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arts

La pression du présent sur l’art ancien

Par Samuel Mareel, traduit par Caroline Coppens
17 mars 2025 16 min. temps de lecture

Deux approches de l’art et de la culture se disputent aujourd’hui la priorité: d’une part, une demande pour plus de diversité, de durabilité et de démocratisation et, d’autre part, un appel à plus de fierté pour notre histoire et nos traditions. Toutes deux considèrent très nettement le passé, notre art et notre patrimoine à partir du présent. L’art ancien n’a-t-il donc un avenir que s’il peut être directement et clairement relié à aujourd’hui? C’est la question que pose Samuel Mareel, conservateur de l’art des XVe et XVIe siècles.

En 2015, le Rijksmuseum d’Amsterdam a acheté au baron français Eric de Rothschild, conjointement avec le Louvre, un double portrait peint par Rembrandt. Il représente Marten Soolmans, marchand de sucre émigré d’Anvers à Amsterdam pendant la révolte des Gueux, et son épouse Oopjen Coppit. Malgré son prix d’achat astronomique de cent soixante millions d’euros, cette acquisition a été accueillie positivement aux Pays-Bas. «Ils sont le Siècle d’or!», a déclaré le quotidien Het Parool, citant l’heureux directeur du Rijksmuseum, Taco Dibbits, «deux riches vingtenaires qui, après leur mariage, se sont laissés peindre par Rembrandt, l’artiste le plus prospère et le mieux payé de la ville la plus grande et la plus importante de la République des Pays-Bas.»

La presse et le public étaient fiers que le Rijksmuseum et l’État néerlandais aient réussi à réunir l’argent nécessaire pour ramener ce patrimoine aux Pays-Bas. Seul le fait que les Pays-Bas devraient en partager la propriété avec l’État français a suscité une certaine déception.

En 2021, le Rijksmuseum achètera une autre œuvre de Rembrandt à la même famille de Rothschild. Cette fois, il s’agira d’un seul tableau, un autoportrait du peintre en porte-drapeau, pour cent soixante-quinze millions d’euros. Mais les parallèles s’arrêtent là. La presse néerlandaise est largement négative à l’égard de cet achat. «Avons-nous besoin d’un autre Rembrandt?», s’interroge le Volkskrant. C’est déjà le quarante-cinquième dans un musée néerlandais et le vingt-troisième au Rijksmuseum. N’y a-t-il donc pas d’autres artistes dans l’histoire de l’art néerlandais, des femmes par exemple, ou des personnes de couleur? Et cent septante-cinq millions d’euros, c’est presque dix fois le budget total d’acquisition des musées néerlandais en 2020. «Une telle somme ne serait-elle pas mieux employée à soutenir les artistes néerlandais contemporains, les “Rembrandt de demain”?», s’interrogeTrouw. L’un des experts interrogés se demande également si Rembrandt est toujours un «symbole de notre identité nationale, qui est aujourd’hui un peu plus multiculturelle. Les Néerlandais d’aujourd’hui voient-ils encore Rembrandt comme un symbole des Pays-Bas?»

Diversité, participation et durabilité

Que s’est-il passé entre 2015 et 2021 pour que l’attitude de la presse néerlandaise change à ce point à l’égard de l’acquisition de deux tableaux très similaires du XVIIe siècle? Comment l’art de Rembrandt est-il passé en six ans d’un objet de fierté nationale à un symbole d’une monoculture blanche, élitiste et masculine?

Les questions soulevées après l’achat de 2021 ne sont pas neuves. Dès le milieu des années 1980, les Guerrilla Girls aux États-Unis ont dénoncé, par le biais d’affiches portant la légende Do Women Have to Be Naked to Get into the Met. Museum? le fait que dans la section d’art moderne du Metropolitan Museum of Art de New York, les femmes représentaient moins de cinq pour cent des artistes exposés, mais quatre-vingt-cinq pour cent des personnes représentées nues dans une œuvre d’art.

Pourtant, l’appel à une plus grande diversité et à une représentation démocratique semble avoir pris de l’ampleur précisément entre 2015 et 2021. Cela s’est produit non seulement dans l’art moderne et contemporain, mais aussi dans le monde de l’art ancien, qui est habituellement un bastion de la tradition et de la continuité. La raison principale, bien sûr, doit être recherchée dans l’actualité, plus précisément au cours de la période 2015-2021, alors que certains événements importants ont aiguisé la conscience et la sensibilisation à des thèmes tels que la diversité, la représentativité, l’inclusion et l’écologie à grande échelle et à l’échelle internationale, tels que #MeToo, la pandémie de covid et Black Lives Matter.

La pénétration de ces thèmes dans le monde de l’art ancien et des musées ne s’est certainement pas limitée aux Pays-Bas. L’appel à une plus grande diversité et à une utilisation plus démocratique des fonds publics dans la politique culturelle, ainsi que la perception sous-jacente d’une grande partie de l’art comme étant encore trop élitiste, blanche et masculine, trouvent également un écho dans le domaine plus large des musées internationaux. Le Conseil international des musées (ICOM) est un indicateur intéressant à cet égard. Depuis sa création en 1946, cette association professionnelle propose une définition de ce qu’est un musée. Cette définition est régulièrement mise à jour. L’évolution entre les deux dernières versions est révélatrice. L’avant-dernière (celle de 2007) définissait un musée comme «une institution permanente sans but lucratif au service de la société et de son développement, ouverte au public, qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité et de son environnement à des fins d’études, d’éducation et de délectation.» En 2022, c’est devenu:

Un musée est une institution permanente, à but non lucratif et au service de la société, qui se consacre à la recherche, la collecte, la conservation, l’interprétation et l’exposition du patrimoine matériel et immatériel. Ouvert au public, accessible et inclusif, il encourage la diversité et la durabilité. Les musées opèrent et communiquent de manière éthique et professionnelle, avec la participation de diverses communautés. Ils offrent à leurs publics des expériences variées d’éducation, de divertissement, de réflexion et de partage de connaissances.

L’évolution de la définition de l’ICOM entre 2007 et 2022 va dans le même sens que les réactions à l’acquisition des Rembrandt par le Rijksmuseum entre 2016 et 2021: plus de diversité, de participation et de durabilité.

Fierté

Outre l’appel international à plus de diversité, de durabilité et de démocratisation dans le secteur des musées, une deuxième tendance frappante a été observée en Flandre ces dernières années. Depuis 2014 -année où le Rijksmuseum a entamé les négociations pour l’achat de Marten et Oopjen- à 2024, cette région était gouvernée par une coalition de nationalistes flamands (N‑VA), de chrétiens-démocrates (CD&V) et de libéraux (Open Vld) au sein de laquelle la N‑VA était le parti le plus important et fournissait également le ministre-président. La culture, qui comprend notamment le patrimoine et l’art ancien, était et est toujours un fer de lance important pour la N-VA. Dans le gouvernement Bourgeois (2014-2019), la compétence en matière de tourisme était l’apanage du ministre N-VA Ben Weyts. Entre 2015 et 2019, Tourisme Vlaanderen a investi soixante-quinze millions d’euros dans ce que l’on appelle des «projets touristiques à effet de levier». Des initiatives autour de l’art ancien et des «Maîtres flamands» ont été généreusement dotées à cet égard.

De 2019 à 2024, outre le tourisme, le portefeuille de la culture a également été confié à un ministre N-VA, le ministre-président Jan Jambon lui-même. Le passage sur la culture dans l’accord de coalition flamand trahissait clairement l’orientation nationaliste flamande:

La culture est l’ADN des Flamands. Nous avons hérité des générations précédentes une culture riche qui nous inspire aujourd’hui et nous ouvre une fenêtre sur le monde. Nous faisons de la Flandre une nation forte et sûre d’elle-même, dont les Flamands et les visiteurs peuvent être fiers, avec une attention portée à son riche éventail culturel. La culture, c’est aussi le patrimoine, les loisirs et même la diplomatie internationale. La Flandre ne pourra briller que si sa culture rayonne. Les maîtres flamands –du passé et d’aujourd’hui, et dans toutes les directions artistique– doivent devenir la vitrine de la grandeur de la Flandre.

Les intentions culturelles du gouvernement Jambon, pour qui le passé et l’art qu’il a produit sont avant tout une source de fierté et d’inspiration, se sont traduites par un certain nombre d’initiatives concrètes, telles qu’un canon flamand et FAAM, un musée virtuel de la Flandre.

Au cours de la période 2015-2021, certains événements importants ont aiguisé la conscience et la sensibilisation à des thèmes tels que la diversité, la représentativité, l’inclusion et l’écologie, tels que #MeToo, la pandémie de covid et Black Lives Matter

Il serait erroné d’opposer a priori les appels à plus de diversité, de durabilité et de démocratisation dans le secteur des musées, d’une part, et les initiatives des deux derniers gouvernements flamands visant à rendre les Flamands plus familiers et plus fiers de leur passé et de leur patrimoine, d’autre part. La diversité et la durabilité étaient également des préoccupations majeures du ministre de la Culture Jan Jambon (au moment de la rédaction de cet article, il n’y avait pas encore de nouveau gouvernement flamand).

Pourtant, les deux approches de la culture ne se rejoignent pas tout à fait, et une certaine polarisation est même perceptible. Ces contradictions ont été nettement mises en évidence par l’ouvrage Over woke (Sur le wokisme, Borgerhoff & Lamberigts, 2023) de Bart De Wever. Dans ce livre, l’actuel premier ministre de la Belgique, alors président de la N-VA et bourgmestre d’Anvers, dénonce le fait que ce qu’il appelle «l’élite intellectuelle» divise trop la société en auteurs et en victimes. Le résultat n’est pas la fierté de sa propre culture et de sa propre histoire, que De Wever considère comme si importante, mais la honte et une véritable guerre d’autodestruction.

Un présent unique

Malgré leurs contradictions, l’appel à plus de diversité, de durabilité et de démocratisation dans les arts, d’une part, et l’appel à plus de fierté pour notre histoire et nos traditions, d’autre part, partagent également une caractéristique importante: ils abordent tous deux le passé et notre patrimoine en se plaçant résolument dans le contexte du présent. Dans un cas, le passé est mis à l’épreuve des valeurs et des normes qui sont au cœur des préoccupations de notre société contemporaine, telles que le genre, la diversité et l’écologie; dans l’autre cas, le passé est censé donner au présent un éclat glorifiant et créer un sentiment d’appartenance.

Le passé est toujours interprété à partir du présent. C’est le regard contemporain qui ajoute une structure à une masse essentiellement chaotique de données historiques et de reliques matérielles, assurant ainsi leur préservation. Le regard contemporain est la colle qui rassemble les fragments du passé pour en faire l’histoire.

Pourtant, le poids du présent sur notre intérêt historique n’est pas toujours égal. À certaines époques, le poids du présent sur le passé semble plus lourd qu’à d’autres. «Car c’est une image irrécupérable du passé qui menace de disparaître avec chaque présent qui ne s’est pas reconnu comme prévu dans cette image», écrivait le philosophe allemand Walter Benjamin. Malgré sa portée à première vue universelle, cette affirmation est profondément ancrée dans le moment où Benjamin l’a écrite, au début de l’année 1940, dans son ouvrage Über den Begriff der Geschichte (Sur le concept d’histoire). Les années entre la Première et la Seconde Guerre mondiale ont été marquées en Allemagne par une succession de révolutions, des développements technologiques majeurs et l’émergence de la métropole moderne de Berlin. Pour de nombreux penseurs allemands de l’époque, cela a créé le sentiment d’une époque unique et, surtout, d’une rupture avec l’histoire et la tradition. Il y avait un sentiment de vivre dans un «maintenant» unique, que Walter Benjamin a appelé le Jetztzeit.

L’expérience du Jetztzeit de Benjamin, le sens du présent comme un moment qui ne s’inscrit plus dans le continuum de la tradition, est reconnaissable dans la prise de conscience qui s’est accrue parmi une partie de la population aujourd’hui: il existe des formes d’injustice enracinées dans notre culture, en particulier à l’égard des minorités dans la société. Cette prise de conscience est souvent désignée par le terme woke. La tradition et l’idée que certaines choses doivent être acceptées parce qu’elles nous ont été transmises par le passé sont en grande partie ce à quoi s’oppose le woke. De nombreuses personnes estiment que notre tradition, par exemple dans la manière dont les minorités sont traitées, a atteint une sorte de point de rupture.

Le contraste entre l’intérêt pour l’art ancien et l’art contemporain montre à quel point l’expérience de la Jetztzeit est également présente dans les arts aujourd’hui. Le marché de l’art est un indicateur intéressant à cet égard. En 2022, seuls cinq pour cent du montant total dépensé pour des œuvres d’art dans les salles de vente aux enchères concernaient des maîtres anciens (œuvres datant d’environ 1300 à 1800). Quarante-cinq pour cent ont été dépensés pour l’art d’après-guerre et à l’art contemporain, et les 50% restants à l’art des impressionnistes et à l’art moderne. Le New York Times a titré à ce sujet: «Obsédés par le présent, qui a le temps pour les maîtres anciens?»

Les raisons de l’intérêt limité pour l’art ancien lors des grandes ventes aux enchères relativisent quelque peu le caractère dramatique de la situation, tout en étant révélatrices. C’est un groupe très restreint et très spécifique qui achète des œuvres d’art dans ce contexte. Les acheteurs les plus actifs et les plus fortunés se trouvent en Asie ou sont des technomillionnaires de la côte ouest des États-Unis. Ces personnes sont géographiquement et culturellement plus éloignées des épisodes de l’histoire européenne, de la mythologie classique ou de la Bible souvent représentés dans les œuvres des maîtres anciens. De plus, il s’agit d’un groupe qui perçoit les idées de classe sociale, de genre et de race exprimées dans une grande partie de l’art ancien comme démodées et souvent carrément offensantes. L’art contemporain n’est pas nécessairement plus diversifié, mais il a une plus grande aura de modernité, est plus à la mode et contient souvent des références explicites à notre époque.

Art ancien et diversité

L’art ancien a toujours davantage la cote dans les musées que sur le marché de l’art. Les trois institutions les plus visitées au monde (le Louvre, les musées du Vatican et le British Museum) présentent principalement de l’art et du patrimoine anciens. Les expositions monographiques d’artistes masculins chrétiens comme Jan van Eyck ou Johannes Vermeer continuent d’attirer des visiteurs en masse. Pourtant, ce sont manifestement les personnes âgées qui se montrent intéressées par l’art et le patrimoine anciens. Les musées d’art contemporain attirent nettement plus les jeunes. Il y a donc fort à parier que la tendance à l’accroissement de l’intérêt pour l’art contemporain qui se manifeste sur le marché de l’art finira par se manifester également dans les musées.

En Flandre, les musées d’art ancien se montrent tout sauf insensibles à l’intérêt accru de notre société pour le présent et au réflexe qui en découle de considérer le passé à partir du présent. Il est désormais très courant de combiner l’art ancien et l’art contemporain dans une exposition transhistorique. Il existe également une tendance claire à la diversification des présentations. Ainsi, les artistes féminines des Pays-Bas méridionaux, telles que Michaelina Wautier, Clara Peeters, Catharina van Hemessen ou Maria Faydherbe, font de plus en plus souvent l’objet d’expositions. Les musées intègrent également, dans la mesure du possible, leurs œuvres dans les expositions permanentes.

La diversification des œuvres montrées est fascinante et nécessaire, mais les possibilités offertes par l’art ancien sont beaucoup plus limitées que celles de l’art contemporain. Fin 2022, l’historienne de l’art britannique Katy Hessel a publié The Story of Art Without Men (L’histoire de l’art sans les hommes), une étude de l’histoire de l’art européen ne présentant que des artistes féminines. Le titre fait référence à l’ouvrage d’Ernst Gombrich The Story of Art (L’Histoire de l’art, 1950). La première édition de cet ouvrage ne présentait pas une seule femme artiste –il s’agissait donc bien d’une histoire de l’art sans femmes. Ce faisant, Katy Hessel défend un point de vue tout à fait pertinent. Son livre montre de manière convaincante l’importance des femmes dans l’histoire de l’art et combien il est incompréhensible que leur travail ait été à ce point négligé par le passé.

Il est plus fructueux pour les musées de rendre l’art ancien plus diversifié et plus pertinent aujourd’hui en diversifiant les personnes impliquées dans son fonctionnement, plutôt que les objets exposés

Bien entendu, Hessel présente également des femmes parmi les maîtres anciens. Mais une différence notable avec le livre de Gombrich est qu’à la page 110 (sur 450 environ), Hessel a déjà atteint la fin du XIXe siècle. La période de 1500 à 1600 occupe tout au plus dix pages (abondamment illustrées). Dans la première édition de Gombrich, en 1600, le lecteur a déjà plus de la moitié du livre derrière lui. L’art ancien, dans le schéma de Hessel, devient un prélude à un phénomène qui s’avère particulièrement pertinent à l’époque moderne. C’est dans ce sens que son premier chapitre a reçu le titre significatif de «Paving the Way» (Préparer le terrain). Une «histoire européenne de l’art sans les Blancs» aurait vraisemblablement abordé l’an 1900 plus tôt encore que le livre de Hessel.

Il est plus fructueux pour les musées de rendre l’art ancien plus diversifié et plus pertinent aujourd’hui en diversifiant les personnes impliquées dans son fonctionnement, plutôt que les objets exposés. En collaborant avec différents groupes sociaux, les musées apportent de nouvelles perspectives aux œuvres d’art anciennes. Le MSK de Gand, en étroite collaboration avec la communauté LGBTQ+ locale, organise une promenade à travers l’exposition permanente du musée, mettant en lumière l’histoire queer qui est littéralement accrochée aux murs du musée, mais qui n’a jamais été racontée auparavant. Radio Bart permet aux visiteurs du KMSKA de se plonger dans une œuvre d’art spécifique en discutant avec une personne aveugle ou malvoyante.

Les collaborations avec des personnes racisées et n’étant pas d’origine occidentale montrent que l’art ancien est souvent plus polysémique qu’une approche critique et idéologique ne le laisse supposer. En 2022, au musée de l’Hôpital Saint-Jean à Bruges, la Belgo-Nigériane Otobong Nkanga a fait dialoguer son œuvre avec des pièces historiques de la collection des musées de Bruges. Cela a permis de mettre en lumière les rapports de force historiques inégaux entre l’Europe et l’Afrique, mais aussi une culture partagée (littéralement par le biais du commerce) autour des textiles, des teintures et des épices. En 2023, dans la nouvelle présentation du musée Hof van Busleyden de Malines, la conservatrice Magali Elali a créé une contre-voix avec des œuvres de jeunes artistes de couleur. Ces œuvres ont mis en lumière la nature élitiste de l’art bourguignon-habsbourgeois et ont fait écho aux voix oubliées et rebelles de personnages souvent représentés en marge des œuvres d’art.

Un pays étranger

L’art du passé et les musées dans lesquels il est exposé n’ont-ils un avenir que s’ils peuvent être directement et clairement reliés aux préoccupations du présent? Pas forcément. Le point de vue de Walter Benjamin, cité plus haut, selon lequel le passé n’a de valeur que dans la mesure où il fait appel à des préoccupations de son temps, n’est pas le seul possible. Le passé peut être attrayant non seulement parce qu’on y reconnaît les siens, mais aussi en raison de sa différence, de son étrangeté. Cette caractéristique est souvent désignée par un terme du philosophe français Emmanuel Levinas: l’altérité. Levinas la définit comme «le caractère de ce qui est autre». L’Autre échappe souvent à notre compréhension, car nous ne pouvons jamais le réduire entièrement à nous-mêmes.

Levinas pensait à l’altérité principalement en termes de personnes, mais cette notion s’applique également à l’histoire. L’expression la plus célèbre est peut-être une citation tirée du roman The Go-Between (1953) de l’écrivain britannique L.P. Hartley: «Le passé est un pays étranger; on y fait les choses différemment». La comparaison est encore très éclairante pour aujourd’hui, car nous semblons généralement plus indulgents à l’égard de l’autre des pays étrangers qu’à l’égard de l’autre du passé. Les énormes différences sociales en Inde ou la place des femmes dans certains pays musulmans sont généralement considérées comme faisant partie de la culture, et sont donc à respecter (dans certaines limites, comme celles des droits humains). Mais le rôle important de la religion, la prédominance de l’homme et du blanc dans l’art du passé semblent de plus en plus faire obstacle à l’appréciation de cet art.

Que notre rapport au passé et aux musées qui en exposent des vestiges matériels particuliers redevienne moins une promenade dans notre propre jardin qu’un voyage dans un pays étranger, riche et fascinant, mais aussi substantiellement différent.

Samuel Mareel

conservateur de l’art des XVe et XVIe siècles au KMSKA (Musée royal des Beaux-Arts) d’Anvers

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