original: De stille kracht, 1900) et De dix-mille choses de Maria Dermoût (1956). Lors de leur séjour en Indonésie, ces auteurs ont perçu le «genius loci», l’esprit de la terre. Aussi effrayant ou déroutant que cela puisse être, ils ont reconnu la nécessité de s’y adapter. Ces représentations littéraires, nécessaires pour penser le non-humain, ont réconforté le romancier Ghosh. L’auteur se réjouit aussi de la popularité contemporaine de la fantasy et de la science-fiction, des genres riches en dystopies et autres projections dans le futur, qui outrepassent la logique rationnelle de l’anthropocène. En outre, constate-t-il, une recherche massive du spirituel a lieu partout dans le monde et les militants de tout bord revendiquent le sauvetage de l’environnement, de la Terre vivante…
Des motifs pas entièrement rationnels

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La curiosité d’Amitav Ghosh pour l’histoire des îles Banda, qu’il avait déjà visitées en 2016, a été réveillée par une incohérence dans les archives du VOC à laquelle il a pu avoir accès grâce à une monographie écrite en 1886. Bien que les actes des colonisateurs puissent paraître calculés, Gosh y a vu que les sentiments –l’angoisse, la panique, la revanche– ont joué également un rôle du côté de la VOC et de son armée lors de la «prise» de Banda. Il est possible, pense Ghosh, que les Néerlandais aient suspecté les anciens de Banda, qui représentaient leur peuple lors des négociations, d’avoir fait un pacte avec le diable. Sinon pourquoi ceux-ci auraient-ils été condamnés, torturés et tués (dans cet ordre) avec une violence aussi inhabituelle que ritualisée? Ces Néerlandais sous les ordres de Jan Pieterszoon Coen n’étaient ils pas originaires de l’Europe où, à cette époque, les chasses aux sorcières faisaient rage? À quel point ces Néerlandais, eux aussi, ont-ils été sensibles au «forces des ténèbres»?
Le fil rouge de La malédiction de la muscade. Une contre-histoire de la modernité est constitué par l’emblématique histoire des habitants de Banda, racontée en plusieurs étapes de façon à tenir le lecteur en haleine jusqu’au bout. Aidé pour les traductions à partir du néerlandais par son ami Dirk Kolff de l’université de Leyde, Amitav Ghosh a fait sortir d’une coquille de noix l’histoire de la géopolitique planétaire ainsi qu’un plaidoyer pour un changement de paradigme. Dans un mélange magistral d’essais, de paraboles, de reportages et d’éléments autobiographiques, il nous fait saisir la profondeur de la crise planétaire et le respect qu’on doit à la Terre.
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