Miroir de la culture en Flandre et aux Pays-Bas

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La gilde marchande de Saint-Omer. Ou comment des ivrognes du nord de la France firent la renommée de la Flandre
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La gilde marchande de Saint-Omer. Ou comment des ivrognes du nord de la France firent la renommée de la Flandre

1100

«Mais si quelqu’un est venu à la potacio sans appartenir à la gilde, et qu’il soit surpris en train de boire ouvertement, il versera 5 sous ; ou bien qu’il achète le droit de la gilde sur-le-champ. De cette règle, nous dispensons les clercs, les chevaliers et les marchands étrangers.» Cette disposition fascinante n’en est qu’une parmi les vingt-sept «coutumes» que nous pouvons lire dans le plus ancien règlement d’une gilde de marchands du Moyen Âge des Pays-Bas. De manière assez étonnante, le texte montre peu d’intérêt pour les échanges en tant que tels. Il y est surtout question de boisson, et pas qu’un peu !

Les responsables politiques présentent aujourd’hui volontiers la Flandre comme une région économiquement forte, qui doit sa prospérité à ses exportations florissantes. Les racines historiques de cette position commerciale internationale plongent en réalité dans le Moyen Âge. À partir du XIe siècle, les Pays-Bas méridionaux se développent jusqu’à devenir le territoire urbanisé le plus puissant au nord des Alpes, le comté de Flandre formant son centre de gravité. À côté de Bruges, Gand et Ypres, des villes du nord de la France comme Arras, Lille et Saint-Omer font aussi partie du principal pôle de croissance de ce comté médiéval. La ville de Saint-Omer, en particulier, joue un rôle de pionnier.

Saint-Omer, en France, est aujourd’hui une petite ville assoupie du département du Pas-de-Calais. Au VIIe siècle, saint Omer y fonde une sorte de poste de mission qu’il installe sur une dune bordant les rives marécageuses de l’Aa. Pendant deux siècles, l’endroit reste un simple village religieux, où se développent l’abbaye Saint-Bertin et le chapitre des chanoines de l’église Notre-Dame. À la fin du IXe siècle, les ambitieux comtes de Flandre découvrent l’intérêt territorial de Saint-Omer. Le comte Baudouin Ier, dit «Bras de Fer», termine même ses jours comme moine à l’abbaye Saint-Bertin. Au cours du Xe siècle, un noyau urbain se forme peu à peu, et on voit apparaître un marché. Tout comme la jeune ville de Bruges, Saint-Omer est une ville portuaire importante, d’où le commerce avec l’Angleterre s’épanouit, bien que l’on note aussi rapidement d’intenses contacts avec le Saint-Empire romain germanique, des régions françaises méridionales et la Catalogne. Au début du XIIe siècle, la ville compte environ 4 000 habitants. Ceux-ci parlent alors encore le vieux néerlandais ; le passage à la langue française ne se produira qu’à partir de la fin du XIIe siècle.

Quantité de textes religieux, littéraires et savants illustrent le rayonnement culturel de Saint-Omer, jusqu’en Angleterre notamment. Au début du XIIe siècle, on y voit aussi émerger des auteurs qui prennent la plume pour chanter les louanges du comté. C’est aux alentours de 1111 que le chanoine Petrus Pictor rédige son De laude Flandriae, un poème dans lequel il loue la dynastie comtale.

Une dizaine d’années plus tard, un autre chanoine, Lambert de Saint-Omer, met un terme à son œuvre magistrale, le Liber floridus, un ouvrage encyclopédique richement illustré et compilant un ensemble de connaissances géographiques, astronomiques, religieuses, etc. Lambert accorde aussi beaucoup d’importance à l’histoire du comté et fournit en outre la plus ancienne représentation géographique connue de l’Europe, une carte sur laquelle il écrit littéralement pour la première fois le nom «Flandre». Si le monde dans lequel évoluent les comtes, les clercs et les moines nous est aujourd’hui bien connu, nous en savons toutefois encore peu sur les premiers citadins qui, à cette même période, jettent pourtant les bases d’une prospérité nouvelle et transforment le comté en une plaque tournante économique du nord-ouest de l’Europe.

Quelques références sporadiques dans des chartes, des chroniques ou des textes littéraires nous permettent de déduire que le commerce s’intensifie à partir du début du XIe siècle, époque à laquelle on voit aussi éclore quelques industries urbaines, principalement textiles. Cela n’a rien d’étonnant. Ce sont en effet les clercs qui écrivent alors encore pratiquement la totalité des textes et ils n’accordent guère d’estime au simple monde des profanes. Toutefois, nous disposons d’un document exceptionnel, les consuetudines gilde mercatorie, ou «Coutumes de la gilde marchande» de Saint-Omer, un texte qui nous offre un aperçu particulièrement passionnant des conventions, des mœurs et des préoccupations d’une jeune communauté citadine. Ces «coutumes» n’ont pas été conservées dans leur texte d’origine, mais elles ont été transcrites, pour une raison inconnue, dans un registre des échevins aux alentours de 1318. L’ensemble est à l’évidence une compilation de 27 dispositions écrites en plusieurs phases, mais dont la forme actuelle doit dater des années 1100.

Ces «coutumes» nous apprennent que les membres de la gilde proviennent aussi bien de l’intérieur des murs que des quartiers extérieurs de la ville (le suburbium), et qu’ils appartiennent à différentes paroisses. La gilde est dirigée par des « doyens » et ses réunions sont appelées «chapitres». Pour être membre, rien de plus simple : il suffit de payer le droit de la gilde et de se faire inscrire sur le cartulaire. Ce n’est pas un hasard si le mot «gilde» a étymologiquement la même origine germanique que le mot néerlandais «geld» («argent»).

Quels sont les éléments auxquels les membres de la gilde accordent de l’importance ? De manière assez étonnante, seules les trois premières dispositions de ces « coutumes » traitent réellement de commerce. Les membres affirment qu’ils n’offriront leur aide à un congénère que « s’il est molesté quelque lieu, s’il a perdu ses biens ou s’il est provoqué en duel ». Ils conviennent également de la manière dont seront fixés les prix, aussi bien entre eux qu’avec des marchands étrangers. La plupart des dispositions suivantes s’attardent en revanche en détail sur l’organisation de la potacio, deux jours de libation ayant lieu à intervalles réguliers.

Le scénario de la potacio semble en effet bien rôdé. L’événement se déroule à la halle de la gilde (gildalla dans le texte latin, un mot issu du langage populaire). La veille de la potacio, les doyens convoquent le chapitre et «y recommandent aux membres de la gilde de venir tranquillement […] et de se tenir mutuellement en paix pour tout fait ancien et nouveau». Les deux jours suivants voient alterner de nouveaux chapitres et les festivités proprement dites, qui se déroulent en soirée. Les membres de la gilde peuvent emmener un fils, un neveu ou un serviteur, moyennant le paiement d’un petit montant. Le clergé local est impliqué dans les festivités : les services religieux font partie du programme et le «gardien de Saint-Omer» prépare les reliques. Il n’est pas improbable que des chanoines comme Petrus Pictor et Lambert de Saint-Omer aient pu connaître ces jours de potacio.

Le règlement énumère les infractions punies au cours de la fête, les amendes variant de 10 deniers à 5 sous. Ceux qui ne sont pas membres de la gilde ne peuvent pas se rendre à la potacio pour y boire un verre ; seuls les clercs, les chevaliers et les marchands étrangers en ont la possibilité. Les chaussures en bois et les sabots sont interdits dans la halle de la gilde, de même que les insultes. Les participants ne peuvent pas se frapper du poing ni avec un pain ou une pierre ; ils ne peuvent pas non plus se lever en colère de leur siège. Il est également interdit de crier et de se lever une fois que la sonnette a retenti, mais aussi d’emporter un «vase plein de boisson hors de la halle de la gilde», d’arriver en retard ou de partir sans permission. «De toute “folie” en actes ou en paroles, commise pendant les deux jours de la potacio, on devra répondre devant les doyens et non devant un autre juge», ainsi que les bourgeois l’avaient établi au temps du châtelain Wulfric Rabel, aux commandes de la ville entre 1072 et 1083.

On précise ensuite les modalités de répartition des rations (ou « lots ») de vin supplémentaires. Les gardes surveillant les issues des portes, les serveurs, les huissiers de la salle, les malades, les femmes des membres hors du pays, tous les prêtres assistant aux vêpres et le gardien de Saint-Omer ont droit à un lot par nuit. Mais si «quelqu’un “est de noces”, la gilde ne sera redevable de son vin envers personne».

Enfin, les coutumes comportent encore trois dispositions de caractère plus général, qui visent à protéger la cohésion de la communauté. On aborde ici les questions du nombre de garants nécessaires en cas de prêt, on interdit aux étrangers d’emporter des armes à l’intérieur de la ville et on décide de l’affectation du reliquat d’argent, une fois la potacio terminée (cette somme sera utilisée afin de financer «des dépenses d’utilité commune, soit pour les places, soit pour les portes, soit pour le rempart de la ville»). Enfin, les « coutumes » exhortent les successeurs de la gilde «à prendre en pitié les pauvres et les lépreux».

Dans le nord-ouest de l’Europe, de telles associations sont connues depuis le haut Moyen Âge. À l’époque carolingienne, des auteurs se plaignent déjà de ces confréries locales, ou geldoniae, dans lesquelles les saints patrons (ou autrefois les dieux païens) sont vénérés, les morts commémorés, mais surtout dans lesquelles on organise d’infâmes beuveries. La gilde de Saint-Omer s’inscrit, sur bien des plans, dans la lignée de ces corporations du haut Moyen Âge. Elle affiche encore un caractère très ouvert. À la fin du XIe siècle, « marchand » est encore une catégorie de métier peu spécifique ; nombreux sont en effet les habitants qui peuvent vendre quelque chose et s’affilier à la gilde. Pourtant, l’identité de la gilde est inspirée de l’économie, ce qui témoigne d’une urbanisation naissante et d’une intensification des échanges commerciaux entre divers partenaires, non seulement à l’intérieur, mais aussi, et surtout, à l’extérieur du comté.

Dès lors, dans les « coutumes », pourquoi accorder tant d’importance à l’ancien rituel de la potacio, deux jours de fête au cours desquels d’énormes quantités de vin étaient ingurgitées ? La fonction sociale de l’ivresse est connue depuis l’Antiquité. Dans les Lois, Platon observe déjà que l’organisation de séances festives de beuveries est une manière inoffensive et bon marché de tester le caractère de ses congénères, mais aussi d’exercer sa propre maîtrise de soi. Par ailleurs, toujours selon Platon, les gens saouls révèlent beaucoup plus de choses à leur propos et il en résulte une meilleure connaissance de la nature humaine. Au XIe siècle, le rituel de la potacio continue de rassembler les citoyens, il renforce aussi la solidarité et permet aux membres de se tester. Connaître le caractère et le tempérament de chacun, quand vous faites du commerce avec quelqu’un, parfois dans des situations dangereuses et loin de chez vous, c’est aussi un moyen de se faire confiance, et cela revêt un grand intérêt. À travers les différents chapitres organisés pendant les deux jours, la potacio souligne aussi l’importance qu’il y a à se réunir. La gilde n’est pas seulement une confrérie économique, mais également un embryon d’organe politique qui sert l’intérêt commun. L’enchevêtrement de ces différentes fonctions ne survit cependant pas aux décennies suivantes.

Dès 1127, les ambitions politiques de la gilde glissent vers une nouvelle forme de solidarité urbaine : la «commune». Cette association de citoyens, qui ont prêté serment, parvient à hisser la prise de conscience juridique, déjà expérimentée auparavant au sein de la gilde, à un plus haut niveau. Après l’assassinat de Charles le Bon à Bruges, le nouveau comte Guillaume Cliton accorde une charte communale à l’élite bourgeoise de Saint-Omer. Ce document établit que le comte et les citoyens partagent dorénavant la souveraineté sur Saint-Omer. Un certain nombre de privilèges sont en outre octroyés aux citoyens. La gilde est également concernée : ses membres qui vivent à l’intérieur des murs sont exemptés de plusieurs impôts, tandis que la «monnaie de Saint-Omer» est partiellement instituée à son profit. Néanmoins, c’est désormais la commune, et non plus la gilde, qui forme le véritable corps politique.

Les fonctions commerciales remplies par la gilde marchande tombent entre les mains d’une nouvelle corporation, la «hanse» de Saint-Omer. Celle-ci apparaît aux alentours de 1155, lorsque le roi Henri II d’Angleterre accorde officiellement aux citoyens de Saint-Omer le droit de commercer sans limites dans son royaume. Le milieu se professionnalise et les importations, comme les exportations, connaissent alors une véritable expansion. Les plus anciens statuts de la hanse que nous avons conservés datent d’un peu avant le milieu du XIIIe siècle.

Ils sont rédigés en français et montrent clairement, contrairement à la gilde, le caractère exclusif de cette nouvelle association, qui représente surtout les intérêts étrangers de la riche élite des marchands.

La gilde continue de fonctionner jusqu’au XVe siècle, mais elle n’est plus qu’une simple confrérie en l’honneur d’Omer. En tant que forme de solidarité entre citoyens inspirée par la religion, elle reste importante tant pour les clercs que pour les profanes, mais elle ne représente rien de plus. Les habitants continuent-ils à célébrer la potacio à cette époque ? Nous ne pouvons l’affirmer ni l’infirmer. L’importance sociale des réceptions, des guindailles étudiantes et des fêtes d’entreprises lors desquelles nous partageons un verre avec nos semblables démontre cependant que les «coutumes» des marchands de Saint-Omer n’ont pas tout à fait disparu de notre culture.

Bibliographie :
Alain Derville, Saint-Omer des origines au début du XIVe siècle, Lille, Presses universitaires de Lille, 1995.
Georges Duby (dir.), Histoire de la France urbaine, vol. 2, « La ville médiévale », éditions du Seuil, « L’Univers historique », Paris, 1980.
Mark Forsyth, A Short History of Drunkenness, Londres, Penguin, 2017.
Adriaan Verhulst, The Rise of Cities in North-West Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.
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