Partagez l'article

Lisez toute la série
arts

James Ensor et Cindy Sherman sous un même masque

Par Maarten Buser, traduit par Caroline Coppens
19 février 2024 8 min. temps de lecture Pleins feux sur Ensor

Quelle place James Ensor occupe-t-il dans l’art contemporain? Dans le cadre de l’année Ensor 2024, plusieurs expositions font le lien entre le peintre ostendais et l’art et la culture d’aujourd’hui. «Le mélange constant qu’il fait entre le supérieur et l’inférieur, entre le sérieux et la plaisanterie est particulièrement contemporain.»

Que vous évoque le nom de James Ensor? Il y a de fortes chances que vous pensiez aux masques. Ceux-ci figurent en bonne place dans nombre de ses tableaux les plus connus, notamment la célèbre Entrée du Christ à Bruxelles en 1889 (1888), fréquemment considérée comme une satire de la société belge. La foule intimidante de L’Intrigue (1890) est bien connue également. Souvent, il est difficile de déterminer si ces personnages sont masqués ou s’ils montrent leur vrai visage. Mais y a-t-il vraiment une différence?

Herwig Todts, spécialiste d’Ensor, est conservateur au musée des Beaux-Arts d’Anvers (KMSKA). À l’occasion de l’année Ensor 2024, il y organise l’exposition Ensor: rêver à l’infini. On y découvre autant ceux qui ont inspiré Ensor que l’influence qu’il a eu, tant sur ses contemporains que sur ses successeurs.

«Ensor a introduit le masque dans la peinture non pas en tant qu’objet mais en tant que personnage. Cela rend une partie importante de son travail innovante et absolument unique, explique Todts. «Il se qualifiait d’ailleurs souvent de peintre des masques.»

Todts affirme que les masques sont toujours aujourd’hui un thème pertinent «dans toutes les constellations possibles dans lesquelles Ensor joue». Cela s’explique selon lui par le fait qu’ils «démasquent, avant l’expressionnisme, la véritable nature stupide, ridicule et maléfique de l’être humain. Dans son œuvre, le masque est aussi très souvent utilisé de manière légère et ludique.»

Le charme des masques, souvent grotesques, réside en partie dans l’influence qu’ils ont exercée sur les artistes ultérieurs. Todts en cite quelques exemples : «Emil Nolde et les expressionnistes allemands, Lucebert, Asger Jorn, Alechinsky, Kounellis, Baselitz… En Belgique, Ensor a constamment été cité tout au long du XXe siècle comme le père de diverses tendances.»

Todts estime que la popularité croissante d’Ensor au niveau international est en effet le résultat de la domination du postmoderne. «La polyvalence d’Ensor est admirée par de nombreux artistes contemporains. Il mélange constamment le supérieur et l’inférieur, le sérieux et la plaisanterie, ce qui est très contemporain. Il en va de même pour ses tableaux grotesques, effrayants et loufoques, de toutes formes et techniques possibles. Ensor y relie invariablement le sinistre à l’hilarant et le réel à l’irrationnel.»

Herwig Todts (spécialiste d’Ensor et conservateur au KMSKA): En Belgique, Ensor a constamment été cité tout au long du XXe siècle comme le père de diverses tendances

La communication autour de cet anniversaire, que l’on peut également trouver sur le site web du KMSKA, comprend une affirmation remarquable: «Ensor est bien plus que le peintre des masques.» En quoi exactement? «L’ensemble de l’œuvre d’Ensor se compose de quelque 850 tableaux, réalisés entre 1876 et 1940. Parmi ceux-ci, le nombre de scènes de masques n’est pas très élevé», précise Todts.

«L’œuvre d’Ensor ne se limite pas à la peinture. Il voulait être un artiste polyvalent, qui peignait mais aussi dessinait, gravait, écrivait, composait et donnait des récitals. Son œuvre visuelle est également très variée sur le plan stylistique, iconographique et technique, et il n’aimait pas les artistes qui, d’une façon ou d’une autre, se limitaient à un seul problème formel, iconographique ou technique. Il disait lui-même qu’il avait essayé plusieurs “manières” ou styles, et il a continué à le faire jusqu’à un âge avancé.»

Grotesque et contestataire

De prime abord, le thème du masque, et donc de la dissimulation ou au contraire de l’exposition d’une identité, semble être le point de départ principal de deux propositions contemporaines dans la programmation de l’année Ensor: une exposition sur le maquillage au ModeMuseum (MoMu) à Anvers, et une rétrospective de Cindy Sherman (°1954) au Fotomuseum (FOMU), également à Anvers.

Pour commencer par cette dernière, Sherman est souvent citée comme l’incarnation du postmodernisme. On connaît le projet Untitled Film Stills (1977-1980), une collection de photos dans lesquelles l’artiste américaine pose en tant qu’archétype de la féminité. Chacune des images nous est familière, comme si elle reproduisait méticuleusement une scène de film célèbre, alors qu’en réalité, il n’existe de ces photos aucun exemple littéral.

Anne Ruygt, commissaire du FOMU, souligne que l’exposition, intitulée Anti-Fashion, est une rétrospective beaucoup plus large que les Untitled Film Stills. L’accent y est mis surtout sur la mode, qui fonctionne chez Sherman de la même manière que le masque chez Ensor: à la fois comme une dissimulation et comme une extension de l’identité. L’artiste belge n’a pas été une source d’inspiration directe pour l’artiste américaine, mais celle-ci a réagi avec enthousiasme lorsque le nom d’Ensor a été évoqué. Il s’agit plutôt d’une affinité thématique. «La similitude réside également dans le fait qu’Ensor et Sherman aiment tous deux l’exagération et le grotesque», note Anne Ruygt.

La mode fonctionne chez Sherman comme le masque chez Ensor: à la fois comme une dissimulation et comme une extension de l’identité

Ruygt souligne que Sherman ne fait pas d’autoportraits, même si elle pose elle-même pour les photos. Ces images ne parlent pas d’elle, mais de thèmes plus larges: les rôles de genre, par exemple, mais aussi les médias contemporains. «Sherman s’est toujours posée par rapport aux médias les plus importants d’une époque donnée. Dans les années 1970, il s’agissait du cinéma, puis de la mode et des magazines de mode. Il y a quelques années, elle s’est aussi lancée dans la manipulation d’images numériques.»

À titre d’exemple, Ruygt cite Untitled #410 de 2003, photo sur laquelle Sherman pose en clown au large sourire et aux oreilles disproportionnées. L’exagération et l’intérêt pour la culture populaire sont tout à fait ensoresques, tout comme le recours à différents styles tout au long de sa carrière.

De la timidité à la confiance

Le MoMu a également répondu à l’appel d’Ensor 24. L’exposition Mascarade, maquillage & Ensor qui ouvrira ses portes en septembre 2024, part d’un point de vue contemporain et fait appel au savoir-faire du MoMU.

Les préparatifs de cette exposition sont en cours mais sur son site web, le musée donne déjà un aperçu du thème : «Aujourd’hui, le maquillage est devenu une industrie extraordinairement lucrative, confrontant l’être humain à la finitude corporelle, aux imperfections imaginées et aux angoisses existentielles. Mais le maquillage est tout aussi propice à l’expression personnelle, à l’expérimentation artistique et à la liberté.» Cette confrontation à la finitude se retrouve bien sûr dans l’œuvre d’Ensor, avec les squelettes qui peuplent régulièrement ses tableaux.

Un autre parallèle avec Sherman est la critique sociale. Voici une nouvelle citation tirée du site web du MoMu: «Tout au long de l’histoire, le maquillage a été considéré avec défiance et comparé au port d’un masque – un masque derrière lequel se dissimulerait surtout la femme.» Cette dissimulation est plus nuancée. Le maquillage peut aussi servir à prendre position et à critiquer les rôles de genre. Aujourd’hui, nombre de tendances dominantes dans ce domaine proviennent de l’univers des transgenres et des drags. De plus, le MoMu présente à la fois des artistes «traditionnels» et des makeup artists. On peut y voir une juxtaposition de la «haute» et de la «basse» cultures, du monde des musées et de celui de la culture populaire.

Le grotesque ne semble pas être oublié non plus si l’on en croit l’image d’accroche que le musée a déjà mise en ligne: une découpe d’un tableau de la peintre irlandaise Genieve Figgis (°1972). Cette dernière a été découverte grâce aux réseaux sociaux et a été comparée plus d’une fois à Ensor. La toile entière représente quatre femmes fortement maquillées. Leurs expressions faciales varient de la timidité à l’affirmation et l’assurance. Le maquillage, ou le masque dans un sens plus large, peut alors être compris comme un moyen de se cacher, mais aussi, justement, de revendiquer sa place dans le monde.

Construire tout en jouant

Selon Ruygt, Sherman ne se montre pas très active dans la vie publique (artistique) et est toujours restée quelque peu mystérieuse. Dans ses photos, elle est pour ainsi dire cachée à la vue de tous.

Ensor aussi s’est souvent fait photographier, mais en tant que lui-même et dans un rôle qu’il assumait. «Il existe des dizaines de portraits de lui, bien plus que d’autres artistes belges célèbres. Et il ne s’agit pas d’instantanés», précise Todts. «Ensor a dessiné, gravé et peint de très nombreux autoportraits. Et il s’est souvent représenté de manière très reconnaissable dans des évocations de sujets religieux, historiques, politiques ou satiriques.»

Le fait que le peintre se soit représenté à deux reprises sous les traits du Christ a conduit à une image romantique de l’artiste souffrant, selon Todts. «Par conséquent, la nature légère, ludique et amusante de ses peintures est souvent négligée.»

Pensons par exemple au Peintre squelette (1896), qui est méticuleusement greffé sur une photographie d’Ensor dans son atelier. «Ses amis et connaissances évoquaient souvent son humour. À cet égard, il n’est peut-être pas nécessaire de considérer ce tableau comme un autoportrait de plus», explique Todts. «Ce qui est intéressant, bien sûr, c’est le jeu d’Ensor avec les représentations de lui-même dans diverses situations. Oui, il semble se construire une identité. C’est précisément la nature “ludique” de cette démarche qui me paraît un avant-goût du postmodernisme».

Ensor 24: à quoi peut-on s’attendre?

Ensor 24 a commencé à Ostende, avec l’exposition Rose, Rose, Rose à mes yeux. James Ensor et la nature morte en Belgique de 1830 à 1930 au Mu.Zee. Cette exposition met en lumière un aspect de l’œuvre d’Ensor auquel on ne pense peut-être pas immédiatement: ses natures mortes.

La Maison Ensor, toujours à Ostende, propose à partir du 19 septembre l’exposition Satire, parodie, pastiche. Diverses autres expositions et événements sont aussi organisés dans cette ville balnéaire belge.

L’année Ensor comporte aussi un important volet anversois. Les expositions susmentionnées au KMSKA, au FOMU et au MoMu ouvriront leurs portes au même moment, le 28 septembre, tout comme l’exposition au musée Plantin-Moretus, laquelle sera consacrée à l’œuvre sur papier d’Ensor. Bref, autant d’occasions de se familiariser avec les «manières» du maître.

Bruxelles n’est pas en reste avec James Ensor. Inspired by Brussels à la KBR. L’exposition, présentée à partir du 22 février, explore une dimension moins connue de l’œuvre ensorienne: comment la capitale a contribué à façonner le langage visuel de l’artiste.

Infos complémentaires et programme complet sur www.ensor2024.be
Maarten Buser-1- -Aad Hoogendoorn

Maarten Buser

critique d'art

Commentaires

La section des commentaires est fermée.

Lisez aussi

Skeletensor
arts, société

James Ensor à l’Institut Néerlandais

Hans Vanacker 5 min. temps de lecture
Robert L Delevoy Ensor
arts

Ensor le Grand

1 min. temps de lecture
James Ensor Les bons juges 1891 Wiki
arts

Rétrospective James Ensor

1 min. temps de lecture
James Ensor Les Bains à Ostende
arts

James Ensor et Ostende

1 min. temps de lecture
		WP_Hook Object
(
    [callbacks] => Array
        (
            [10] => Array
                (
                    [00000000000029180000000000000000ywgc_custom_cart_product_image] => Array
                        (
                            [function] => Array
                                (
                                    [0] => YITH_YWGC_Cart_Checkout_Premium Object
                                        (
                                        )

                                    [1] => ywgc_custom_cart_product_image
                                )

                            [accepted_args] => 2
                        )

                    [spq_custom_data_cart_thumbnail] => Array
                        (
                            [function] => spq_custom_data_cart_thumbnail
                            [accepted_args] => 4
                        )

                )

        )

    [priorities:protected] => Array
        (
            [0] => 10
        )

    [iterations:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [current_priority:WP_Hook:private] => Array
        (
        )

    [nesting_level:WP_Hook:private] => 0
    [doing_action:WP_Hook:private] => 
)