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James Ensor, un rebelle avec une cause

Par Hendrik Tratsaert, traduit par Maxime Kinique
29 janvier 2024 13 min. temps de lecture Pleins feux sur Ensor

James Ensor n’était pas que ce peintre de masques fou, en colère et solitaire. Il était aussi un authentique rebelle qui a utilisé tout au long de sa vie sa voix d’artiste et d’homme pour défendre des valeurs encore et toujours d’actualité: le souci du beau, de la nature et de la force créatrice de l’art.

Les ouvrages de référence contemporains de l’histoire de l’art présentent James Ensor (1860-1949) comme un peintre novateur sur le plan formel et comme un prémoderniste, au même titre que des Van Gogh, Munch et Cézanne. Durant l’entre-deux-guerres, toutefois, Ensor était surtout perçu comme un artist’s artist (un artiste apprécié des artistes). Quel autre artiste peut en effet se targuer de dire que des confrères du calibre de Vassily Kandinsky, Emil Nolde, Maurice de Vlaminck et consorts ont entrepris le lointain voyage en train jusqu’à Ostende pour le rencontrer dans son atelier, comme s’ils effectuaient un pèlerinage?

Le succès de l’œuvre d’Ensor s’est encore accentué après son décès et les dernières décennies ont vu le grand public s’intéresser lui aussi de plus en plus au peintre ostendais. Dans un passé relativement récent, le MOMA à New York, la Royal Academy of Fine Arts (Académie royale des beaux-arts) à Londres et le Musée d’Orsay à Paris ont accueilli des rétrospectives consacrées au travail et à la vie de l’artiste. En décembre 2023 a débuté l’année Ensor à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de sa mort, avec un programme bien fourni à Ostende (le berceau du peintre) et Anvers (le KMSKA abrite la plus grande collection d’œuvres d’Ensor au monde). Bref: Ensor mérite d’être célébré et il ne manquera pas de l’être.

Nature antibourgeoise

Il n’en a pas toujours été ainsi. À l’apogée de sa créativité artistique, entre 1880 et 1900 environ, l’intérêt pour l’originalité du peintre était inversement proportionnel à la conscience affirmée qu’il avait de son talent. Pour le dire clairement, le public et les critiques d’art n’étaient guère sous le charme, à quelques exceptions près, et Ensor vivotait en marge de la communauté artistique. Cette marginalisation trouvait en partie son origine dans son éloignement géographique (Ostende étant une ville de province) et son caractère rebelle, mais aussi, et surtout, dans le fait qu’il était trop en avance sur son temps.

Dans l’esthétique d’Ensor, les règles et les styles s’entremêlent en faisant fi des courants dominants. Il a inventé son propre paradigme artistique, comme un mouvement dont il serait l’unique représentant. Son esprit visionnaire s’exprimait non seulement dans son langage pictural, mais également dans le choix de thèmes toujours bien vivaces aujourd’hui. Ensor ne redoutait pas la critique sociale et prenait un malin plaisir à dénoncer la société de classes.

Il allait rester fidèle à cet engagement social durant toute sa vie, y compris à un âge plus avancé – de la cinquantaine jusqu’à ses vieux jours – et après avoir été fait chevalier, puis anobli en tant que baron en 1929. Les mauvaises langues prétendent qu’il a renié, à l’époque, sa nature antibourgeoise, mais ses pamphlets et discours virulents prouvent le contraire. Il s’est ainsi prononcé avec force contre la vivisection à une période de foi aveugle dans la rationalité de la science et plaidait pour la sauvegarde de bâtiments historiques datant de la fin du Moyen âge, alors que tout le monde ne jurait déjà que par le modernisme –«qu’on se débarrasse de ces vieux débris!». En tant qu’activiste environnemental avant la lettre, Ensor condamnait le bétonnage de la ceinture de dunes belge.

Rebelle un jour, rebelle toujours, mais ce trait de personnalité a été largement occulté dans la littérature secondaire de plus en plus abondante. L’image unilatérale du narcisse solitaire ramant à contre-courant durant sa première –et «meilleure»– période s’est imposée au détriment de celle du «baron» suranné et pomponné qui a conservé son âme de rebelle.

Ostende, ville effrontée et survoltée

Ensor est donc entré en rébellion. Mais dans quel climat ce rebelle est-il né? Outre les traits de caractère dont il a hérité de Dame Nature, son environnement et son expérience professionnelle ont également joué un rôle à cet égard, à commencer par sa vie familiale.

L’adolescence de James Ensor n’a pas été à proprement parler digne d’un conte de fées. Sa mère, une commerçante à la personnalité dominante, ne croyait pas dans les «petites peintures» de son fils, surtout après avoir compté ce que cela rapportait. Quant à son père, c’était un intellectuel anglais désargenté qui ne trouvait pas sa place dans le milieu populaire et cru dans lequel il avait atterri. Durant sa jeunesse, Ensor a assisté à de nombreuses disputes conjugales, avec un père qui a fini par mourir de son alcoolisme. Ce contexte familial a suscité un tel dégoût chez le jeune artiste que sa vie amoureuse en a été réduite à des relations platoniques ou à des liaisons secrètes.

De sa mère et de sa grand-mère, qui exploitaient toutes deux une boutique de souvenirs, Ensor a hérité d’au moins deux choses: sa fascination pour les masques (de carnaval) et le cassant dialecte ostendais. Tout porte à croire que les slogans parfois grossiers et «déplacés» que l’on retrouve dans ses caricatures et son autodérision sans compromis découlent directement de cette nature ostendaise. L’écrivain Jeroen Olyslaegers l’a qualifiée un jour d’«effrontée et survoltée» après un séjour de quelques semaines à Ostende. La population côtière n’était et n’est toujours pas connue pour sa délicatesse, mais plutôt pour sa franchise et sa tendance à aller droit au but.

Quel contraste le jeune peintre a-t-il dû ressentir entre le quartier de pêcheurs pauvre, ses maisons grossièrement construites et son marché aux poissons, et la promenade chic quelques centaines de mètres plus loin, sur laquelle paradaient à la belle époque toutes les têtes couronnées, y compris le shah de Perse. Que ce lieu très huppé semblait éloigné de la maison familiale d’Ensor, bien que celle-ci ne se trouvait qu’à cinquante mètres de la mer et de la plage. Ces contrastes ont certainement provoqué des collisions d’idées et de la colère dans la réflexion sociale du peintre.

Légendes scabreuses

Comment cette révolte s’est-elle immiscée dans son art? Ici aussi, Ensor fait montre de son esprit rebelle. Alors qu’il n’a guère plus de vingt ans, il est déjà considéré comme un peintre prometteur. En 1883, il rejoint Les XX, le cercle d’avant-garde né en réaction à l’impressionnisme. Bien que simple porte-parole du mouvement à l’origine, Ensor voit un nombre sans cesse croissant de ses œuvres être refusées, au grand dam de son portefeuille, qui reste désespérément vide. Son chef-d’œuvre, la monumentale Entrée du Christ à Bruxelles en 1889, est refusé pour le salon des XX à Bruxelles alors qu’Un après-midi sur l’île de la Grande Jatte (1886) du pointilliste Georges Seurat est présenté comme une œuvre majeure du même salon. Ensor ne manquera pas de critiquer ce tableau représentant en style pointilliste des hommes et des femmes de la haute société le long de la Seine en le qualifiant d’art bourgeois.

Un autre tableau d’Ensor, Les Bains à Ostende, sera certes accepté au salon de La Libre Esthétique en 1891, mais il ne sera exposé que dans une arrière-salle, caché en outre derrière un rideau. La raison de ce dédain? Ces deux œuvres majeures d’Ensor contiennent des légendes et des scènes scabreuses qu’il est préférable de ne pas trop exposer à la vue des visiteurs et des visiteuses du salon, selon des critiques d’art.

À ce moment-là, Ensor a déjà adopté un nouveau style, tant sur le plan pictural que thématique, à la fois par frustration et par fascination. Il repeint les tableaux «académiques» de sa jeunesse avec des masques. Un homme noir en pagne et portant un perroquet sur un bâton, peint en 1877, se retrouve entouré treize ans plus tard de visages masqués étonnés qui l’épient. Ensor retravaille également un autoportrait en y ajoutant un chapeau à fleurs, imitant ainsi le grand Rubens dans un acte de travestissement et d’affirmation de soi par lequel il revendique lui-même sa place dans l’histoire de l’art. Ensor cherchait à sublimer un monde où il se sentait seul et désemparé. Le langage pictural dominant ne suffisait pas pour refléter sa réflexion et son regard sur le monde. Il avait besoin, pour cela, de masques, de travestis et de squelettes. Les masques cachent la personne que vous êtes, mais dévoilent dans le même temps la personne que vous voudriez être. La thématique d’Ensor ne relève pas du carnavalesque, mais de l’existentialisme. Il s’est servi de son nouveau style pour emballer sa déception dans l’être humain et dans l’art de son époque.

L’artiste qui aspirait à la notoriété à court terme se reconvertit en rebelle pictural et en célèbre peintre de masques, comme il sera longtemps catalogué de manière univoque. L’absurdité, qui constitue alors le principal reproche adressé au peintre, sera plus tard applaudie par les critiques d’art comme sa marque de fabrique.

La colère d’Ensor

Bien entendu, l’œuvre d’Ensor est loin de se limiter aux masques qu’il peignait. L’artiste ostendais pouvait changer de style, de genre et d’angle d’attaque. Il estimait en effet, en bon postmoderniste avant la lettre, qu’il avait le droit d’être incohérent. Parallèlement à l’utilisation surréaliste et symbolique de masques, il critique ouvertement la société dans une partie importante de sa production, car Ensor est en colère. Son estampe satirique Alimentation doctrinaire (1889) est emblématique à cet égard. Ensor y représente les trois classes sociales de cette époque –la noblesse, le clergé et l’armée– en train de déféquer sur le peuple, qui se repaît de leurs excréments.

L’entrée du Christ à Bruxelles en 1889 montre une parade soi-disant religieuse qui est surtout un échantillon du monde professionnel, entrecoupée de slogans et de détails saillants. Elle est dominée par le calicot Vive la Sociale – où Ensor commet délibérément une erreur de grammaire en féminisant le social et renvoie à Vive la République sociale, un slogan qui remonte à la Commune de Paris.

À une époque où le socialisme était en plein essor et s’imposait comme l’ennemi numéro un de l’Église et du capital (et des partis politiques qui représentaient leurs intérêts), c’est un message sans ambiguïté. Il est frappant de constater, par ailleurs, que le personnage du Christ, au centre, est représenté tout petit sur un âne et est ridiculisé ou nié, alors qu’il constitue justement la raison d’être de la procession. Ce n’est pas la seule fois qu’Ensor s’identifiera dans ses tableaux à la figure du Christ pétri de bonnes intentions, mais incompris.

Les tableaux La grève (1888) et Les gendarmes (1892), qui puisent leur source dans des événements réels, nous offrent d’autres beaux exemples de l’inclination d’Ensor pour la justice sociale. Des pêcheurs affamés et poussés au désespoir étaient descendus dans la rue pour manifester et ils se sont fait tirer dessus par la gendarmerie. Plusieurs pêcheurs ont trouvé la mort lors de cette intervention, sans que le système réagisse. Indigné, Ensor a pris son pinceau pour dénoncer de tels agissements.

Peu de contemporains d’Ensor se sont lancés dans de telles condamnations, et certainement pas d’une manière aussi explicite et avec une obstination aussi brillante. Quel culot! Les mauvais médecins (1895), dans lequel le peintre s’en prend aux charlatans,est un autre bel exemple de l’engagement et de l’«esprit mauvais» d’Ensor.

La raison est l’ennemie de l’art

Dès la fin du XIXe siècle, le peintre s’oppose à la vivisection et milite pour la protection des animaux. Il mènera ce combat avec quelques autres personnes sensibles à la même cause jusqu’à ce qu’un arsenal législatif minimum soit voté au Parlement belge. Ensor est alors un vieil homme. Enfant, il avait vu de ses propres yeux comment des chiens de traîneau étaient maltraités jusqu’à sang, tout comme les ânes qui tiraient les fameux chariots de plage (des cabines en bois montées sur roues) jusqu’à la ligne de marée. Ces scènes lui ont inspiré une colère qu’il a exprimée ensuite dans son travail et dans ses discours. Il a représenté plusieurs scènes grotesques où apparaît le slogan Les Belges vivisecteurs insensibles. Lors de banquets huppés, il utilisait sa voix de baron pour dénoncer ces pratiques. Qu’il ait devant lui les membres de l’Académie royale de Belgique qui l’avaient invité à un festin (pour son anniversaire ou une autre occasion), une escouade de juges et de consuls ou le bourgmestre et d’autres pontes du Cercle Littoral, il ne manquait jamais une occasion de faire entendre sa voix:

Je me suis juré de lutter contre l’absurdité de la vivisection et les pratiques détestables qui la caractérisent. Toutes les occasions sont bonnes à cet effet, même un banquet de la qualité de celui qui nous rassemble aujourd’hui. Je saisis donc cette opportunité à deux mains et serai bref et concis.

Cette introduction laisse peu de place à l’interprétation, et Ensor y est allé ensuite d’un exposé au cours duquel Descartes, entre autres, en a pris pour son grade. Ensor reprochait en effet au philosophe français des Lumières son discours positiviste, qui avait ouvert grand la voie à ce genre d’exactions en plaçant la science au-dessus des valeurs humaines. «La raison est l’ennemie de l’art», n’a-t-il pas hésité à affirmer. Dans un autre discours, il renchérissait: «Les doctrines malsaines de Descartes ont été élaborées dans le but de stériliser le cœur de l’homme au nom de la raison pure.»

Est-il injuste d’affirmer qu’en 2023, le discours dominant est encore et toujours un discours anthropocentrique qui place l’être humain au-dessus de l’animal et de notre planète, avec toutes les conséquences dramatiques qui en découlent?

La sauvegarde de la nature et du patrimoine est un autre cheval de bataille d’Ensor. Dans son langage créatif inimitable, il pourfendait l’hypocrisie du système, qu’il accusait de crimes de lèse-beauté, un néologisme de son cru. Ou, mieux encore, d’outrage à la beauté, comme il existe un outrage au roi ou à la police.

Ensor montait au créneau pour la préservation des dunes, dont il louait la grâce dans des essais et des discours compilés dans Mes écrits. «Protestons d’Ostende à Blankenberge, car la virginité des dunes est attaquée», exhorte-t-il dans La Beauté Menacée: les Dunes (1921). Entretemps, de grands pans du littoral belge ont été bâtis au détriment de la ceinture de dunes, qui constitue non seulement un biotope écologique exceptionnel, mais également une barrière naturelle contre les tempêtes et les marées.

Dans ses dénonciations des crimes contre la beauté, Ensor évoquait également le patrimoinede manière récurrente. Ainsi plaidait-il pour la préservation du Peperbusse, le nom que les Ostendais donnaient au seul vestige de l’incendie qui a ravagé l’église Saint-Pierre (Sint-Petruskerk), une tour romane surmontée d’une pointe et datant de 1438. Ensor a fait preuve du même activisme à propos d’une magnifique petite église du XIVe siècle: Notre-Dame-des-Dunes (Onze-Lieve-Vrouw-ter-Duinen) à Mariakerke, un édifice qu’il a abondamment peint et dessiné durant sa jeunesse. Vers la fin du XIXe siècle, la commune d’Ostende voulait démolir cette église afin de permettre à la ville de s’agrandir, un projet qui n’a finalement jamais été concrétisé. Cinquante ans plus tard, la même commune rendra hommage à Ensor avec des funérailles nationales, et c’est à côté de cette église, précisément, que sera établie sa dernière demeure.

Entretemps, le port maritime sur la rive est avait été cédé par la commune d’Ostende à deux agences immobilières spécialisées dans les biens d’exception. Côté ouest de la ville, on trouve sur la promenade un symbole de l’architecture de l’entre-deux-guerres, le Thermae Palace Hotel, flanqué des célèbres Galeries royales (Koninklijke Gaanderijen) construites au début du XXe siècle. Ces deux sites qui fleurissent sur les cartes postales se trouvent dans un état douteux depuis des décennies.

James Ensor n’était pas que le peintre de masques fou, en colère et solitaire que véhicule le cliché, mais il était également un rebelle authentique et visionnaire qui a utilisé tout au long de sa vie sa voix d’artiste et d’homme pour défendre et propager des valeurs humanistes et sociales encore d’actualité aujourd’hui: le souci du beau, des animaux, de la nature, du patrimoine et de la force créatrice de l’art.

Ensor a déjà influencé un grand nombre d’artistes mais outre son art, son engagement social, qu’il a exprimé de plusieurs de manières différentes, constitue lui aussi une source d’inspiration. Laissons Ensor-le-rebelle est une inspiration pour le futur.

Hendrik Tratsaert2

Hendrik Tratsaert

ancien rédacteur en chef de de lage landen

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