Grand oublié dans l’ombre d’Hergé, Bob de Moor est à l’honneur dans un livre complet
Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Bob de Moor sans jamais avoir osé le demander se trouve dans un très bel ouvrage, considéré comme le plus complet sur ce dessinateur anversois, bras droit du créateur de Tintin et maître de la Ligne claire. Rencontre avec l’auteur Gilles Ratier sur Bob de Moor, la ligne claire d’Hergé.
«Le temps mûrit toute chose; par le temps toutes choses viennent en évidence; le temps est père de la vérité», disait Rabelais. Une pensée qui sied à la carrière de Robert Frans Marie de Moor dit Bob de Moor (1925-1992), dessinateur et décoriste hors pair de la bande dessinée flamande et franco-belge, encore méconnu du (grand) public aujourd’hui. Le beau livre de 320 pages, prévu uniquement en langue française aux éditions belges BD Must, remédie à ce manque. Il paraît à l’occasion des cent ans de la naissance de De Moor. Depuis 2010, BD Must publie en outre son œuvre, rééditant au fil des années plusieurs de ses séries comme Barelli, Monsieur Tric, Cori le moussaillon et La Trilogie des Flandres. Bienvenue dans son monde.
Bob de Moor© Bob De Moor / BD Must 2025
Œuvres foisonnantes
Ce travail monumental d’écriture et de recherche est porté par Gilles Ratier, rédacteur en chef de BDzoom.com et auteur de la biographie sur Jean-Michel Charlier, cofondateur de Pilote, avec René Goscinny et Albert Uderzo. «Je connaissais un peu le parcours de De Moor», explique-t-il. «BD Must m’avait déjà demandé d’écrire un livret accompagnant la réédition des volumes de Barelli, et plus tard de Monsieur Tric. Mais je sortais de dix ans de travail sur la biographie de Charlier et j’ai d’abord dit non. J’ai changé d’avis quand l’éditeur m’a de nouveau sollicité il y a cinq ans. Bob de Moor est un personnage fascinant et attachant. J’ai eu un coup de cœur pour les membres de la famille, qui ont tout fait pour mettre en lumière la mémoire de leur père.»
Cet ouvrage volumineux retrace ainsi sa vie, son œuvre, son tempérament, ses méthodes de travail et son approche perfectionniste des décors. Plus encore, c’est à une radiographie quasiment exhaustive de cet amoureux de la mer, des bateaux, des pirates et de la navigation que nous convie Ratier. Cet artiste flamand, né à Anvers, est considéré comme l’un des maîtres de la lisibilité graphique dans la droite ligne de Georges Remi, dit Hergé (1907-1983). Ou plus exactement du «maître», comme aime à le répéter celui qui ne savait pas prononcer un mot de français quand il a fait ses armes en tant qu’assistant dans les studios Hergé.
Texte et images en équilibre
Bob de Moor, la Ligne claire d’Hergé regorge ainsi d’images d’archives, de portraits, d’extraits de planches, de croquis, de couvertures. «La famille de Moor nous a fourni beaucoup d’illustrations, il a fallu trier. Ce fut plus compliqué avec les ayants droit d’Hergé. Heureusement, nous avions une petite entrée. L’unique fille de Bob a été secrétaire de Nick Rodwell, qui gère aujourd’hui l’héritage de Tintin. Cela a facilité l’obtention de certaines images. On en présente environ 70 autour de l’œuvre du célèbre reporter. Mais la maquette a été refaite plusieurs fois et certaines planches ont été publiées en noir et blanc, comme celles d’On a marché sur la Lune. Ce qui les rend ici inédites, car les lecteurs connaissent la version couleur».
L’un des plus grands intérêts de cet ouvrage, scindé en 18 chapitres, est d’inscrire le parcours de Bob de Moor dans la petite et la grande histoires. Au fil des pages, on suit ainsi l’évolution de ses premières bandes dessinées en langue néerlandaise (KZV, ’t Kapoentje, Kuifje) jusqu’aux suivantes en français, et on s’arrête sur des périodes de changement en Belgique durant la Seconde Guerre mondiale. On y apprend en outre qu’il est touché par une bombe et amputé d’un doigt.
L'ouvrage regorge d'images, d’extraits de planches, de croquis, de couvertures.© Bob De Moor / BD Must 2025
«Je me suis basé sur la biographie écrite par le Flamand Ronald Grossey (éditions Vrijdag, 2013), qui brosse son portrait et ceux d’Hergé et d’Edgar P. Jacobs, ainsi que sur le livre de Pierre-Yves Bourdil et Bernard Tordeur (éditions du Lombard, 1986). À l’époque, celui-ci était le seul, écrit en français, à faire le tour de sa carrière. Pour ce nouvel ouvrage, j’ai concentré l’attention sur Bob, relayant ses mots, ses pensées. J’ai eu la chance de le rencontrer deux fois dans ma jeunesse. Tout m’amène à lui finalement».
Humour flamand
Page après page, on réalise sa force de travail, son perfectionnisme, ses progrès entre ses premiers dessins après la guerre et le moment où il entre aux studios Hergé. «Il ne cesse de raffermir son trait», souligne le biographe. Ce volume sonde ainsi au plus près des détails son œuvre complète, sa collaboration étroite avec Hergé, son savoir-faire apporté aux aventures de Tintin et à des séries majeures comme Lefranc et Blake et Mortimer.
Croquis pour Blake & Mortimer© 2025 éditions Blake & Mortimer / Studio Jacobs (Dargaud-Lombard s.a.)
Le travail de traduction est aussi au cœur de ce livre, notamment pour la première partie qui présente le début de sa carrière. Pour ce faire, Ratier s’est entouré de Jean-Pierre Verheylewegen, membre de la Chambre belge des experts en bande dessinée, en charge de traduire le livre de Grossey, et de plusieurs autres correspondants flamands.
«La BD néerlandaise est peu traduite. Je voulais la mettre en lumière: évoquer ce secteur, qui a de grands noms, et expliquer comment il a évolué durant la seconde partie du XXe siècle. Les Français ne connaissent pas. C’est un humour loufoque que pratique Bob de Moor à ses débuts. Ce sont les fameuses séries Bob et Bobette (Suske en Wiske) de Willy Vandersteen. Ce qui explique le peu de succès quand elles sont traduites en français. La BD flamande oscille entre ce style délirant et quelques romans graphiques. Cela n’aide pas non plus à sa reconnaissance. Hormis Tintin, Cori et Barelli, toute l’œuvre de De Moor, avec entre autres Oncle Zigomar, reste de l’humour farfelu».
35 ans de bons et loyaux services
Bob de Moor découvre Hergé sur le tard, à travers l’album Le Crabe aux pinces d’or (1941) et grâce à son épouse. «C’est elle qui lui fait découvrir par hasard cette bande dessinée après l’avoir confisquée à l’un de ses élèves. À cette époque, il ne parle pas français, mais dessine déjà dans le même esprit de la Ligne claire».
Au fil de la lecture, Ratier nous fait prendre la pleine mesure du travail colossal, méticuleux et progressif de De Moor au sein des studios Hergé. À commencer par ses premiers dessins pour Objectif Lune, qui sort en album en 1953. «Dans le Journal Tintin, l’histoire est d’abord présentée en noir et blanc sous le titre On a marché sur la Lune, lequel devient un album à part entière en 1954», précise-t-il. «Il faut rappeler que les aventures des auteurs-dessinateurs étaient prépubliées dans les journaux avant d’avoir une chance de les voir paraître en album, car ce n’était pas systématique. En comparaison du métier aujourd’hui, les auteurs avaient quand même l’assurance de pouvoir être payés deux fois sur ces publications».
Hergé et Bob De Moor sur le Reine Astrid en reportage pour Coke en stock en 1956.© Bob De Moor / BD Must 2025 - photo: Karel Van Mileghem
L’ouvrage fait en outre une large place aux constantes remises à jour des dessins. Une part importante de son travail. À l’exemple de L’île noire, qui paraît d’abord en noir et blanc à la fin des années 1930 et dont il existe trois versions. Le livre sonde profondément les trente-cinq ans de collaboration avec Hergé et les amitiés du dessinateur avec Jacques Martin (1921-2010), créateur d’Alix et Lefranc, et Edgar J. Jacobs (1904-1987), créateur de Blake et Mortimer, qui claquera la porte pour divergences artistiques avec Hergé. «Sur tout qu’a réalisé Bob en tant qu’auteur, c’est le deuxième tome des 3 Formules du professeur Satō: Mortimer contre Mortimer qui s’est le mieux vendu», précise Ratier.
Éclipsé après la mort d’Hergé
Plus qu’un assistant, ce fidèle collaborateur est ainsi considéré par tous comme le bras droit d’Hergé. Fait assez rare pour le signaler dans l’univers de ce créateur belge exigeant. On plonge dans les méandres juridiques après la mort d’Hergé. Son épouse, Fanny Vlamynck (1934-), devient l’héritière et passe le flambeau à Alain Baran, son dernier assistant.
«Je ne l’ai rencontrée qu’une fois avant qu’elle ne soit touchée par la maladie d’Alzheimer», souligne Ratier. «Elle aimait son mari, mais ne s’intéressait pas vraiment à la BD et a donc délégué. Elle revient sur sa décision de confier le travail à Bob en faveur de Baran. J’ai fait en sorte ici de laisser parler Bob. Je raconte ce qu’il se passe, sans prendre parti. J’expose les faits pour que le lecteur comprenne que ces événements ont dévoré une partie de sa vie. Baran s’est cru plus ‟hergéiste” qu’Hergé après son décès. Mais rien n’a réellement fonctionné, il voulait faire de l’argent et il a été viré au bout de dix ans. Il a d’ailleurs sorti un livre, Dans l’ombre d’Hergé (éditions Racine, 2024), dans lequel il dit regretter de lui avoir fait tant de tort».
© Bob De Moor / BD Must 2025
Cette injustice exclut même Bob de Moor des discussions sur l’adaptation cinématographique de Tintin par Steven Spielberg. «Pour les dessins animés, tirés des albums, Hergé les acceptait à condition que Bob s’en occupe pour éviter toute dérive. Mais Baran veut se débarrasser de la dynastie De Moor. Il dit clairement à l’époque qu’il ne veut pas que ‟le studio Hergé devienne le studio Bob de Moor”».
Moor and more…
Depuis environ trente ans, Nick Rodwell (1952-), homme d’affaires britannique et second époux de Fanny Vlamynck, tient les rênes des Studios Hergé. Cette prise de contrôle marque une nouvelle ère, plus axée sur la protection que sur la production de l’œuvre du maître. Mais dès la fin de la décennie 1970, l’époque était déjà en train de changer, comme le rappelle Ratier, avec l’arrivée de titres comme Métal Hurlant, Fluide glacial ou Pilote, avant même que le roman graphique de Will Eisner vienne chambouler l’univers de la BD. «On n’est plus dans le graphisme de la Ligne claire. À l’instar de plusieurs de ses confrères, Bob fait déjà partie des dinosaures, des grands anciens. Mœbius, cocréateur de Blueberry, et d’autres dessinateurs ont un autre discours».
Planche tirée de la série Cori© Bob De Moor / BD Must 2025
Et aujourd’hui plus encore: «Les BD sur des pirates ne sortent plus», poursuit-il. «Les dessinateurs n’ont plus le temps de faire un voilier comme De Moor le faisait. Il concevait même ses propres maquettes de vaisseaux pour éviter les erreurs. Tout prenait du temps, qu’on n’a plus maintenant. La nouvelle génération doit créer des romans graphiques de 200 pages en à peine un an».
Et l’évolution du marché n’aide pas. Selon les chiffres qu’il cite, près de 7 000 bandes dessinées, romans graphiques et mangas paraissent chaque année, soit six fois plus que dans les années 2000 et bien au-delà des quelque 500 titres publiés dans les années 1980.
Ce bel ouvrage montre ainsi à quel point Bob de Moor fait partie des piliers de l’âge d’or de la bande dessinée franco-belge des années 1950 à 1980. «Il reste un grand oublié», s’attriste Ratier. «Il a passé sa vie à travailler pour quelqu’un d’autre, même s’il a fait sa propre carrière en parallèle. Je ne veux pas dissocier l’homme de l’artiste. Son humilité, sa gentillesse et son respect transparaissent dans ses propos. Quelqu’un de simple et de vraiment talentueux».
Gilles Ratier, Bob de Moor, la Ligne Claire d’Hergé, éditions BD Must, Bruxelles, 2025. Parution prévue le 26 novembre.







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