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Obsessions implacables. «Démolition» d’Anna Enquist
compte rendu
Littérature

Obsessions implacables. «Démolition» d’Anna Enquist

Le livre Démolition de l'autrice néerlandaise Anna Enquist s'inscrit parfaitement dans les thèmes abordés dans ses romans précédents.

S’il est plus que commun d’affirmer que les écrivains n’ont de cesse de ressasser leurs obsessions d’une œuvre à l’autre, il faudrait ajouter aussitôt qu’Anna Enquist (°1945) pousse cette inclination à son paroxysme, par la conjugaison de trois préoccupations indissolublement liées roman après roman: la musique classique, la mort de l’enfant, tragédie qu’elle-même a vécue, et l’enfermement de son personnage -une musicienne, habituellement- dans une prison psychologique dont il ne peut sortir qu’à la marge, en une tentative aussi désespérée que fugace.

Nous avions laissé la romancière avec son diptyque Quatuor et Car la nuit s’approche, évoqué -du moins la première partie- en son temps sur les plats pays, elle y explorait les trois thématiques précédemment citées en lien avec l’effondrement d’un monde, celui des politiques culturelles publiques, celui d’une société indifférente à la musique classique, celui des relations humaines, qu’elles soient amoureuses ou amicales… Nous la retrouvons dans l’intimité d’une héroïne, petite sœur de Caroline (Quatuor) et de Dora Dierks (Le Secret), d’Ellen (Le Chef-d’œuvre) et -quoique de manière plus lointaine du fait d’une narration prise dans la grande Histoire- d’Elisabeth Cook (Le Retour), petite sœur enfin de cette femme sans nom dans Contrepoint, dont la fille est morte dans des circonstances similaires à celle de l’écrivaine.

Démolition creuse donc une veine intimiste connue, faite de grands airs majeurs et de ritournelles mineures reproduites d’héroïne en héroïne: ainsi l’aventure passionnelle avec un homme bien plus âgé, souvent un professeur ou un supérieur; ainsi l’importance de l’eau dans l’œuvre d’Anna Enquist, native d’Amsterdam, qui porte tout à la fois la symbolique baptismale de mort et de résurrection, passage obligatoire pour surpasser le drame, et celle antique du temps qui passe, nulle femme ne se baignant jamais deux fois dans le même fleuve, pour reprendre la formule consacrée d’Héraclite.

Cette nouvelle œuvre s’annonce tout entière dans le premier chapitre qui constitue autant un thème littéraire, ouvrant immédiatement sur le sens de la narration, son cœur profond, encore diffus, invisible, avec sa fonction symbolique plurielle, qu’un thème musical, non seulement par l’importance des sons et des bruits qui submergent la scène que par son énoncé concis, visible, et sa répétition insistante tout au long du roman, comme une unité segmentée et autonome: une boule de grutier détruit un mur sur lequel est représentée une fillette sautant à la corde, œuvre d’art éphémère et au visage bientôt disparu qui aussitôt hante l’héroïne, la compositrice Alice Augustus.

Mariée à un spécialiste en droit fiscal, elle est prise dans une quête identitaire, c’est-à-dire de ce qui la fonde et la maintient dans le flux de l’existence, qu’expriment d’emblée ses tentatives autobiographiques du deuxième chapitre, entre un incontrôlable désir d’enfant et l’envie de créer une œuvre qui rende compte de cette fresque détruite sous les coups de boutoir de la grue. Il est donc affaire de sons, de psychologie et d’émotions.

Si démolition il y a, c’est celle d’une humanité incapable d’aimer et de se donner véritablement, faute d’une confiance originelle qui libère en même temps qu’elle donne naissance

Nous suivons l’évolution de l’intérieur du cerveau d’Alice Augustus, Anna Enquist entrecroisant les époques, alternant les phases de vie à chaque chapitre, décryptant à coups d’analepses - qui ne laissent aucun silence premier ni ne permettent d’interprétation du côté du lecteur - les causes qui expliquent les errements de son héroïne: tout y est ainsi exposé, décortiqué, circonscrit; la psychologie a le premier et le dernier mot.

Il y a quelque chose de terrifiant dans cet énoncé, ce déploiement d’un déterminisme qui donne parfois à penser qu’un fragment de liberté est possible, comme pour la composition musicale, quand tout n’est finalement que fatalité cérébrale. Alice aspire continuellement à être comprise par les autres, à se sentir reconnue et respectée, tandis que les jugements qu’elle pose sont au contraire implacables, par endroits destructeurs («démolisseurs», faudrait-il écrire, en écho au titre du roman), ne laissant place qu’à des débris d’altérité, y compris avec ceux qui tentent de la rejoindre, même maladroitement.

Si Démolition il y a, elle n’est pas formelle, le récit étant expressément construit, à l’instar de plusieurs œuvres antérieures d’Anna Enquist, comme une sonate - celles londoniennes de Haydn dont il est souvent question dans le roman, en miroir d’Alice Augustus - ou un concerto, œuvre qui marque le couronnement institutionnel de la compositrice et le commencement d’une nouvelle démolition, tel un cycle implacable, sans fin, que la musique elle-même ne saurait entraver. Si Démolition il y a, donc, c’est celle d’une humanité incapable d’aimer et de se donner véritablement, faute d’une confiance originelle qui libère en même temps qu’elle donne naissance - qu’elle fonde. Le maintien dans l’existence est factice, temporaire: chaque élévation, notamment artistique, appelle automatiquement un délabrement, physique ou psychique, et une démolition à venir.

Anna Enquist, Démolition, traduit du néerlandais par Emmanuelle Tardif, Actes Sud, 2024.
Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
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