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La solidarité est la plus haute forme de culture

Par Hind Fraihi, traduit par Marcel Harmignies
16 janvier 2020 8 min. temps de lecture Hind Fraihi

Le gouvernement flamand compte faire des économies rigoureuses sur la culture dans les années à venir. Où avons-nous entendu dire cela? Aux Pays-Bas, où le secteur culturel a dû réduire ses dépenses de 200 millions en 2011. Hind Fraihi examine les conséquences de la «coupe claire» néerlandaise, qui a contraint nombre d’artistes à travailler en tant qu’indépendants. À côté de quelques succès, cela a aussi mené à la sous-rémunération et à l’exacerbation de la rivalité entre créatifs. Le conseil qu’elle adresse au monde culturel flamand vulnérable est donc: auto-organisation et solidarité.

Les économies annoncées dans le secteur culturel flamand ont déjà fait grand bruit. Une vague d’actions revendicatives ludiques, d’articles d’opinion, d’actions de solidarité sur les réseaux sociaux, de selfies avec le public après les représentations, et un débat houleux avec un parlementaire du parti d’extrême-droite Vlaams Belang n’ont, jusqu’à présent, guère fait avancer les choses.

On va tailler sérieusement dans les budgets de l’art et de la culture. En vérité certains y voient déjà le signe avant-coureur d’un régime autoritaire, d’autodafés et d’expositions de la honte sur l’Art dégénéré (Entartete Kunst).

Ivo Victoria, auteur flamand établi aux Pays-Bas, n’a pas surfé sur cette vague de sainte indignation. Sous le titre Des économies sur la culture? Arrête de pleurnicher et passe à autre chose il a dit ses quatre vérités au secteur culturel flamand dans le quotidien flamand De Morgen. Il y a pointé la scandaleuse «coupe claire» de 2011, quand le secteur artistique néerlandais fut contraint de faire l’impasse sur pas moins de 200 millions d’euros. Huit ans plus tard, selon Victoria, il n’est pas question de désert culturel, au contraire. «Ces dernières années, les jeunes collectifs de théâtre ont poussé comme des champignons. Ils s’avèrent créatifs, entreprenants et irrésistibles. Le secteur dans son ensemble est devenu plus moderne et entreprenant, il fait appel à des financements privés, le terme marketing
n’est plus considéré comme un gros mot, et les anciennes maisons de production se sont regroupées pour le développement des talents», écrit-il.

La raison en est, toujours selon Victoria, l’encouragement à l’entreprenariat culturel. Alors que la Flandre est un cauchemar de «chaos bureaucratique» et de «taux d’imposition carrément criminels», aux Pays-Bas un pays de possibilités est offert grâce à une «administration d’une simplicité déconcertante» combinée à une «quantité d’avantages fiscaux».

Les Pays-Bas ont-ils effectivement forgé une combinaison gagnante en associant esprit commercial et créativité artistique? Ou les choses sont-elles précisément plus complexes? Pour trouver la réponse, revenons un instant à 2011.

Halbe Zijlstra, le secrétaire d’État à la Culture, à l’Éducation et à la Science, vient juste de larguer une bombe sur les Pays-Bas culturels et amateurs d’art. Il faut réaliser 200 millions d’économies sur les subventions. Les réactions sont extrêmement vives. On parle de «vandalisme culturel», une Marche de la civilisation est organisée pour protester contre la mauvaise gestion de secrétaire d’État. Zijlstra campe cependant sur ses positions et on taille largement, essentiellement dans les domaines du théâtre et des arts plastiques.

Halbe Zijlstra, homme politique du parti libéral VVD, a ainsi des idées personnelles sur ce que devrait être le marché du travail aux Pays-Bas. C’est un partisan convaincu des contrats de travail flexibles et des travailleurs indépendants. «En optant pour le statut de ZZP (Zelfstandige Zonder Personeel – Indépendant sans personnel), les gens ont un emploi, ils ont un revenu. On ne va pas leur retirer cela. Sur le marché actuel du travail, rigide, les indépendants ne sont pas un problème, mais la solution», déclare-t-il sur ce sujet.

Validez
la revalorisation du statut de ZZP. La variante néerlandaise du professionnel indépendant, de l’entrepreneur individuel ou du petit indépendant en Flandre. C’est un entrepreneur autonome qui travaille pour plusieurs clients sans relation d’emploi permanente. Plus de 1,2 millions de Néerlandais travaillent sous ce statut. Cela va des consultants en informatique bien rémunérés aux jeunes hommes et jeunes filles qui, moyennant quelques euros, pédalent pour Deliveroo. Un groupe précaire aussi car selon le Centraal Bureau voor de Statistiek
(CBS – Bureau central de la statistique), 10 % d’entre eux ont du mal à joindre les deux bouts. Selon le CBS, le fait que les ZZP travaillent souvent à temps partiel, qu’ils ne bénéficient pas d’une assurance invalidité et ne peuvent souvent pas cotiser à un régime de retraite, augmente leur risque de pauvreté.

Depuis la «coupe claire de Zijlstra», le nombre de ZZP culturels a augmenté de manière exponentielle. En 2010, on comptait encore quelque 38 500 indépendants dans le secteur des arts du spectacle, des arts plastiques, des bibliothèques, des musées et institutions patrimoniales. En 2017, leur nombre avait déjà largement atteint les 59 000, pas moins de 72 % de l’ensemble des professionnels du secteur culturel.

Et non, on ne rencontre pas que des réussites. Bien au contraire hélas. Un certain nombre d’artistes, qui avaient souvent déjà acquis une certaine notoriété avant 2011, peuvent vivre plus ou moins largement de leur métier. Cependant, pour l’immense majorité, il faut toujours gratter les fonds de tiroirs pour payer les factures ou faire les courses. Une enquête de la Stichting Economisch Onderzoek (Fondation pour la recherche économique) révèle que la moitié des artistes travaillant en tant que ZZP gagnent, en net, 28 euros de l’heure, ou moins. Près de 33 % n’arrivent même qu’à moins de 15 euros.

La raison est à rechercher dans l’éternelle loi de l’offre et de la demande. Du fait des restrictions budgétaires des institutions culturelles, la demande est trop faible, alors que, chaque année, un nouveau groupe de jeunes idéalistes motivés se lance sur le libre marché de l’art. Tandis que la (plus) vieille garde qui peine à survivre de son métier refuse de chercher d’autres secteurs plus lucratifs. Selon le Néerlandais Pim van Klink, économiste de l’art, tout vient de la conception qu’ont les artistes du travail. «Les artistes ne se laissent pas guider par l’appât du gain mais par un stimulus créatif. Leur besoin de faire quelque chose les met au travail. Cela les rend très vulnérables, car ils persistent même s’ils ne gagnent rien. Il s’ensuit un excédent chronique de l’offre dans le secteur. Cela provoque une baisse des prix. Dans d’autres secteurs, les gens arrêtent si les rémunérations deviennent trop basses, mais les artistes ne réagissent pas ainsi.»

Le résultat est que les artistes et autres créatifs sont les plus grands ennemis les uns des autres. Ils cherchent à s’éliminer en cassant les prix, ou même en travaillant gratuitement. Dans l’espoir qu’un jour, quelqu’un reconnaisse leur talent à sa juste valeur et y mette le prix. Une mentalité de lemmings dont nombre d’institutions, de médias et d’entreprises abusent avec avidité. Quiconque entreprend de creuser la question rencontre x histoires qui illustrent l’exploitation de ce nivellement par le bas suicidaire. «Au cours des sept dernières années, en tant qu’heureuse propriétaire d’une entreprise individuelle, j’en ai vu de toutes les couleurs: depuis les clients qui ne payaient que 9 centimes d’euro le mot, jusqu’aux rédactions qui ne réagissaient pas du tout à ma proposition. Ou la «meilleure» : serais-je d’accord pour écrire gratuitement quelque chose pour me faire connaître ou pour étoffer mon CV», écrit la chroniqueuse et ZZP Natascha van Weezel à ce sujet dans le quotidien néerlandais Het Parool.

Mais quelque chose se profile à l’horizon. Récemment, le Kunstenbond (Syndicat des arts) néerlandais a traduit le Nationaal Opera & Ballet en justice. L’institution renommée est accusée d’utiliser les services de faux travailleurs indépendants. Ainsi des ZZP seraient engagés dans le chœur à des tarifs horaires très inférieurs, de l’ordre de 25 euros bruts. Moins de la moitié de ce que reçoivent les employés permanents pour un travail strictement identique. Du coup, l’actuelle ministre néerlandaise de la Culture, Ingrid van Engelshoven (membre du parti de gauche libérale D66), a préparé une directive précisant que les institutions artistiques subventionnées sont tenues de verser une rémunération équitable. Cependant, le secteur lui-même est extrêmement sceptique à l’égard de ces intentions. «La plupart des institutions artistiques déclarent: les bonnes pratiques, c’est bien beau, mais sans argent supplémentaire, ça ne réussira pas », déclare à ce propos Caspar de Kiefte, du syndicat des arts FNV (Confédération syndicale des Pays-Bas).

De cette manière, lentement mais sûrement, le secteur culturel néerlandais prend de la gîte. La scène a encore l’air impressionnante et éblouissante, mais les acteurs sont affublés de paillettes, fourrure de chat et bijoux de pacotille. Dans les coulisses, c’est vraiment grandeur et décadence. Là, des naïfs sous-payés (voire non rémunérés du tout) essaient de reconstituer une existence avec les miettes restantes. Pour ces miettes, ils en viennent presque à échanger des coups avec leurs compagnons d’infortune tout aussi précarisés. Un jour, l’odeur de la décadence et du déclin passera au travers des épais rideaux jusque dans les loges. Et alors le public ne sera pas présent car même Kafka le savait déjà: personne ne sort de chez lui pour «un artiste de la faim».

En Flandre, on pourrait bien prendre le même chemin. D’après une récente étude du journal De Standaard, sous la pression des économies du gouvernement flamand, plusieurs grandes maisons de la culture vont augmenter leurs tarifs et élaguer considérablement leur offre. On déclare vouloir être prudent, mais des copeaux vont tomber. Peut-être l’addition va-t-elle, ici aussi, être passée à ceux qui se trouvent en bout de chaîne: indépendants, contrats temporaires et autres statuts précaires.

L’auto-organisation pourrait-elle être la solution? Si les artistes s’unissent et conviennent de ne plus travailler pour un prix inférieur à un tarif défini, cela devrait, en principe, se passer plus honnêtement. La solidarité syndicale entre indépendants et autres statuts individuels serait un premier pas en direction du feu d’artifice, en direction de Hashtag Feu d’Artifice.

Sinon, l’envie de connexion reste un rêve délirant, une lanterne céleste qui éclate haut dans le vide ne produira pas d’étincelles. Se syndiquer pour les indépendants, tous conjuguant leurs efforts, en collaboration avec leurs homologues salariés, cela ne pourrait-il pas faire un vrai feu d’artifice? VuurWerk, car la solidarité est la plus haute forme de culture.

Portret Hind Fraihi

Hind Fraihi

journaliste d'investigation, chroniqueur et auteur
photo © Mariëlle Degeeter

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