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Liévin Bauwens, du capitalisme commercial au capitalisme industriel : le textile flamand colore le monde

7 juillet 2020 11 min. temps de lecture Histoire mondiale de la Flandre

L’année où le gouvernement français accorde à l’entrepreneur Liévin Bauwens l’autorisation de faire travailler pour lui des détenus gantois correspond à la période où les premières égreneuses à coton mécanisées ronronnent sur le continent européen. L’audacieux Liévin Bauwens est le symbole d’un changement de mentalité historique : le passage du capitalisme commercial au capitalisme industriel. Dans cette industrialisation mondialisée surgit en effet un nouveau type d’entrepreneur qui rend les ouvriers de l’industrie textile flamande plus que jamais dépendants du marché.

En janvier 1801, le bourgmestre gantois Liévin Bauwens et son demi-frère François obtiennent l’autorisation d’engager dans leur atelier de tissage de coton qui démarre une main-d’œuvre très bon marché : les détenus de la prison centrale. S’appuyant sur des marchandises de contrebande et les secrets de fabrication anglais, les détenus y construisent les premières mule-jennys flamandes, ces machines qui quelques mois plus tard ronronneront dans un ancien couvent appartenant désormais à l’empire cotonnier de Liévin Bauwens. Dans le pénitencier, les ouvriers tissent aussi, à partir de 1801, des étoffes de coton, et les frères Bauwens font en outre installer une filature. Cette même année marque la mise en service de l’usine dans l’ancienne chartreuse voisine et le lancement des travaux pour une nouvelle filature de coton dans une abbaye norbertine confisquée située dans une commune proche de Gand. Partout sur le continent européen, chez nous comme ailleurs, 1801 est véritablement une année charnière pour l’industrie cotonnière mécanisée. Cela fait de Liévin Bauwens un personnage estimé à l’international.

Cette vague de mécanisation de l’industrie textile européenne est favorisée par une contrebande massive de pièces de machines anglaises vers le continent. Entre 1782 et 1798, Liévin Bauwens effectue – selon ses propres dires – trente-deux voyages d’affaires en Angleterre. Le mégissier George Jean Bauwens y envoie tout d’abord son jeune fils se familiariser avec le tannage. Doué d’une prédisposition pour la technique et la technologie, Liévin Bauwens observe avec fascination le succès de l’industrie cotonnière mécanisée en Angleterre. C’est là en effet qu’a débuté la révolution industrielle, et les machines imaginées y sont bien protégées de la France rivale. Après le décès du père Bauwens en 1789, sa veuve et ses fils aînés reprennent les rênes, et élargissent la mégisserie à d’autres activités commerciales. La famille possède notamment un commerce de marchandises coloniales vers l’Angleterre, les Pays-Bas ou le nord de l’Allemagne au départ de Flessingue ou d’Ostende. Liévin Bauwens mise sur l’industrie cotonnière à partir de l’été 1796. En tant que Flamand, il est ressortissant français et soumis aux mesures interdisant les importations anglaises. Il entretient cependant de bons contacts avec les marchands anglais et, en 1797, il achète en personne à James Watt une machine à vapeur d’une puissance de quatre chevaux, faite en bois et en fer ; c’est la première machine à vapeur du continent, prétendument pour moudre le grain. Déployant l’audace et le capital nécessaires, il paie des intermédiaires gantois et anglais pour cacher des pièces de diverses machines textiles parmi les marchandises coloniales (denrées d’outremer, bière, indigo ou huile) et les passer ainsi en contrebande sur la Manche. Pour accélérer les choses, le mégissier se rend lui-même en Angleterre – c’est sa trente et unième traversée. Durant son dernier séjour à Londres, fin 1798, il convainc quelques ouvriers cotonniers de Londres et de Manchester de faire la traversée : ceux-ci connaissent et utilisent les machines anglaises, et sont pratiquement les employés les mieux indiqués pour la nouvelle usine de coton qu’il compte ouvrir en Écosse ou à Hambourg. Lorsqu’ils arrivent à Hambourg, où la famille Bauwens gère un bureau commercial, Liévin leur dévoile ses véritables projets.

Son audace et son ingéniosité sont emblématiques d’un nouvel esprit d’entreprise qui se manifeste entre autres dans la production cotonnière de quelques villes flamandes et dans l’industrie lainière de Verviers, près de Liège. On trouve en outre une industrie cotonnière moderne à Anvers, Bruxelles et sa périphérie, Tournai et Lierre. Gand possède plus d’un atout sur d’autres villes : un capital satisfaisant, un haut niveau de mécanisation et une solide structure entrepreneuriale. Au cours de sa vie, Liévin Bauwens a probablement assisté à l’émergence de l’industrie capitaliste à Gand – il y a lui-même contribué. La seconde moitié du XVIIIe siècle est caractérisée par une forte croissance du commerce et de l’industrie d’exportation. Dans le même temps, les industriels – en premier lieu les entrepreneurs marchands – recourent toujours plus souvent aux outils mécaniques qui accroissent le rendement des moyens de production. En 1769, l’année de naissance de Liévin Bauwens, l’impression et la teinture de tissus sont devenues une activité de grande envergure. L’« indienne » est en effet à l’origine d’une véritable révolution dans la mode : le grand public privilégie de plus en plus des étoffes de coton légères et très colorées. Dans la ville de Gand, dotée d’une riche tradition de capitalisme commercial, émerge ainsi une base financière suffisamment solide pour développer une culture d’entreprise très lucrative. À cette époque, la figure de l’entrepreneur commerçant occupe une place centrale. Il associe activités commerciales et interventions dans le processus de production et, par là, dans les conditions de travail. Mais ses activités commerciales pèsent (encore) plus lourd. Autrement dit, le but est de faire de plus grands profits grâce au commerce.

L’entrepreneur marchand réorganise la production de façon à générer des surplus que l’on puisse négocier. Ses bénéfices proviennent ainsi de la différence entre prix d’achat et prix de vente des produits qu’il commercialise. Le capitaliste industriel, au contraire, fait des profits en produisant à bon marché, c’est-à-dire en maintenant les coûts de ses produits sous les prix du marché. La transition du capitalisme commercial au capitalisme industriel ne s’est opérée que lorsque (une partie considérable de) la fortune amassée par l’intermédiaire des activités commerciales a servi à mécaniser et à élargir l’entreprise textile. Les possibilités d’accumulation du capital sont désormais essentiellement déterminées par les heurs et malheurs de l’usine.

Liévin Bauwens est – à juste titre – considéré comme une figure clé de la révolution industrielle sur le continent, et son parcours de vie rencontre un écho international. Lorsque la République française annexe les provinces belges le 1er octobre 1795, le capitalisme industriel est encore balbutiant. Les usines semblent encore peu structurées, leurs bâtiments sont souvent des ruines, et la crainte de risques financiers freine encore les investissements.

Un véritable changement de mentalité est nécessaire avant que les industriels osent s’aventurer hors du domaine de la vente et investir dans la production en tant que telle. Mais grâce à Liévin Bauwens, la filature et le tissage prennent leur essor dans les provinces belges. S’il n’est pas un industriel très puissant, il est doué d’un véritable flair pour la technologie. En Angleterre, il ne se met pas en quête de la spinning jenny de Hargreaves, ni du water frame d’Arkwright, ni non plus du métier à tisser mécanique de Cartwright, mais bien de la mule-jenny de Crompton, une machine à filer le coton qui réunit les points forts de ces trois machines. Son trafic de pièces (technique) et de main-d’œuvre (savoir-faire) n’a en outre rien d’exceptionnel : l’espionnage industriel existe en effet à toutes les époques. Il laisse cependant les gros risques à ses hommes de paille à Gand et à Londres. Lorsque quelques-uns de ses acolytes sont piégés et jugés au printemps 1799 par un tribunal anglais de droit coutumier, Liévin Bauwens commence, en toute sécurité, à démanteler le parc de machines qu’il détient sur le sol français. La légende selon laquelle il a été condamné à mort par contumace en Angleterre reste un mythe tenace.

De nouveau, Liévin Bauwens fait preuve d’audace et d’opportunisme : il exploite la confusion politique. À cette époque, les provinces belges font partie de la République française. La famille Bauwens est le fournisseur en cuir des armées, un marché qui lui rapporte quelque deux millions de francs. Avec son demi-frère François, Liévin se met en quête d’autres permis lucratifs et entretient d’excellentes relations avec les autorités françaises. Il investit en outre dans le patrimoine immobilier peu cher qui a été confisqué par la République française. L’architecture des anciens monastères se prête étonnamment bien à un emploi industriel, et en particulier à l’installation d’ateliers de tissage. Entre 1790 et 1802, dans l’ensemble de la République française, pas moins de 82 couvents sont achetés par des entrepreneurs cotonniers – dont Liévin Bauwens. Fin août 1796, la famille Bauwens devient propriétaire de l’ancien couvent des minimes de Passy, près de Paris, où elle installe aussitôt une tannerie. Vers 1798, Bauwens acquiert l’abbaye norbertine de Tronchiennes. En 1782, le père, George Jean Bauwens, avait déjà acheté les bâtiments de la chartreuse de Gand, alors encore possession autrichienne. Les pièces des machines anglaises passées en contrebande sont réassemblées en décembre 1798, non pas à Gand, où le tanneur Bauwens réalise déjà des expériences avec de la laine et du lin, mais dans son usine de Passy, où il apporte les pièces de la première mule-jenny. Il y développe le procédé qu’il appliquera par la suite à Gand (1801) et à Tronchiennes (1804) : il fait d’abord installer un atelier de construction (où les ouvriers assemblent des mule-jennys et d’autres machines) précisément là où sera ensuite installée la filature. Pourquoi préférer à présent Paris à sa ville natale ? Gand est trop loin de la capitale française et trop près du royaume britannique. Que la République française sombre ou que la Flandre tombe entre les mains d’une autre puissance, la fortune qu’il a amassée sera toujours en sécurité. En outre, durant l’hiver 1798­1799, la Flandre est sous l’emprise d’un mouvement contre-révolutionnaire, la guerre des Paysans.

« Je crée un second Manchester. » Tels sont les mots légendaires que Liévin Bauwens a écrits en 1803 dans une lettre rédigée en français. En effet, un an plus tard, l’usine de Tronchiennes est prête pour la production. Il gère alors déjà trois grandes filatures de coton. Il emploie les prisonniers gantois, exploite en divers endroits des ateliers de construction, fait filer et tisser dans plusieurs usines. Son Manchester tient plutôt d’un bastion de monopole : ce n’est que lorsqu’il ne peut plus assurer lui-même la gestion de la production qu’il la cède à de riches entrepreneurs comme Frans De Vos, Jean Guinard et Ferdinand Heyndrickx – des membres de sa belle-famille, et donc du clan Bauwens. Il étend dans les années suivantes son empire à sept entreprises cotonnières et conserve jusqu’en 1807 le monopole de la production cotonnière à Gand. Il reste encore le seul fabricant de la mule-jenny dans toute la République française. Mais il produit ces machines d’abord pour lui : ce n’est qu’après avoir atteint la surproduction qu’il les transmet aux membres de sa famille puis les vend à d’autres industriels. Cet arrivisme fait du Gantois Bauwens un grand personnage de la République française, aux côtés d’autres capitalistes industriels comme Richard-­Lenoir (dans le bassin de la Seine et en Normandie), Arpin et Joly (Picardie), Koechlin et Gros­-Davillier­-Roman (Alsace) ou encore Roussel-­Grimonprez (nord de la France). En termes de nombre de bobines utilisées dans l’industrie cotonnière en 1810, Gand, avec ses vingt-trois ateliers de tissage, n’est supplantée que par les centres textiles de Rouen, Paris et Lille.

Avec l’industrialisation croissante, les employés sont souvent concentrés dans les bâtiments d’usine. La main-d’œuvre à la campagne reste néanmoins convoitée : les patrons du textile, en combinant travail en usine et travail à domicile, peuvent très rapidement répondre à une demande changeante tout en maintenant leurs coûts de production particulièrement bas. Et pour la plupart des ménages ruraux, la production textile constitue un moyen de subsistance. Mais les ouvriers sont de plus en plus dépendants du marché. La production destinée au marché mondial a toujours dominé la vie économique. Au XVIIIe siècle, un tisserand de laine du nord de la Campine vend par exemple ses draps sur les marchés citadins de part et d’autre de la frontière brabançonne, et de nombreux tissus de laine sont même destinés à l’Allemagne et à la France. Les tissus de lin fabriqués dans la région qui s’étend entre Eeklo et Gand aboutissent à la même époque sur le marché du vendredi de Gand ; en conséquence, les soldats espagnols se rendent sur différents continents vêtus en lin du Meetjesland. À l’échelle mondiale, les Flamands ont donc toujours été d’importants consommateurs et producteurs de textile. Mais le travailleur à domicile et l’ouvrier d’usine du XIXe siècle filent ou tissent désormais un produit mondialisé et détenu par des capitalistes industriels. Ils utilisent du coton provenant d’Amérique, acheminé par bateau vers le continent européen et destiné au fabricant.

L’industrie textile a constitué l’avant-garde de l’industrialisation ; elle est indissociablement liée au risque, à l’opportunisme, à la technique, au capital, à l’ingéniosité exportatrice. Autant de traits de caractère réunis dans la personnalité de Liévin Bauwens. Avec le changement de siècle, son traitement mécanique du coton allait constituer la première vague de la révolution industrielle sur le continent européen.

Bibliographie
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Douglas Farnie & David Jeremy (dir.), The Fibre that Changed the World. The Cotton Industry in International Perspective, 1600-1990s, Oxford, Oxford University Press, 2004.
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Fernand Leleux, À l’aube du capitalisme et de la révolution industrielle. Liévin Bauwens, industriel gantois, Paris, S.E.V.P.E.N., 1969.
Giorgio Riello & Prasannan Parthasarathi (dir.), The Spinning World. A Global History of Cotton Textiles, 1200-1850, Oxford, Oxford University Press, 2009.
Pieter de reu

Pieter De Reu

historien attaché à la «Vrije Universiteit Brussel» et à l' «Universiteit Gent»

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