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Des iconoclastes dévastent l’intérieur de la cathédrale d’Anvers

23 juin 2020 9 min. temps de lecture Histoire mondiale de la Flandre

Le 20 août 1566, des iconoclastes dévastent l’intérieur de la cathédrale d’Anvers ; la communauté internationale assiste abasourdie à la destruction de la plus grande église des Pays-Bas. Cette fureur iconoclaste unique par son ampleur et son caractère planait dans le ciel européen depuis longtemps. Loin d’être du vandalisme arbitraire, ces événements étaient le baromètre précis de susceptibilités anciennes. Ce dramatique défoulement de tensions accumulées allait radicalement déterminer le cours de l’histoire des Pays-Bas.

Deux jours auparavant, au cours de la fête de l’Assomption, la procession annuelle de la statue de la Vierge révérée à Anvers s’était déroulée dans l’agitation. Depuis le 10 août déjà, des bandes circulaient dans le Westhoek flamand, pénétrant violemment dans des églises pour briser des statues et profaner des objets du culte catholique. La ville d’Ypres avait également été touchée et cette nouvelle s’était entre-temps répandue à Anvers. Échelonnés le long du cortège, des badauds lançaient toutes sortes d’injures en direction de la statue, dont ce serait la dernière sortie, si l’on en croyait leurs menaces. Si la procession put ce jour-là terminer son parcours sans dommages, lorsque la statue regagna sa place sur l’autel le 20 août, cela provoqua à nouveau des quolibets de la part des spectateurs assemblés aux alentours. En dépit de tout ce désordre, les prêtres commencèrent le soir même le service religieux quotidien, en latin, mais très vite la foule excitée entonna des psaumes en néerlandais. Un peu plus tard, des sympathisants, armés de haches et de marteaux vinrent grossir le groupe et la fureur se déchaîna.

La statue de Marie fut brisée et impitoyablement réduite en pièces, après quoi, les « casseurs » se dispersèrent dans tout l’édifice, aux cris de « Vive les Gueux ! ». Presque rien ne fut épargné : des parties de l’autel arrachées furent fracassées à la hache, des vitraux cassés en mille morceaux, les reliquaires détruits et les livres liturgiques déchirés. La nuit qui suivit, le groupe s’en prit aux autres églises de la ville et, à la lueur des flambeaux, acheva la besogne. De vivants témoignages de ces événements incompréhensibles pour beaucoup de contemporains ont été conservés. Selon le menuisier spécialiste des panneaux pour la peinture, Godevaert van Haecht, les sols des églises étaient jonchés de livres déchirés et les bouts de papier et de parchemin arrivaient à hauteur du genou. Un autre témoin décrivit ce spectacle de statues déchues dans la lumière des torches comme une vision de l’enfer ; selon lui, le fatras dans l’église était si énorme qu’il était pratiquement impossible de la traverser. Bien que la destruction des églises d’Anvers n’ait pas été le premier exploit iconoclaste aux Pays-Bas, cette nouvelle eut un puissant effet stimulant sur la poursuite de la Furie iconoclaste. À partir d’Anvers, des groupes se mirent en marche vers des villes comme Gand dans le but, avec le soutien de la population locale, de purifier les églises ; à Amsterdam, la vue de morceaux de pierre venant des églises d’Anvers suffit pour inciter à la destruction.

En 1566, l’iconoclasme, soit la destruction des icônes, n’était pas une nouveauté. Dans la tradition judéo-chrétienne, la fabrication et le culte des images avaient toujours été des questions épineuses. Ces sujets avaient déjà été abordés au cours de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, car les dix commandements interdisaient en principe les deux : non seulement la fabrication, mais aussi l’adoration des icônes. Néanmoins, ces deux pratiques se développèrent jusqu’à devenir des caractéristiques vitales de l’Église catholique. En revanche, avec la Réforme du XVIe siècle, le débat refit son apparition. Tandis que les catholiques attribuaient aux images des qualités vivantes et croyaient qu’elles jouaient un rôle de médiateur entre eux et Dieu, elles n’étaient pour les théologiens protestants, comme Luther et Calvin, rien d’autre que de la matière morte. La vénération des images n’était donc pour eux que de l’idolâtrie. Parallèlement à la propagation des idées protestantes, les églises du nord et du centre de l’Europe s’étaient débarrassées de leur trésor d’icônes catholiques aux alentours de 1520. Pourtant, la Furie iconoclaste qui s’abattit sur les Pays-Bas fut inouïe, à la fois par son ampleur et son caractère. Alors que le retrait des statues religieuses dans le Saint-Empire romain germanique, la Suisse, la Scandinavie et l’Angleterre avait lieu avec l’assentiment ou même à la demande des monarques et des administrateurs de villes, aux Pays-Bas, en revanche, ce fut le fait d’une initiative populaire ne disposant d’aucune permission de l’administration. Tandis qu’en France cette situation se cantonnait à quelques endroits, presque toutes les régions néerlandaises, celles du nord comme du sud, furent touchées par une dynamique de destruction unique en quelques semaines à peine.

Cette exceptionnelle intensité n’est pas si surprenante. Avec 1 300 exécutions entre 1520 et 1566, la persécution des protestants aux Pays-Bas peut être considérée comme la plus violente d’Europe. Au milieu du XVIe siècle, l’autorité catholique rencontra cependant de plus en plus d’opposition à cette répression systématique. En 1566, une année que les contemporains allaient appeler l’« année des miracles », la résistance s’accéléra brusquement. Le 5 avril, environ deux cents nobles armés organisèrent une marche sur Bruxelles pour demander la liberté religieuse à Marguerite de Parme, la gouvernante de la province. Le ton de leur supplique était respectueux, mais leur action, en soi, était révolutionnaire. À partir de ce moment-là, les événements politiques des Pays-Bas furent suivis pas à pas par la majorité de la population, mais également par la communauté internationale. La panique saisit Marguerite de Parme qui, en attendant les directives de Madrid et du roi Philippe II, annonça un allègement provisoire des peines, faisant souffler un vent d’optimisme. Très vite, les prédicateurs de diverses convictions se firent entendre en public, rassemblant des foules de plus en plus importantes pour des prêches en plein air, organisés en dehors des villes. Ces réunions n’étaient pas agressives, mais bel et bien provocatrices. Ainsi, en chantant à tue-tête des psaumes dans des espaces publics, ces gens, souvent placés sous surveillance armée, manifestaient-ils ostensiblement leur présence. Le 10 août, un tel prêche fut prononcé à Steenvoorde, près de Poperinge, au cours duquel on incita les spectateurs à mettre à sac le monastère de Saint-Laurent situé à proximité. Les actes succédèrent aux paroles : la Furie iconoclaste venait de commencer.

L’aspect religieux de ce point de départ est crucial. Pourtant, la Furie iconoclaste a longtemps été considérée par les historiens comme une révolte politique populaire contre la tyrannie du prince ou comme une révolution socio-économique d’un prolétariat affamé. Le roi Philippe II, très absent de son royaume des Pays-Bas, était en effet impopulaire et la pauvreté et le chômage augmentaient dramatiquement ; cependant, tout tend à montrer que, en réalité, les préoccupations religieuses étaient bel et bien centrales.

Les iconoclastes venaient de toutes les classes sociales et ne visaient pas les centres du pouvoir politique ou économique, mais bien les symboles catholiques. De surcroît, ils refusaient souvent les sommes d’argent qu’on leur offrait pour sauver des objets ; d’ailleurs, il n’y eut que peu de vols dans les églises. De toute évidence, il était tellement plus important pour eux d’uriner dans un calice que de le vendre ! Il était rarement question de pur vandalisme, mais plutôt d’actes très orientés, consciemment accomplis et ayant une charge symbolique. Ils avaient même souvent un caractère rituel, si bien qu’on pourrait parler de pèlerinages inversés. Les destructions étaient souvent accomplies en chantant des psaumes bibliques et, de la même façon que la statue de la Vierge était pour les catholiques dévots une occasion de faire un pèlerinage à Anvers, elle était pour les iconoclastes une cible apte à déclencher immédiatement leurs actions.

On pourrait parler de caricature pour décrire la manière dont ces actes religieux traditionnels étaient inversés, non sans être dénués de sens et de potentiel didactique. Dans une chronique très détaillée à propos de ces événements, le rhétoricien gantois, Marcus van Vaernewijck, raconte par exemple qu’on apostrophait les statues en leur disant « Crie “Vive les gueux !”, sinon on te coupe la tête ! », et que, à la suite du mutisme de la statue, on la décapitait. En ridiculisant les statues de la sorte, les iconoclastes avaient recours à des moyens rhétoriques forts pour démontrer l’impuissance des icônes aux croyants encore hésitants. Ils faisaient aussi référence aux procès pour hérésie, car les statues n’étaient pas seulement décapitées, mais aussi brûlées ou pendues.

À Leyde, les statues avaient été détruites à l’endroit même où les exécutions avaient eu lieu. Ces actes revendiquaient donc clairement une reconnaissance religieuse. Peu avant la Furie iconoclaste, diverses communautés protestantes avaient vainement demandé aux églises de pouvoir prendre les choses en main. Pour que les prêches protestants puissent y être prononcés, les églises devaient été purifiées et vidées de tout objet choquant du culte catholique. Les fonts baptismaux et les chaires furent souvent épargnés, contrairement aux figures qui y étaient représentées. La critique situation socio-économique et les décisions politiques dramatiques créèrent, sans aucun doute, une atmosphère tendue, mais la véritable haine se focalisait sur la dévotion catholique. Les saccages et la purification furent l’extrême conséquence des débats religieux des décennies précédentes.

L’impact fut énorme et la Furie iconoclaste s’avéra très vite être un tournant décisif de l’histoire des Pays-Bas. Les contemporains avaient du mal à concevoir la portée des événements et aussi la vitesse à laquelle ils se déroulaient. À juger de l’énorme quantité de chroniques ou de journaux décrivant en détail l’année 1566 ou même la prenant comme point de départ, il semble que beaucoup ont ressenti le besoin de coucher sur papier les « merveilleux changements » de cette année-là.

Pendant un court instant, les protestants de diverses communautés avaient eu de bonnes raisons d’être euphoriques. Le 23 août, peu après le déclenchement des événements, Marguerite de Parme, acculée, autorisa provisoirement le culte protestant et, dans diverses villes, des droits élémentaires furent accordés aux protestants par les grandes familles aristocratiques. Guillaume d’Orange, burgrave d’Anvers, permit par exemple aux protestants de construire leurs églises dans la ville, ce qui déboucha momentanément sur une situation unique de tolérance et coexistence religieuses. Cependant, la communauté catholique touchée au cœur était totalement paralysée et désemparée. Les églises d’Anvers restèrent fermées plus d’une semaine et ce n’est que le dimanche 1er septembre que la messe fut à nouveau célébrée dans la cathédrale. Cette situation eut aussi des conséquences sur les cloches de la ville, comme le relatent certains témoins étonnés de ne plus les entendre. Marcus van Vaernewijck raconte que certains Gantois tombèrent malades, tellement ils se sentaient accablés par les événements et que, le 3 septembre, le roi Philippe II, apprenant à Madrid la nouvelle de la Furie iconoclaste, fut frappé de fièvre avant même d’avoir fini de lire l’ensemble des lettres.

Il fallut attendre la fin du mois pour que le roi réunisse ses conseillers et discute de la situation, tandis que Marguerite de Parme tentait de reprendre le contrôle des Pays-Bas. Elle y réussit assez bien et, au printemps 1567, les esprits s’étaient plus ou moins apaisés.

Pour rétablir l’ordre, Philippe II décida néanmoins d’envoyer le duc d’Albe et une armée de 10 000 hommes aux Pays-Bas, une décision fatale qui remit l’histoire de ce pays et de l’empire espagnol entre les mains du destin. Le duc d’Albe, à son arrivée à Bruxelles avec son armée en août 1567, mit directement en place le Conseil des troubles, ou Conseil de Sang, pour réprimer les iconoclastes. Pour les Gueux en révolte, qui organisaient de mieux en mieux leur résistance et qui, par le biais d’une campagne de recrutement et d’armement, formaient une opposition redoutable, c’était jeter de l’huile sur le feu ! Ainsi, après une période éphémère de tolérance et d’euphorie, la Furie iconoclaste avait-elle finalement conduit à la révolte des Pays-Bas. Cette longue guerre, qui allait durer jusqu’en 1648, vit l’Espagne vainement tenter de reprendre les provinces nordiques.

Bibliographie :
Peter Arnade, Beggars, Iconoclasts, and Civic Patriots. The Political Culture of the Dutch Revolt, Ithaca, NY, Cornell University Press, 2008.
Anne-Laure Van Bruaene, Koenraad Jonckheere & Ruben Suykerbuyk (éd.), Beeldenstorm. Iconoclasm in the Low Countries (BMGN-Low Countries Historical Review 131), Amsterdam, Koninklijk Nederlands Historisch Genootschap, 2016.
Jozef Scheerder, De Beeldenstorm, Bussum, Unieboek, 1974.
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Ruben Suykerbuyk

historien attaché à l'université de Gand

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