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histoire, société

Quand la Flandre fait boum: la Belgique francophone se penche sur «Le Canon de la Flandre»

25 octobre 2023 11 min. temps de lecture

Avec un objectif de base quasi inatteignable sur papier, la Flandre est parvenue à faire son Canon: un condensé de son passé, sa culture et son histoire sociale en soixante «entrées» sur des faits, dates, œuvres d’art et artistes, sans oublier les grandes personnalités. Le projet avait suscité attentes et réserves à son lancement, mais qu’en est-il à l’arrivée? Est-ce une démarche à suivre pour les autres communautés ou régions de la Belgique? Nous avons contacté quelques historiens et journalistes belges d’expression française.

En mai 2023, après quatre ans de discussions et de rédaction, il était enfin prêt: De Canon van Vlaanderen (Le Canon de la Flandre), un livre et un site Internet contenant une liste de soixante «fenêtres» qui s’ouvrent sur des personnages, des faits, des lieux ou des coutumes et qui visent à dresser un miroir de la Flandre telle qu’elle est: historiquement, géographiquement, socialement et culturellement.

Le Canon, dont l’inspiration vient du Danemark et des Pays-Bas, entame sa chronologie dans la lointaine période glaciaire, encore très éloignée de ce qu’on appelle aujourd’hui la Flandre. Il se termine par la région et la communauté très composites que nous connaissons de nos jours, avec des entrées telles que la pilule, la lintbebouwing (l’urbanisme très critiqué qui se développe le long des chaussées), le festival Rock Werchter ou le mot typiquement flamand goesting (envie). De la Constitution belge, très libérale, au Congo belge et à la collaboration, des migrations au mariage homosexuel et de la bible culinaire qu’est le très populaire Ons Kookboek (Notre livre de cuisine) à Jacques Brel: le Canon surprend par son ouverture et sa diversité.

Car il faut bien le dire: le résultat final n’est pas le brûlot nationaliste ou identitaire que les critiques avaient redouté. Un comité d’experts et d’universitaires indépendants s’est assuré que la sélection des thèmes, des données et des faits, repose sur des bases scientifiques et historiques solides, et non pas, par exemple, sur des préférences idéologiques ou politiques de quelque sorte que ce soit.

Mais ces craintes-là, bien réelles, font preuve néanmoins de l’âpreté de la discussion qui a été menée en amont de la publication. Le fait que le parti nationaliste flamand N-VA, du ministre-président de la Flandre Jan Jambon, ait initié le Canon et que sa rédaction ait même fait partie des négociations gouvernementales, donne au projet un cachet indéniablement politique. À en juger par les innombrables réactions négatives de la presse, de l’opinion et du milieu universitaire, le Canon frôlait la récupération politique, dans le but implicite d’arracher un peu plus la Flandre à la Belgique. Inutile de dire qu’en Belgique francophone aussi le projet avait éveillé les soupçons.

Mais lors de sa présentation officielle, sur l’ancien site minier de Genk, le nouveau-né, un volumineux ouvrage de 300 pages, s’est finalement révélé moins orienté qu’on ne le craignait. Ainsi, le président du comité d’experts Emmanuel Gérard (professeur émérite de la KU Leuven) a souligné qu’il s’agissait bel et bien du «Canon de la Flandre», et non du «Canon flamand». Le ministre-président Jambon et le ministre flamand de l’Éducation Ben Weyts n’ont rien affirmé d’autre. La forme du livre et du site web était, elle aussi, surprenante: pas de couleurs jaune et noir, pas de lions griffus, mais plutôt une mise en page fraîche avec un contenu surprenant.

Réactions mitigées

«Le Canon
ne s’est pas révélé le pamphlet nationaliste redouté par certains au nord et au sud de la frontière linguistique», reconnaît l’éditorialiste en chef du quotidien Le Soir, Béatrice Delvaux. «Au contraire, le résultat final montre une œuvre assez moderne et accessible, ce qui contredit les soupçons initiaux. Certains nationalistes ont peut-être même été déçus.»

Et Delvaux, qui qualifie les soixante entrées d’«originales» et de «diverses», de saluer le fait, qu’en plus, le Canon a été créé dans un cadre ouvert et démocratique, qui «a permis la discussion, confié le choix des thèmes à des personnalités courageuses dont l’indépendance était garantie, et où une presse libre a bien fait son travail. En d’autres termes, la rédaction du Canon était devenue l’affaire de la société civile».

Béatrice Delvaux: La meilleure manière de déproblématiser certains aspects du Canon de la Flandre est peut-être de le confronter à d'autres Canons. Un Canon belge, bruxellois, francophone, wallon ou belgo-marocain, pourquoi pas?

L’auteur et journaliste Alain Gerlache, bien connu en Belgique francophone et en Flandre, donne, lui aussi, un avis plutôt favorable à l’ouvrage, véritable best-seller en Flandre. «Au centre se trouve l’histoire, non pas l’identité flamande, constate-t-il. Ce Canon respire la diversité et la tolérance, contribue à la mémoire collective et propose également une bonne introduction pour ceux qui ne viennent pas de Flandre. Le Canon ne prétend pas non plus que la Flandre actuelle serait la somme ou le point final prédéterminé de tous les faits, lieux ou traditions décrits. Même si des aspects importants pour la Flandre sont mis en avant, je n’y lis aucun démenti de la Belgique.»

Malgré ces constats, Gerlache ne voit les réserves francophones que «partiellement» désamorcées. «Si le contenu du Canon est libre de tout soupçon, le fait que cette initiative vienne du monde politique ne l’est pas», observe-t-il.

Ou, comme le formule Béatrice Delvaux: «Le fait que ce projet soit soutenu par un parti et un gouvernement nationalistes et que dans un premier moment, il ne vienne pas de la société civile, mais du monde politique, contrairement à ce qui a été le cas aux Pays-Bas, reste un point faible. Les personnes qui n’ont pas l’occasion de voir le Canon de près l’attribueront peut-être à la N-VA et le parti lui-même pourra présenter l’œuvre comme un trophée. Même si ce n’est pas le cas pour l’instant, le politique peut encore instrumentaliser le Canon

L’historienne Chantal Kesteloot du Centre d’étude guerre et société (CegeSoma) est, elle aussi, plutôt critique. «Bien que le Canon soit un exercice légitime qui prend ses distances par rapport au discours identitaire et nationaliste, il en ressort quand même une lecture très flamande de l’histoire. Pour donner un exemple: la manière dont est décrite la nuit sanglante de Louvain, durant laquelle cinq militants pour le suffrage universel ont été tués par les forces de l’ordre, en 1902, montre une survalorisation de la version “flamande” des faits: certains éléments historiques y sont présentés comme flamands sans préciser que, du côté wallon aussi, des gens ont lutté et sont morts pour le droit de vote.»

Par ailleurs, Kesteloot souligne que la Flandre peut se permettre cette teneur autocritique et non identitaire du Canon justement parce qu’elle est suffisamment sûre d’elle. «La Flandre était prête à mener à un tel projet. Pour être efficace, le Canon
se devait aussi d’être crédible. En même temps, il a tendance à faire comme si la moitié sud du pays n’existait pas. Si le Canon ne se fixe pas un objectif de nation building classique et s’il est loin du langage explicitement nationaliste que l’on pouvait trouver dans certaines œuvres des années 1970, il le reste implicitement».

Plus qu'une histoire flamande

Cela étant dit, le Canon est une œuvre bien plus approfondie que Het verhaal van Vlaanderen (L’Histoire de la Flandre), une série télévisée diffusée sur la chaîne publique flamande VRT qui a passionné les téléspectateurs tous les dimanches soir de janvier à mars 2023. Certes très réussie, mais assez commerciale et historiquement plutôt unilatérale, elle s’est vu allouer des sommes très conséquentes par le gouvernement flamand.

«Je suis plutôt bon public pour ce genre de productions», avoue le philosophe et sociologue Jean-Michel Chaumont (UCLouvain, chaire Hoover d’éthique économique et sociale). Selon lui, Het verhaal van Vlaanderen est une série «bien foutue» qui contient «tous les ingrédients d’une bonne série Netflix». Mais «elle présente aussi de grosses imprécisions, qui pourraient induire en erreur un public non averti».

Ainsi, le fait que le présentateur Tom Waes ait explicitement qualifié de «génocide» le massacre des Éburons d’Ambiorix par les troupes de Jules César, épisode important de la guerre des Gaules, et ait porté négligemment le nombre de victimes à un million (les estimations maximales pour la campagne totale, de 58 à 51 av. J.-C., parlent d’un million de personnes tous peuples confondus, ndlr), fait tout de même mauvaise figure, signale Jean-Michel Chaumont.

«En fait, on évoque l’idée que, il y a plus de 2 000 ans, il existait déjà un peuple dans lequel les Flamands actuels peuvent se reconnaître», note le philosophe. «Si vous voyez ensuite comment, depuis vingt à trente ans, les génocides ont tendance à être invoqués comme une circonstance atténuante pour certains comportements répréhensibles -Israël ou les Lettons en sont des exemples typiques- j’y vois un certain glissement.»

Un autre exemple retient l’attention du professeur Chaumont: l’énumération des morts de la Deuxième Guerre mondiale en Belgique. «14 490 victimes membres de la résistance, 29 250 Juifs et Tziganes déportés, 19 000 civils bombardés, 9700 militaires et… Des travailleurs forcés ainsi que des “collaborateurs” décédés au service du régime nazi. Leur nombre n’est pas précisé, mais puisque le total est donné ensuite de 80 000 victimes, on en déduit que ce groupe comprend 7 560 personnes. Ainsi membres de la résistance et victimes des génocides nazis figurent sur la même liste que, par exemple, les SS belges, wallons ou flamands, décédés sur le front russe. Ceci eût provoqué un tollé il n’y a pas si longtemps. Or, à ma connaissance, personne n’y a réagi. C’est subtil, mais pour certains amalgames, il existe aujourd’hui une permissivité inédite.»

Jean-Michel Chaumont: «Het verhaal van Vlaanderen» est une série «bien foutue» qui contient «tous les ingrédients d'une bonne série Netflix»

Sans se prononcer sur le contenu et les objectifs du Canon, Chaumont propose qu’une étude de réception soit réalisée pour mesurer son impact réel. «Ce qui m’intéresse dans cette histoire, c’est peut-être avant tout de savoir comment les familles flamandes en parlent à table, chez elles. Et quelle lecture elles en font.»

Un «Canon» avant des «Canons»?

La Flandre a emprunté son idée du Canon au Danemark et aux Pays-Bas. Et si les Belges francophones faisaient de même et proposaient leur propre Canon?

Alain Gerlache, qui au moment de la rédaction du présent article préparait la sortie de son livre Het verhaal van Wallonië (L’Histoire de la Wallonie), ouvrage à destination d’un public néerlandophone et qui veut rompre avec les visions stéréotypées, ne le voit pas arriver de sitôt. «Contrairement à la Flandre, la Belgique francophone, avec une composante bruxelloise et une composante wallonne, n’a pas d’identité très prononcée, pas d’identité en tout cas qu’il faille nécessairement mettre en valeur, estime-t-il. La Wallonie, c’est notamment à la fois Liège, qui se sent assez singulière, le Hainaut occidental, qui tend vers le nord de la France et la Flandre-Occidentale, le Brabant wallon, très proche de la Capitale, le Luxembourg très rural, ou encore, l’est de la Belgique, germanophone, qui se verrait bien devenir une région aussi.»

Outre le fait qu’aucun budget ne pourrait probablement être dégagé pour un tel projet, Chantal Kesteloot ne pense pas non plus qu’un Canon francophone puisse voir le jour prochainement. «Bruxelles a toujours été un obstacle pour le mouvement wallon, il y a de nombreux aspects que Bruxelles et la Wallonie ne partagent pas.»

Un Canon belge alors? Même pas, craint Kesteloot: «Dans l’émission “Les plus grands Belges”, diffusée séparément en Belgique francophone et néerlandophone (en 2005, ndlr), nous avons clairement vu à quel point les deux listes des noms préférés étaient différentes, les francophones et les néerlandophones constituant deux sociétés très distinctes. Un Canon commun ne me paraît pas très plausible.»

Pas même à l’approche de 2030, lorsque l’on célèbrera le 200ᵉ anniversaire de l’indépendance de la Belgique? Non, juge Chantal Kesteloot, qui voit principalement se développer des initiatives dans les sphères scientifiques et académiques, avec une forte inflexion régionale. «Ce fut aussi le cas lors des commémorations pour les 175 ans de la Belgique. On avait réussi à y raccrocher le wagon régional par l’opération 175 / 25.»

Philippe Van Parijs: Il n'y a rien de problématique à un tel projet, tant qu'il reste à l'écart du nationalisme exclusif

Le philosophe et économiste Philippe Van Parijs (UCLouvain) est plus optimiste quant aux opportunités d’un Canon pour les autres entités du pays. Dans un article sur le site d’information anglophone The Brussels Times, Van Parijs écrit que «ce que la Flandre s’est sentie légitime à faire, les autres composantes de l’État fédéral peuvent également l’entreprendre. En tant que communautés démocratiques dotées de compétences considérables, les régions wallonne et bruxelloise devraient, elles aussi, tenter de renforcer leurs identités respectives, en faisant revivre et en diffusant l’histoire séculaire de leurs territoires, en racontant l’histoire plus récente et la façon dont ces régions sont devenues ce qu’elles sont aujourd’hui.»

Il n’y a rien de problématique à cela, signale Van Parijs, tant que le projet reste à l’écart du nationalisme exclusif.

La meilleure manière de déproblématiser certains aspects du Canon de la Flandre est peut-être de le confronter à d’autres Canons, estime pour sa part Béatrice Delvaux. «Un Canon belge, bruxellois, francophone, wallon ou belgo-marocain, pourquoi pas? Ce qu’il faut éviter à tout prix, c’est un Canon unique qui traduirait une sorte de pensée unique. Plus nous avons de Canons, moins ils pourront être exploités politiquement.»

De Canon van Vlaanderen in 60 vensters (Le Canon de la Flandre en soixante fenêtres), Borgerhoff en
Lamberigts, Gent, 2023.

Depuis novembre 2024, la version française intitulée Soixante fenêtres sur la Flandre est disponible aussi chez Borgerhoff en Lamberigts. Il est également possible de consulter le site en français.

Cet article a initialement paru dans Septentrion n° 8, 2023.
Lode delputte

Lode Delputte

journaliste indépendant

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