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société

Comment expliquer la domination de l’extrême droite sur les réseaux sociaux ?

Par Hind Fraihi, traduit par Pierre Lambert
24 octobre 2019 9 min. temps de lecture Hind Fraihi

L’extrême
droite utilise les réseaux sociaux comme une chaire du haut de
laquelle elle peut laisser libre cours à ses récriminations contre
la gauche et les «excès» de la société. Le grand nombre
d’adeptes qu’elle séduit de cette manière montre que l’extrême
droite est plus habile que ses détracteurs à exploiter les
préoccupations des gens. Hindi Fraihi estime que la gauche doit
revoir son attitude sur les réseaux sociaux et exhorte les géants
du Web à intervenir plus fermement. Les acteurs qui gagnent de
l’argent en commercialisant des «espaces de bavardage» sont
également responsables de la teneur de ceux-ci.

Les
élections du 26 mai 2019 en Belgique ont déjà donné lieu à
toutes sortes d’analyses plus ou moins pertinentes. En tout cas,
l’une de ses principales leçons est sans doute que le Vlaams
Belang

doit sa résurgence, au moins dans une certaine mesure, à la manière
dont il a exploité les réseaux sociaux. Le parti d’extrême droite a en effet dépensé plus de 400 000 euros (soit plus que tous les autres partis réunis) en publicité surFacebook. Et avec succès puisque, de parti flirtant avec le seuil électoral, il est devenu la deuxième plus grande formation politique en Flandre – voire la première selon un récent sondage.

Même
sans orchestrer de vastes campagnes publicitaires, les partis,
personnalités et idéologies de droite et d’extrême droite
dominent les flux de Facebook,
Twitter
et
autres réseaux sociaux. Une étude
consacrée aux débats sur
Twitter

en Flandre et aux Pays-Bas montre que cinquante et un des cent
comptes les plus visibles sur le réseau de microblogage relèvent de
la mouvance de droite ou d’extrême droite. Treize autres sont de
tendance conservatrice et seuls quatre comptes défendent une vision
du monde progressiste.

Les
gens ont tendance à considérer les réseaux sociaux comme un
méli-mélo de messages, vidéos et photos. Il n’en est rien. Ces
réseaux forment plutôt un vaste paysage aux biotopes très variés.
Facebook
se
métamorphose de plus en plus en un gigantesque panneau d’affichage
virtuel où les entreprises, mais aussi les partis politiques,
peuvent communiquer sans filtrage avec les consommateurs et citoyens.
Twitter
est
quant à lui le terrain de jeux de personnalités populaires qui
expriment des opinions tranchées en 280 caractères pour multiplier
les abonnés et les interactions.

En
Flandre, le député du Vlaams
Belang
Sam
Van Rooy est le twitteur qui jouit de la plus grande visibilité; aux
Pays-Bas, cet honneur échoit aux (ex-)journalistes Joost Niemöller
et Wierd Duk.

La
popularité de personnalités telles que Sam Van Rooy, Joost
Niemöller, Dries Van Langenhove, Jan Dijkgraaf et Jan Roos tire son
origine de leur prétention à dire tout haut ce que les médias
grand public pensent tout bas sans oser, vouloir ou pouvoir
l’exprimer. Twitter
est leur «exutoire», la chaire du haut de laquelle ils peuvent
fulminer, sans retenue et sans grand risque de se faire reprendre,
contre les excès supposés de la société actuelle et le gâchis
provoqué par les politiciens, universitaires et médias de gauche.

Ce que nous appelons de nos vœux, c’est un emploi plus positif des réseaux sociaux.

Leur
capacité à séduire un nombre impressionnant d’adeptes prouve
qu’ils sont mieux à même que leurs détracteurs d’exploiter les
sentiments de méfiance et de peur qui couvent dans de larges couches
de la population.

La
confiance dans les pouvoirs publics, les médias et d’autres
« institutions dignes de foi » a atteint un creux historique.
Selon l’association sceptique flamande SKEPP, la popularité des
théories conspirationnistes ne cesse d’augmenter sous l’influence
des réseaux sociaux. Qui plus est, le contenu de ces théories est
devenu beaucoup plus dangereux. Autrefois, les believers
faisaient un peu partie du folklore, avec leurs élucubrations sur
l’homme qui n’aurait jamais mis le pied sur la Lune, les
chemtrails
ou ce que cache la fameuse zone 51.

Aujourd’hui,
c’est la thèse dite du «grand remplacement» qui remporte le plus
de suffrages. Elle s’inspire des idées du philosophe autrichien
Richard Coudenhove-Kalergi. Sa citation la plus célèbre est sans
doute la suivante: «L’humain du lointain futur sera un métis. Les
races et les castes d’aujourd’hui seront victimes du dépassement
toujours plus grand de l’espace, du temps et des préjugés. La
race du futur, négroïdo-eurasienne, d’apparence semblable à
celle de l’Égypte ancienne, remplacera la multiplicité des
peuples par une multiplicité des personnalités.»

Selon
la vision dévoyée de l’extrême droite, l’élite occidentale
forge des plans en vue d’éliminer progressivement la population
blanche pour la remplacer par des «personnes de couleur». Selon les
positions plus ou moins extrêmes des tenants de ces théories, les
méthodes vont de la «dilution homéopathique» au «génocide
blanc».

Si
Van Rooy et Niemöller ne vont pas jusqu’à (re)tweeter
explicitement de telles allégations, ils flirtent toutefois avec la
ligne rouge. Ils doivent en effet tenir compte de la réglementation
des providers,
les réseaux sociaux utilisant un certain nombre d’algorithmes pour
détecter et supprimer les propos les plus répugnants. La peur
d’être bloqué, voire banni, est grande dans le camp de droite,
car cela lui ferait perdre d’un coup son «exutoire», son «capital
politique» ou son «modèle de revenus».

Cela
dit, les algorithmes sont loin d’être stricts et peuvent être
contournés aisément. Les tweets contiennent souvent des
récriminations en apparence légitimes contre notre modèle social
défaillant. Ils font référence à des questions qui accroissent le
malaise causé par notre société multiculturelle.

Et,
dans la foulée, ils posent la question implicite et discrète de
savoir où cette évolution nous mènera. Des exemples bien connus
sont Maar
wat is dan toch, die #islamisering?

(Mais en quoi consiste donc cette islamisation?) ou  #WegMetOns
(À bas nous).

Qu’il
s’agisse des repas halal dans les cantines scolaires, du Zwarte
Piet

(Père Fouettard ou «Pierre noir») remplacé par un roetveegpiet
(personnage barbouillé de suie) ou encore des tentatives de
rebaptiser le siècle d’or néerlandais, la teneur est claire: la
population blanche indigène se voit contrainte, par une bande
politiquement correcte de jihadlovers
imperméables à la réalité et adeptes du vélo cargo, de renoncer
à une partie de «ses» normes et valeurs, de son histoire et de sa
culture, si chères à son cœur. Jusqu’à être entièrement
supplantée par l’infâme multiculturalisme.

La
gauche aurait-elle perdu la bataille sur les réseaux sociaux? «Même
les gens en colère peuvent composer avec la démocratie, mais pas
avec le mépris», écrivait Joost Niemöller en 2011 sur le site
Internet de droite De
Dagelijkse Standaard
.
Ce faisant, il donnait sans le vouloir une indication aux partis et
penseurs de gauche désireux d’inverser la tendance.

La
gauche réagit grosso
modo

de deux façons à la domination de la droite et de l’extrême
droite sur Twitter
et Facebook.
Certains s’enferment dans la tour d’ivoire de leur présomption.
Ils se réunissent à huis clos pour s’épancher avec
condescendance sur la «droite stupide» ou les «sentiments
viscéraux des Flamands». D’autres croisent le fer dans des flame
wars

épiques contre des hordes de trolls conservateurs, de «fascistes»
et d’autre «vermine brune». Le
Seigneur des anneaux

par claviers interposés, en quelque sorte. Ces deux façons de faire
sont contre-productives. S’exprimer de façon ouvertement
méprisante ou hostile sur un adversaire n’a encore jamais fait
changer l’opinion de qui que ce soit. Au contraire, cela ne fait
que rehausser les barricades qui se dressent entre les deux camps.

Ces
derniers temps, bon nombre de twitteurs de gauche ont opté pour ce
qu’ils dénomment une «troisième voie»: quitter les réseaux
sociaux (avec ou sans ostentation). Si cette attitude est
compréhensible dans certains cas, elle ne contribue toutefois pas à
un meilleur équilibre. Comme l’ont montré les récentes
élections, Twitter
et Facebook
sont désormais des terrains de conquête trop importants pour les
laisser à l’abandon.

Qui s’est aventuré dernièrement sur les réseaux sociaux a sans doute eu l’impression de déambuler dans un établissement psychiatrique virtuel.

Feelings
are facts
.
Un lieu commun, certes, mais qui recèle une part de vérité. Oui,
il existe des racistes notoires dont la conception du monde est
restée figée entre le XIXe
siècle et les années 1930. Mais l’électorat de la droite et
de l’extrême droite en Flandre et aux Pays-Bas est constitué en
grande partie de personnes inquiètes, qui voient leur quotidien,
leur avenir et leurs certitudes menacés par un monde en perte de
repères. Il faut prendre au sérieux leurs préoccupations, sans les
diaboliser. Ils ont besoin de compréhension, de dialogue et de
personnes qui enfin s’intéressent (de nouveau) à leurs problèmes.

Alors,
faut-il abolir les réseaux sociaux? La tentation est grande face à
l’hystérie maladive qui y règne parfois. Mais ce serait se priver
de leur pouvoir mobilisateur, qui peut aussi servir de nobles causes.
Témoin le cas de la petite Pia à Wilrijk (près d’Anvers). La
fillette est atteinte d’une amyotrophie spinale, une maladie
génétique très rare qui provoque une atrophie progressive des
muscles. Seul le médicament le plus cher au monde, Zolgensma,
peut la sauver. Une seule injection suffirait pour lui garantir une
vie meilleure. Petit bémol, l’entreprise pharmaceutique Novartis
facture la piqûre à pas moins de 1,9 million d’euros… Une
campagne intensive dans les médias grand public et sur les réseaux
sociaux a suscité l’envoi de plus de 972 000 textos. Un nombre
suffisant pour couvrir les frais du traitement.

Nous
ne souhaitons pas que de tels cas se reproduisent, mais c’est une
autre histoire. Ce que nous appelons de nos vœux, c’est un emploi
plus positif des réseaux sociaux. Et aussi un plus grand courage
politique et social pour exiger une ingérence beaucoup plus active
de la part des géants de la technologie basés à la Silicon Valley.
Ces entreprises qui brassent des milliards ne peuvent se contenter
d’investissements minimaux pour filtrer uniquement les propos les
plus insultants. Les acteurs qui gagnent de l’argent en vendant des
«espaces de bavardage» sont également responsables de la teneur
de ceux-ci.

Qui
s’est aventuré dernièrement sur les réseaux sociaux a sans doute
eu l’impression de déambuler dans un établissement psychiatrique
virtuel. Plus précisément au service des hystériques. Des mèmes
sur les nazis et Hitler y circulent allègrement pour dénoncer la
(non-)politique du nouveau gouvernement flamand. C’est là un
procédé réducteur et contre-productif. Car un débat comme
celui-ci, sur l’avenir de notre modèle de société, mérite
d’être mené avec des arguments.

Portret Hind Fraihi

Hind Fraihi

journaliste d'investigation, chroniqueur et auteur
photo © Mariëlle Degeeter

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