La modeste renaissance des chambres de rhétoriques dans les Plats Pays
Elles ont fait leur apparition il y a plus de six siècles et si elles ont connu des temps plus florissants, les chambres de rhétorique n’ont pas disparu. Elles connaissent même un second souffle. Le journaliste Michiel Leen a passé quelques soirées dans la gheselscap goet ende fijn (l’excellente et bonne compagnie) d’amoureux de la langue et de la littérature qui, à l’heure des podcasts et du slam, brodent un nouveau chapitre de cette histoire déjà riche en créations artistiques.
«C’est un club philanthropique ou un truc de ce genre?» Le barman de l’hôtel brugeois où va se dérouler le quarantième congrès international des chambres de rhétorique lève les yeux de surprise alors que le hall de l’établissement se remplit d’une joyeuse compagnie gazouillante composée de dames et de messieurs distingués venus des deux Pays-Bas. Je lui réponds qu’il s’agit d’une assemblée de rederijkers, sans savoir si ce terme lui dit quelque chose. Or, c’est le cas: «Oh là là, les rhétoriciens! J’en ai entendu parler, mais ça remonte au secondaire. Ça existe toujours?»
Oui, ça existe toujours, à en juger par cette affluence à Bruges. Mais comme tout le monde n’a peut-être pas été un élève aussi attentif que notre futé barman, il n’est sans doute pas inutile de préciser deux ou trois choses au sujet des chambres en question. Je m’en suis remis à Willy De Meyer, défenseur depuis des décennies de la tradition rhétoricienne en Flandre; longtemps à la tête de la chambre brugeoise De Gezellen van de Heilige Michiel (Les Compagnons de Saint-Michel), il a transmis voici peu le flambeau à Raf Sypré.
De Meyer est une autorité. Un véritable rederijker. Je veux dire par là que si le journaliste que je suis est en mesure de fredonner les premiers vers de l’Egidius, ce classique chant médiéval dans lequel l’auteur déplore la mort de son ami: Egidius waer bestu bleven/ Mi lanct na di gheselle mijn/ Du coors die doot du liets mi tleven (Égide, où es-tu resté ?/ Tu me manques tellement, mon camarade/ Tu as choisi la mort, tu m’as laissé la vie), ça s’arrête là. Alors que De Meyer, ses consœurs et ses confrères le déclament sans achopper jusqu’au dernier vers… Dat was gheselscap goet ende fijn (Tu étais de bonne et d’excellente compagnie).
«Dans les Plats Pays, la rhétorique peut s’enorgueillir d’une tradition qui remonte au XVe siècle, m’explique mon interlocuteur. Les chambres sont nées au sein des guildes d’archers et d’arbalétriers: celles-ci organisaient de grandes fêtes qui nécessitaient le recours à des textes et à des divertissements. Cette activité poétique a peu à peu gagné en autonomie au sein de chambres dites ‘‘de rhétorique’’, séparées des guildes. Leur apogée se situe au XVIe siècle, époque à laquelle il y en avait dans ce qui est aujourd’hui la Flandre française, la Flandre belge et les Pays-Bas.»

© domaine public / Wikimedia Commons
«Dans un centre urbain comme Bruges qui rayonnait sur toute une contrée, une chambre principale patronnait celles des localités environnantes moins importantes. Leur histoire a connu des interruptions: ainsi, à l’époque napoléonienne, ce genre d’associations étant interdit, nombreuses sont celles qui ont disparu. D’autres ont perduré, mais avec des parenthèses plus ou moins longues au cours desquelles elles étaient en sommeil. Beaucoup ont évolué en se tournant vers des activités théâtrales. On en retrouve de nos jours un héritage dans l’annuel Landjuweel: s’il s’agit, sous l’impulsion de l’ASBL OPENDOEK, d’un tournoi pour des troupes de théâtre amateur, le terme landjuweel («joyau du pays» ou «joyau national») trouve en réalité son origine dans la tradition rhétoricienne: des tournois au cours desquels les différentes chambres de rederijkers s’affrontaient.»
L’objectif était de se dépasser pour faire mieux que les autres en matière de textes et de genres littéraires. La poésie des rhétoriciens est surtout connue pour les formes strictes qu’elle respecte –montrant une prédilection pour les sonnets et les rondels– ainsi que pour le respect d’exigences encore plus poussées, par exemple dans le cas de poèmes en forme de palindromes (vers qui peuvent se lire dans les deux sens) ou dans celui d’acrostiches (lues de haut en bas, les premières lettres des vers composent un mot ou un nom propre en rapport avec la teneur du texte).
Sortir de ses gonds
En œuvrant, les rederijkers ont contribué au prestige de leur cité. Mais cela n’allait pas sans de gros sacrifices. De Meyer se plaît à me narrer l’histoire de Het Roosjen (La Petite Rose): au XVIIe siècle, cette chambre de Tielt s’est absentée pas moins de six semaines pour défendre l’honneur de cette localité de Flandre-Occidentale lors d’un tournoi organisé à Gand, un esbattement qui a creusé un trou dans les finances communales dont les archives ont gardé la trace.
Les relations entre chambres de rhétorique et municipalités étaient souvent délicates et tendues pour d’autres raisons que les différends pécuniaires: ces compagnies étaient en effet avant tout des représentantes d’une bourgeoisie en train de s’émanciper; leurs critiques malicieuses de l’État et de l’Église pouvaient faire sortir les autorités de leurs gonds. Ainsi, à Anvers –pour ne citer qu’un exemple–, les édiles avaient fini par exiger de pouvoir entériner les textes de la chambre locale avant que ceux-ci ne soient récités ou interprétés. Le fiasco auquel on a assisté en 2022 –les cinq poètes représentant officiellement la ville ont démissionné après que l’un de leurs poèmes avait été refusé par la municipalité– a donc de lointains précédents.
Malgré tout, de ces rhétoriciens, l’histoire a surtout retenu une image: celle de joyeux lettrés auteurs de poèmes de circonstance. En témoignent le dicton rederijkers, kannekijkers (les rhétoriciens sont des frères de boisson qui aiment regarder le fond de leur verre) et certains tableaux de Jan Steen peuplés de fêtards en train de déclamer des vers.

© Philadelphia Museum of Art
«Pendant longtemps, leur poésie n’a pas été prise au sérieux à cause, justement, de cette perception des choses, m’explique Willy De Meyer. Il s’agissait d’un art populaire pratiqué, non par des professionnels, mais par des amateurs. Néanmoins, il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces chambres de rhétorique pour l’essor du néerlandais en tant que langue culturelle à part entière.» En effet, à partir du milieu du XVIe siècle, un mouvement apparaît dans les Pays-Bas tant méridionaux que septentrionaux –avec à sa tête certaines de ces chambres– qui entend revaloriser la langue afin de passer d’un idiome vernaculaire à un idiome «formalisé» facilitant, entre autres, la pratique de la science, des arts et de la littérature.
Depuis les années quatre-vingt du siècle passé, une association néerlando-flamande a remis en honneur la tradition des rederijkers, le point culminant étant un congrès annuel qui se tient alternativement en Flandre et aux Pays-Bas. À Bruges, on m’offre un aperçu de ce dont la rhétorique «classique» est à même de réaliser aujourd’hui. Le bonheur que procure l’emploi de la langue passe avant tout le reste. Il faut donc se préparer à entendre des déclamateurs en soutane donner leur remix de quelques impérissables strophes de Guido Gezelle, ou encore à ouïr d’interminables poèmes dans lesquels les plaisirs scabreux partagent le lit avec les rimailleries –combien de temps peut-on rester sans blesser la décence quand il s’agit de rimer sur des mots comme –si l’on transpose les exemples néerlandais en termes français– «bichon» ou «bredouille»?
les chambres de rhétorique ont joué un rôle dans l’essor du néerlandais en tant que langue culturelle à part entière
Malgré l’étalage de titres et de diplômes ou encore de médaillons et de décorations sur les toges, les rhétoriciens se distinguent plutôt par une absence de prétention. Les sonorités déclenchent des rires, les rimes font entendre leur ramage, les traits d’esprit ne sont jamais bien loin. Écouter ces cascades de mots en néerlandais est un véritable réconfort quand on songe à la tyrannie du dunglish, du flenglish ou du verkavelingsvlaams, ce mauvais néerlandais que beaucoup parlent en Flandre. Fait tout aussi important: les rederijkers ne se contentent pas de réciter des poèmes d’antan, ils composent textes et scènes contemporains.
La Vreugdendal
À Bruges, le congrès des rhétoriciens est de surcroît l’occasion de célébrer la «création» d’une chambre: dans la cité brabançonne de Breda, à l’initiative de Martin Rasenberg et du poète Bauke «Freiherr» van Halem, on a de fait redonné vie à la chambre de rhétorique Het Vreugdendal (La Valée des Joies). Faut-il prendre ce Freiherr au sérieux? La dernière personne à avoir revendiqué ce titre de noblesse allemande dans nos contrées poursuivait, voici un siècle, Biggles et ses amis dans le ciel du Westhoek à bord d’un triplan Fokker rouge. On sait comment les choses ont fini pour ce Manfred von Richthofen, alias le Baron Rouge.
Heureusement, le Freiherr van Halem se révèle être un personnage beaucoup plus affable que l’officier et aviateur allemand. Lui et Martin Rasenberg –lequel est par ailleurs administrateur du béguinage de Breda– ont décidé de ressusciter Het Vreugdendal dont les origines remontent à plusieurs siècles. Van Halem joue le rôle de factor, autrement dit de «directeur littéraire» de l’association. Ces messieurs, qui sont pour l’instant les deux seuls membres de la chambre, exhibent des médailles en argent inspirées d’un modèle datant de 1875.
L’histoire de cette institution illustre les fortunes diverses que nombre de ses sœurs des Plats Pays ont connues. «Au cours de son histoire, on l’a vue renaître au moins cinq fois de ses cendres, raconte Van Halem. La plus récente mention à son sujet figure dans un document de Breda datant de 1910 environ. Elle a ensuite été en sommeil jusqu’à ce qu’on décide de la faire revivre.» Pour y parvenir, et avant même de pouvoir se manifester, Rasenberg et Van Halem ont dû obtenir l’approbation des autres chambres rassemblées en une fédération. «Avant tout, expose le premier, il faut montrer que l’on a suffisamment de ressources pour faire vivre la chambre pendant une assez longue période et pour représenter la tradition rhétoricienne.» Ce à quoi ils sont parvenus: lors du congrès de Bruges, la nouvelle chambre a été solennellement admise au sein de la fédération.
Dans Factorale, une épopée en vers, Van Halem décrit les années grasses et maigres de Het Vreugdendal. «Dans cette poésie, j’essaie de m’extirper un peu du corset des formes. Ce qui est amusant, c’est de trouver des descriptions originales à l’intérieur des cadres admis. Les rhétoriciens sont parfois allés très loin dans l’invention de formes bizarres; pour ma part, je préfère me tenir à l’écart de cette tendance. Un acrostiche classique et un acrostiche que l’on peut lire dans les deux sens, voilà en gros ce que l’on trouve de plus audacieux dans mon livre.»

© Willy De Meyer
Quelle place ces messieurs voient-ils pour la rhétorique dans le paysage littéraire moderne, au milieu des festivals littéraires, des slams et des podcasts? «Pour nous, c’est la beauté de la langue qui prime. Nous voulons travailler cela tout en nous accrochant à notre tâche de manière traditionnelle. Cela dit, la langue n’est pas gravée dans la pierre. Nous, rhétoriciens, avons le sens de l’histoire et de l’héritage que nous souhaitons préserver, mais nous voulons aussi œuvrer de manière innovante.»
Il ne semble pas que l’on puisse de sitôt suivre une sorte de cours d’écriture créative inspirée de la manière des rederijkers. Cela supposerait de toute façon une affinité particulière avec le néerlandais et sa tradition littéraire. Un slam sur le modèle du XVIIe siècle n’est donc pas à l’ordre du jour. Cependant –à l’instar de sa devancière qui se manifestait lors d’événements officiels–, la nouvelle chambre de Breda participera dans cette même ville à l’annuelle Journée Nassau au cours de laquelle on met en avant l’histoire et du lieu et de ses liens avec la famille d’Orange.
Les rhétoriciens ont le sens de l’histoire et de l’héritage, mais ils veulent aussi œuvrer de manière innovante
La recherche de nouveaux membres a commencé. «Il est frappant de constater que ce sont souvent des juristes qui s’intéressent à notre activité, explique Rasenberg. Il s’agit bien entendu de personnes dont la profession suppose un travail quotidien sur la langue et qui maîtrisent l’art de la persuasion par la parole. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que seuls des juristes peuvent devenir membres. Nous recherchons des gens qui aiment jouer avec la langue, l’aspect ludique n’est pas à négliger.»
Le fait que le néerlandais recueille toujours moins d’attention dans l’enseignement préoccupe beaucoup les rhétoriciens. «Il n’y a pas si longtemps, une jeune fille sur le point d’entrer dans le secondaire m’a dit qu’elle suivrait les cours de néerlandais à contrecœur. Jamais personne ne lui avait expliqué ce que l’on peut faire lorsqu’on connait en profondeur une langue, ni à quel point pareille maîtrise peut procurer du plaisir. Dès qu’elle a commencé à y prendre goût, elle s’est montrée enthousiaste. C’est quelqu’un qui pourrait parfaitement rejoindre un jour notre chambre de rhétorique.»
La tradition à Vilvorde-City
Entretemps, dans des endroits que l’on ne soupçonnerait pas, la rhétorique est en plein essor. À Vilvorde, par exemple. Certes, «ici, l’air est saturé de mélancolie/ et tout pue à plein nez», ainsi que l’énonce la chanson Vilvoorde City (1975) que Kris De Bruyne a consacrée à la cité industrielle polluée. Pourtant, dans cette banlieue nord de Bruxelles, la chambre de rhétorique De Goubloem (Le souci officinal) est elle aussi en train de renaître de ses cendres. Il s’agit de la plus ancienne association culturelle de la ville: elle remonte à 1493!
Son histoire suit un chemin parsemé de hauts et de bas que beaucoup d’autres chambres ont emprunté. «Pendant de nombreuses années, De Goubloem a été pour l’essentiel un cercle dramatique, explique Luc Adriaenssens qui est à sa tête, l’appartenance à cette institution relevant pour lui d’une tradition familiale. Au cours des dernières décennies, on a ajouté deux éléments: on met en valeur le patrimoine de notre association, notamment une statue de Sainte-Anne datant de 1679, et on participe, avec notre géant, à l’ommegang historique de Bruxelles, ce cortège folklorique qui propose une reconstitution de la Joyeuse Entrée de l’empereur Charles Quint dans la ville en 1549.»

© degoubloem.be
À cette occasion, les membres revêtent des costumes traditionnels et mettent le cap sur la capitale pour commémorer l’événement en question. La personne qui est à la tête de la chambre se pare d’un braak, un collier argenté datant de 1624. Malgré l’aspect commémoratif, De Goubloem entend donner un tour moderne à ce thème ancestral.
Après la pandémie, les rhétoriciens de Vilvorde ont décidé de remettre la littérature à l’honneur sous la forme de soirées littéraires qui établissent un lien entre la langue (poésie, prose, théâtre, etc.) et leur ville telle qu’elle est aujourd’hui. «Si l’on examine l’histoire des rederijkers, m’explique Luc Adriaenssens, on constate que c’est la question de la langue qui rassemblait ces derniers; leurs textes et les pièces de théâtre qu’ils jouaient sur une scène mobile contenaient cependant des critiques sociales et des commentaires qui, grâce à l’art oratoire, trouvaient un exutoire.»
Rendez-vous a été pris non dans une salle médiévale, mais dans un café animé à deux pas de la Grand-Place de Vilvorde. Au programme: Marjan Justaert, journaliste et podcasteuse du quotidien flamand De Standaard, ainsi que Lieven Miguel Kandolo, auteur et activiste. Présentateur: Lucas Vanclooster, poète et ancien journaliste de la VRT, le radiodiffuseur public flamand. Un peu de musique et le tour est joué. Les thèmes abordés sont résolument d’actualité. Kandolo parle de Yaya na Leki, le livre qu’il a écrit avec Moussa Don Pandzou sur ses expériences en tant que jeune Vilvordois aux racines congolaises. Il parle des bienfaits de la diversité devant un public ni jeune, ni vieux, presque exclusivement blanc.
Justaert explique comment, en tant que journaliste et nouvelle habitante de la commune, elle regarde celle-ci. Bien que voisine de Bruxelles, Vilvorde ne fait pas partie de la capitale. C’est la localité des Pjeirefretters (mangeurs de viande de cheval, surnom des habitants) et d’aspirants djihadistes (Vilvorde est la localité belge qui a accueilli le plus grand nombre de combattants partis en Syrie), de traumatismes industriels (la fermeture de l’usine Renault en 1997) et de foires annuelles exubérantes.
En mettant l’accent sur l’actualité et la non-fiction, cette rencontre est une excursion quelque peu atypique pour les rhétoriciens de Vilvorde sortis de leur sommeil. Lors de rencontres précédentes, la littérature occupait une place plus importante encore. Le poète local Jurgen Masure a célébré en ces termes la résurrection de la chambre De Goubloem: «De 1793 jusqu’à ici et aujourd’hui/ goubloem était trésor en chambre/ l’histoire de la Senne dans la langue fleurie/ à laquelle on tient/ si ingénieusement déclamée/ un idéal d’art oratoire.»
Patrimoine immatériel
En Flandre, depuis 2017, la culture des rederijkers est considérée comme un patrimoine immatériel. Cela oblige les associations au sein desquelles ces derniers se regroupent à s’engager dans la conservation et l’entretien de ce dont les chambres ont hérité, à se manifester en public et, si possible, à ramener à la vie des chambres en sommeil. Comme pour nombre de clubs et d’amicales, le plus grand défi actuel, c’est de recruter de nouveaux membres pour succéder aux têtes grisonnantes.
En attendant, la génération en place semble beaucoup s’amuser –rederijkers, kannekijkers, n’est-ce pas? Ce n’est donc pas tout à fait une surprise si le dîner partagé à la fin du congrès brugeois se prolonge au point que le quiz Belgique-Pays-Bas tombe finalement à l’eau. On le reporte à l’année suivante, à Breda, chez les nouveaux confrères de Het Vreugdendal.
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